pexels cottonbro 62181311Le jeu permet-il d’apprendre à faire société et à en imaginer d’autres ? Une recherche 1 présentée dans le cadre d’un colloque international organisé par la Haute École Libre Mosane (HELmo) 2, interrogeant la solidarité au sein de notre société, s’est penchée sur l’usage du jeu par les professionnel·les de l’animation et de la formation socioculturelles exerçant dans le secteur de l’éducation permanente. Cet article aborde les résultats de cette étude articulés autour de deux axes constitutifs de l’utilisation de ce type d’outil, à savoir le fait qu’il permet de « faire société » et de « refaire société » 3.

 

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Le jeu comme liant social

Nous commençons par la conception du jeu de société envisagé comme moyen de fabriquer du lien social, car c’est sans doute celle qui se base le plus directement sur le fonctionnement du jeu en lui-même. En effet, fréquemment, les interviewé·es mettent en avant que « jouer » est une expérience primordialement sociale :
« Créer du lien, on va dire ça de créer du lien, je le constate aussi bien dans la famille qu’au niveau professionnel. Pour moi, ce sont vraiment des moments où les gens se retrouvent, arrêtent ce qu’ils font et sont ensemble. Et donc les jeux de société permettent ce genre de choses. » (Joëlle4, animatrice, association contre les violences familiales) 
Ce qui est souligné dans cet extrait, c’est la capacité intrinsèque de l’objet « jeu » qui permet de faciliter des interactions entre les individus où émergent des liens de sociabilité 5. Bien sûr, le jeu implique une co-présence de personnes réunies dans un but commun 6. Toutefois, les interviewé·es vont plus loin dans leur appréciation du jeu, car ils le voient comme un « lubrifiant social » 7, c’est-à-dire un outil qui peut contribuer à instaurer et/ou fortifier la cohésion et la confiance au sein d’un groupe :
« On utilise aussi le jeu pour souder le groupe autour du projet, donc on a plusieurs objectifs. En fait, en jouant, c’est le plaisir, la collaboration. » (Virginie, animatrice, association travaillant sur des thématiques écologiques).
Outre son utilisation comme amorce « d’être ensemble » 8, le jeu de société peut aussi servir d’intermédiaire pour intégrer au mieux les participant·es au cadre plus général d’une activité. De fait, par le détour du jeu, il s’agit d’apporter du rythme et un dynamisme à une activité dont on perçoit que, sans lui, elle en manquerait ou s’essoufflerait. En tant qu’outil, le jeu permet donc de faire fonctionner l’activité de façon optimale, facilitant toujours les échanges, mais ici dans le but de « faire ensemble » 9, c’est-à-dire d’œuvrer à la raison pour laquelle les participant·es sont réuni·es.
Toutefois, il est nécessaire de garder en tête qu’il ne suffit pas que les individus soient « côte à côte » pour qu’émerge un sentiment d’appartenance permettant une cohésion sociale « localisée ». D’où le fait que cette lubrification des activités par le jeu se conçoive aussi par l’animateur·rice sur le long terme. Pour ce faire, il est nécessaire de comprendre et partager des repères communicationnels : objets porteurs de sens, règles, statuts assignés aux joueur·ses et les rôles s’y rattachant, etc. Dès lors que ces repères partagés concernent plusieurs activités, ils constituent finalement un développement de compétences sociales qui est aussi une motivation à utiliser le jeu pour nos interviewé·es.
En soi, ce n’est donc pas le jeu de société lui-même, automatiquement, qui permet la construction d’une cohésion sociale localisée au sein du groupe. Il s’agit plus particulièrement de l’usage que le professionnel en fait en raison de sa logique plutôt orientée sur de la légèreté d’apparence, de l’amusement partagé, ainsi que de la mise en action de l’individu, et ce dans une finalité précise : honorer une activité impliquant un apprentissage de compétences sur une thématique.

Imaginer d’autres sociétés

Le jeu peut donc être utilisé pour amorcer la rencontre, mais également pour baliser les échanges entre les individus de façon à ce qu’ils puissent se coordonner selon une ligne directrice et aboutir à la réalisation d’une finalité commune.
Or, prendre part à une activité collective nécessite a minima de s’extirper de son intérêt individuel pour œuvrer à un intérêt commun 10 ; 11 (jouer ensemble), ce qui implique de pouvoir se mettre à la place d’autrui, même si ses conditions d’existence et de pensée sont très différentes. Cette compétence sociale, nos répondants estiment qu’elle est apportée par le jeu de société, comme l’illustre cet extrait où un jeu abordant l’univers du narcotrafic, dont la mécanique se base sur celle du Monopoly, est utilisé lors d’une activité :
« On est soit grossiste, soit policier, soit juge en tant qu’animateur, et eux ils sont soit consommateurs soit dealeurs (...) Mais je me dis là, ça permet au moins aux joueurs de mettre les baskets d’un consommateur et de voir, de vivre, de vivre la consommation, de vivre, de se rendre compte, d’apprendre ne fût-ce que certains produits. » (Joseph, animateur, service de réduction des risques en matière de substances psycho-actives).
Cet extrait reflète que le jeu peut contribuer à être en « empathie » a minima par l’amorce d’une co-présence avec autrui, car son dispositif participatif amène plusieurs individus à partager leur « soi » avec d’autres 12. En effet, en plus de comprendre les règles du jeu, les participant·es ont besoin de comprendre autrui pour composer avec leur « soi » de joueur en vue de progresser dans le jeu, même si la mécanique implique une défaite ou une victoire individuelle. Cet autrui, en plus d’être physiquement présent, peut aussi être médié via le jeu par une représentation, comme dans le cas des consommateurs et des dealeurs de drogue.
La rencontre du vécu expérientiel d’autrui n’est toutefois pas une finalité en soi, mais plutôt le vecteur conduisant à un processus réflexif aspirant à ce que les participant·es puissent amener des connaissances sur une thématique en vue de les convertir en compétences répondant à la logique de citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires propre à l’éducation permanente 13. Cet aspect explique la seconde motivation relayée par nos résultats : le jeu permet d’aller à la rencontre de l’autre dans une perspective aspirant à imaginer d’autres sociétés.

Une normativité emboitée

Les motivations qui sous-tendent l’usage du jeu témoignent que les professionnel·les sont conscient·es que son utilisation ne jaillit pas d’une manière spontanée et informelle par désir de jouer sans « balises ». De ce fait, tant l’outil-jeu que l’activité au sein de laquelle il est utilisé agissent comme des cadres qui impliquent auprès des individus des attentes et des obligations, donc des règles qui permettent de guider leurs conduites au travers des interactions 14. Ces règles ne s’élaborent pas par pur plaisir, mais bien parce qu’elles permettent d’œuvrer au maintien d’un ordre social 15. Cependant, une particularité est de mise, car l’usage du jeu de société implique un « emboitement » des cadres : celui du jeu lui-même, émergeant par l’outil-jeu, dont l’ordre social maintenu se traduit par le déroulement effectif du jeu, qui prend place dans un autre cadre, celui de l’activité d’animation / de formation. Cette normativité emboitée génère le fait que, lorsque le jeu commence, le·la participant·e, en plus d’être usager·ère, devient joueur·se. Un statut, un rôle et une fonction lui sont donc attribués, l’amenant à intérioriser d’autres règles, celles du jeu, pour comprendre ce qu’il doit fournir comme contribution attendue : 
« À partir du moment où les gens disent “ ok, je vais jouer ”, ils sont contraints de mettre de la bonne volonté. Une fois qu’on s’assied et qu’on dit “ ok j’accepte les règles du jeu ”, ça crée une sorte d’entente préalable sur laquelle on peut bâtir ensuite d’autres animations. Et à partir du moment où les gens ont été convaincus de jouer le jeu, c’est plus facile de les amener ensuite vers une activité qui peut être moins amusante, qui peut être un peu plus dans la réflexion. » (Alexandre, animateur, association travaillant sur les thématiques liées au couple, à la famille et à la sexualité).
« Par exemple, le jeu de l’oie avec les enfants, c’est des verbes à conjuguer, il y a parfois je vais dire “ ah beh, vous devez faire uniquement des phrases négatives ”. Puis je me rends compte que c’est la “ cata ” et puis je dis maintenant, on change, on ne fait que des phrases positives. Donc voilà, je fais un jeu plus simple pour que ça fonctionne mieux. Mais alors là donc, j’adapte, j’adapte. Et comment... Et même si dans ma séquence pédagogique, j’avais prévu de faire ça, tant pis. L’objectif, c’est pas des séquences pédagogiques, l’objectif, c’est que ma formation soit pertinente, et qu’ils apprennent quelque chose ! » (Madeleine, formatrice en alphabétisation).
Si ces extraits soulignent la « normativité emboittée » des cadres, nous observons aussi qu’en cas de balbutiement en matière d’intériorisation des règles, l’engagement du·de la participant·e s’en trouve altéré, ce qui vient, en conséquence, gripper la mécanique du jeu et obstruer la dynamique du groupe, donc fragiliser la cohésion sociale localisée ainsi que l’emmagasinement des connaissances du public. D’ailleurs, le professionnel, même lorsque le jeu commence, garde une fonction « d’encadrant », permettant aux participant·es de se rappeler les règles, de les intérioriser, mais aussi de les simplifier de manière à ce que le groupe s’inscrive dans un climat propice à la progression en vue de faire face aux divers freins, comme le matérialise le schéma ci-dessus (fig.1).

Conclusion : ouverture vers la société

En gardant constamment l’œil et le cap sur la finalité concrétisant la philosophie de leur association, les acteur·rices que nous avons interrogé·es se confrontent en définitive aux obligations et attentes issues de l’action socioculturelle organisée. Ils et elles mobilisent leur sensibilité et leurs ressources personnelles d’une part, et leur expérience professionnelle d’autre part pour gérer les cadres emboités du jeu, de l’activité ainsi que celui, plus « macro », de l’institutionnel. 
D’ailleurs, les prescrits décrétaux de l’Éducation permanente favorisent directement ces entrecroisements par ce souhait formalisé d’ouvrir sa pratique dans l’espace public  :
1. Dans le cadre du projet « ANPRAJEU : Faire société » (HEL, 2022), 49 entretiens de type semi-directif ont été réalisés auprès de professionnel·les dans les Provinces de Liège, de Namur, du Luxembourg, du Brabant Wallon & de la Région Bruxelloise. Quant à la méthodologie d’analyse, les chercheurs ont procédé à un traitement du matériau par deux cycles de codage débouchant sur la construction de catégories centrales. J. SALDAÑA, The Coding manual for qualitative researchers, 2016 et M. SAVIN-BADEN et C. MAJOR, Qualitative research : the essential guide to theory and practice, 2013.
2. Haute École Libre Mosane et Haute École Léonard de Vinci, avec le soutien de la Maison des Sciences de l’Homme de l’Université de Liège, Sommes-nous des êtres solidaires ? Liège, 2022.
3. B. DUPONT, V. LA PAGLIA, E. SARLET, J. -E. BARBIER, A. MESSINA et V. TACQ, « Faire société, refaire société : usagers motivés du jeu de société en animation et formation socioculturelles », in Colloque : Sommes-nous des êtres solidaires ?, 2022.
4. Tous les noms utilisés sont fictifs en vue de garantir la confidentialité des personnes.
5. G. D. NGUYEN et V. LETHIAIS, « L’impact des réseaux sociaux sur la sociabilité. Le cas de Facebook », Réseaux, 2016, n° 1, pp. 165-195.
6. J.-E. BARBIER, « Construire le cadre du jeu : pratiques d’engagement lors de parties de jeux d’édition », Sciences du jeu, 2018, n° 10.
7. W. CRIST, A. DE VOOGT et A.-E. DUNN-VATURI, « Facilitating interaction : Board games as social lubricants in the Ancient Near East », Oxford Journal of Archaeology, 2016, vol. 35, n° 2, pp. 179-196.
8. J. CHARLES, Les conditions de la participation, marqueurs de la vulnérabilité du participant, 2012.
9. Ibid.
10. B. DERBAIX, Pour une école citoyenne : vivre l’école pleinement, Bruxelles-Paris, La boite à Pandore, 2018.
11. M. BERGER et J. CHARLES, « Persona non grata. Au seuil de la participation », Participations, 2014, n° 9, pp. 7-35.
12. C. BOULANGER et C. LANÇON. « L’empathie: réflexions sur un concept», Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique, Vol. 164, n° 6, Elsevier Masson, 2006.
13. Conseil de la Communauté française, op.cit.
14. E. GOFFMAN, Les rites de l’interaction, Paris, Les Éditions de minuit, 1974
15. Ibid
16. Conseil de la Communauté française, op.cit.« Ça ne peut pas être de l’éducation permanente, entre guillemets, reconnue  comme telle si on n’arrive pas avec une prise de parole sous quelque forme que ce soit dans l’espace public. Ça ne peut pas rester de l’entre-soi (...) Donc, même si les gens, évidemment, “ parlent de ”, utilisent leur vie et évoquent leur vécu, il y a un moment où on transforme celui-ci pour en faire quelque chose de collectif qui va aller dans l’espace public d’une façon ou d’une autre. » (Joëlle, animatrice, association contre les violences familiales).
Cette ouverture vers la place publique est une clé nécessaire à la transmission des savoirs. D’ailleurs les jeux de société créés ou adaptés par ces organisations sont censés voyager au sein du secteur. Cependant, les résultats de l’étude montrent que dans les faits, ces outils-jeux sont peu utilisés hors de leurs contextes de création. En effet, les jeux ont été développés en fonction des objectifs, du public et des thèmes abordés, et parfois même des besoins locaux de l’organisation. Les répondant·es gèrent ce paradoxe par un « remix » de jeux existants via leurs connaissances en expériences ludiques ainsi que via leurs pratiques professionnelles : ils intègrent le jeu venu d’ailleurs dans leur processus de conceptualisation afin d’aboutir, de test en test, à un résultat satisfaisant au regard des spécificités de leurs terrains.
Par ces aller-retours entre les professionnel·les et le public, mais également entre les professionnel·les et le secteur, nous pouvons conclure que le « faire société » se retrouve de manière inéluctable dans le « refaire la société » quand on considère le retour vers le monde extérieur en tant que première étape nécessaire d’un processus d’acquisition de compétences. #

Chercheurs à (1) Hénallux & HEL,
(2) KULEuven et HEL
(3) Stagiaire à UCLouvain et Chercheur·ses à (4)HE2B
(5)ULiège et HEL, (6)HE2B

 

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