Les mesures de restrictions diverses imposées par les pouvoirs publics aux secteurs culturels et aux travailleurs et travailleuses des arts pour contrer le Covid-19 ont mis en lumière de nombreuses réalités qui questionnent le fait syndical, et même le « faire syndicat ». C’est en dehors des cadres classiques, dans des initiatives telles que « Still standing for Culture » que ces travailleurs ont organisé la défense de leurs intérêts. Qu’est-ce que cela dit des relations entre les organisations syndicales et le secteur culturel ? Un rapprochement des deux est-il envisageable ? Souhaitable ? Et à quelles conditions ? Éclairage.
Consacrés « non essentiels » et facteurs de risques vitaux, devenus invisibles ou non entendus, les travailleurs et travailleuses des arts n’ont pourtant bénéficié que beaucoup plus tardivement et modestement, des solidarités fédérale, régionales, communautaires. Dans les moments importants, la Culture était peu représentée, tant du côté politique que de la concertation sociale, et fut donc victime collatérale des rapports de force politiques, peu favorables à son égard 2.
Si la réalité culturelle n’était un océan de précarité émaillé de quelques icebergs d’opulence, le tout globalement subsidié par les pouvoirs publics de manière importante 3, le fait syndical pourrait passer son chemin. Mais il y a un intérêt syndical majeur à promouvoir la Culture en tant qu’outil d’éducation populaire visant son autonomisation par l’apprentissage de la critique et la compréhension de l’autre, de soi et des relations entre eux. La Culture et ses travailleurs, travailleuses, précaires viennent également questionner les organisations syndicales dans leurs capacités à les représenter, à porter la voix de leurs intérêts, à les intégrer dans des luttes et défenses d’intérêts professionnels et interprofessionnels, sectoriels et solidaires. Car oui, ni les organisations syndicales dans le cadre étroit de la concertation sociale, ni les partis politiques présents dans les coalitions gouvernementales et réputés proches des milieux de la culture comme le PS et ECOLO, n’ont su défendre à la hauteur des besoins, en cette période de crise sanitaire, les intérêts des travailleurs et travailleuses des arts.
Hors des lignes
La Culture s’est d’ailleurs surtout organisée en dehors des cadres existants et des organisations syndicales. De cette manière, des fédérations professionnelles, anciennes et nouvelles, ainsi que des réseaux, tels « Still standing for Culture », se sont mis en dialogue avec les pouvoirs publics. D’abord pour obtenir des mesures de chômage temporaire accessibles aux travailleurs et travailleuses des arts, victimes du premier confinement du printemps 2020. Puis contre les mesures sanitaires discriminantes, la Culture, à la manière de « Santé en lutte », s’est organisée, a manifesté, a occupé des lieux culturels symboliques, a travaillé dans l’interdit. Elle a pris son droit d’interpellation politique pour défendre ses intérêts. Cependant, à la différence de « Santé en lutte », qui agit dans un secteur très organisé syndicalement et dont les syndicats mènent activement le dialogue avec les pouvoirs publics, l’écosystème culturel est lui peu intégré au fait syndical, ou celui-ci est perçu de manière peu favorable par les travailleurs et travailleuses en lutte. Les actions ont donc surtout été des instruments de pression politique plus ou moins bien accordés aux discussions menées au sein des divers gouvernements et au niveau fédéral en premier lieu. Le fait syndical a été mis de côté.
Ce ne sont pas les syndicats qui porteront atteinte aux mesures de restrictions ne visant plus que les secteurs culturels l’hiver 2021, mais bien un micro-collectif de travailleurs-producteurs des arts. Inquiet de ne pouvoir jouer sa première production théâtrale 4, ce collectif a introduit un recours en annulation des mesures restrictives auprès du Conseil d’État. Ce ne sont pas les syndicats qui ont été associés aux discussions gouvernementales dites démarche « WITA 5 » avec les secteurs des arts sur le « statut d’artiste » qui n’est pourtant qu’une exception au régime du chômage, supposé être géré paritairement… Les organisations syndicales ne joueront en effet leur rôle que par le biais de la demande d’avis consultatif au Conseil national du Travail sur un projet de réforme du statut d’artiste issu de discussions informelles entre les cabinets et des fédérations professionnelles et experts de terrain et des administrations.
Ce sont pourtant bien les organisations syndicales qui, comme organismes de paiement, se voient empêtrées dans la hausse vertigineuse de dossiers chômage introduits à la faveur de la crise et qui, concernant les artistes, ne peuvent que déplorer les dégâts. De nombreux affiliés et affiliées se plaignent du service rendu. Non seulement les syndicats ne sont plus assez perçus comme les représentants des travailleurs et travailleuses des arts, mais en plus, il se dit qu’ils ne savent même plus rendre le service « chômage » qui est le plus souvent la première motivation de l’affiliation syndicale des artistes. Dans le cadre des débats sur leur protection sociale à améliorer, le bruit court alors au sein de certaines fédérations professionnelles qu’en fin de compte, les syndicats ne défendent pas les artistes, et ne veulent pas d’un statut amélioré pour la Culture. « Même les libéraux et les fédérations patronales seraient plus disposés à entendre les besoins du secteur » me glissa à l’oreille un responsable d’une fédération professionnelle importante et fortement associée aux débats sur le statut avec le gouvernement fédéral.
Un rapprochement en vue ?
Syndicats et artistes, meilleurs ennemis du monde, en parade amoureuse ne débouchant, au mieux, que sur des flirts passagers et de convenance lors des moments charnières de grandes « réformes » ? C’est le plus probable, mais tant du côté syndical que du côté des travailleurs et travailleuses des arts, on peut espérer une prise de conscience et un sursaut vers une relation plus durable. Voyons d’abord la raison de cette éclaircie puis les nœuds qu’il faudra dénouer pour la maintenir.
Il faut d’abord relever que le projet initial gouvernemental de réforme du statut d’artiste, fort bien accueilli par les fédérations professionnelles ayant participé aux travaux, a été torpillé diplomatiquement fin décembre 2021 par le Conseil national du Travail. Celui-ci, de manière globalement unanime entre interlocuteurs sociaux, critique alors un projet peu solidaire, mal ancré dans la sécurité sociale et qui s’apparente à une allocation de base pour privilégié·es sans financements liés. Le plus troublant étant la notion même de travailleur, travailleuse des arts qui reste mystérieuse et dont l’extension mal définie aux travailleurs techniques ouvrirait la porte à la déstructuration de l’ensemble des secteurs culturels et conventions collectives, sans pour autant offrir de solution à la problématique large de l’intermittence qui dépasse les travailleurs des arts.
Le plus croustillant est que ce projet, acquis de haute lutte, fut évidemment remanié dans le cadre des débats au sein de la majorité gouvernementale si bien que le projet final est, à l’heure d’écrire ces lignes 6, contesté par des fédérations professionnelles, telles que l’ATPS ou encore l’Upac-t 7, qui avaient participé aux travaux « Wita », et par toutes les organisations syndicales, francophones à tout le moins 8. Les conditions d’octroi et de maintien du statut ne garantissent pas un accès facilité, si ce n’est sans doute pour les jeunes au sortir des écoles d’art. Ensuite, l’ouverture aux métiers techniques est loin d’être garantie. Enfin, la réforme de la Commission des arts, dont le rôle est renforcé, souffre déjà de la critique d’être « juge et partie » – par sa composition réformée en vue d’asseoir une parité de présence des acteurs culturels eux-mêmes – et d’un manque de transparence et de juste représentativité. Si l’aboutissement proche de cette réforme tant attendue déçoit, à quelque chose malheur est bon, cette déception peut contribuer à réintégrer les travailleur·ses en lutte dans un cadre syndical qui a d’autres atouts que les plateformes, dont celui de la durée...
Pas sans un travail préalable
Pour ce faire, il faudra dénouer certains nœuds et clarifier certaines attentes. Oui, l’organisation syndicale doit entendre les besoins spécifiques des travailleurs et travailleuses des arts, notamment sur ce qui relève de la qualité du service « chômage », en franchissant probablement davantage le cap de la spécialisation et en offrant des portes d’entrée uniques pour ses affilié·es artistes, qui n’ont pas à éprouver la grande complexité des organisations syndicales. Elles le font, lentement mais surement.
L’organisation syndicale doit mieux faire place en son sein à la parole de terrain, comme s’y essaie la nouvelle CSC Culture 9 qui réunit en un instrument syndical les forces de toutes les organisations et services francophones. La CSC Culture vise notamment à assurer davantage de fluidité. Peut-être est-ce le moyen de mieux communiquer avec l’affilié·e « chômeur » sur les conventions collectives de secteur qui permettent, par exemple, la mise en place d’une représentation syndicale le temps de projets de courte durée dans le secteur audiovisuel. Encore faut-il faire entendre que les lieux de productions culturelles sont aussi des lieux de conflits entre travailleurs et « producteurs – donneurs d’ordre », mais qu’ils peuvent l’être différemment que dans le secteur des big pharma, même si les inégalités ne sont pas moins choquantes par ailleurs...
Ensuite, il faudra davantage aller chercher la parole de terrain loin des assemblées préexistantes qui réunissent celles et ceux qui sont déjà bien dans la « place » ; soit le vieux et constant défi syndical qui consiste à poursuivre la lutte sociale pour les « outsiders » avec les « outsiders » et non avec les seuls « outsiders » devenus « insiders ». C’est jusqu’ici ce que la CSC Culture tente de mettre en œuvre, en ayant par exemple ouvert au grand public, y compris aux non affilié·es, ses assemblées de construction de ses positions.
Ceci ne suffira pas. Car du côté des travailleurs et travailleuses des arts, des attentes doivent également être clarifiées. Ainsi, peut-on continuer de revendiquer de l’exception au régime de chômage, assurant une non-dégressivité et une allocation supérieure sans revendiquer ces améliorations pour d’autres formes d’intermittence, sans lutter pour celles-ci ? Peut-on continuer à revendiquer une amélioration de sa situation matérielle sans revendiquer un juste financement de ses améliorations en visant également ses propres secteurs ? Les secteurs culturels sont également touchés par de grandes inégalités et les syndicats peuvent difficilement revendiquer des améliorations ciblées sans assurer le financement de ces améliorations par les secteurs concernés sachant qu’ils en ont bien souvent les moyens. Pour le dire autrement, les travailleurs et travailleuses des arts sont-ils capables de solidariser leurs luttes ? Sont-ils capables de s’intégrer au combat collectif, de mettre leurs énergies et créativités au service de causes qui les dépassent, en montrant l’exemple par des acquis qui feront contribuer leurs propres secteurs, leurs propres riches 10 ?
Et si les travailleurs et travailleuses des arts et les organisations syndicales ne faisaient-elles pas finalement face au même obstacle commun : comment transformer la lutte des places en une lutte des classes ?
Luca Ciccia Conseiller – CSC francophone
Crédit photo : Maison culture de Tournai
1. L’auteur s’exprime à titre personnel.
2. Voir « Travail culturel, service essentiel : un secteur professionnel sous pression », Revue Politique, n° 117, Sept. 2021, https://www.revuepolitique.be/revue/travail-culturel-service-essentiel/
3. Les soutiens sont directs et nombreux, par le biais d’opérateurs publics et parapublics, par le financement d’opérateurs culturels non marchands, par le « statut d’artiste », par la quasi défiscalisation et absence de cotisation de sécurité sociale pour les Régimes de petite indemnité, par le « Tax Shelter » qui vient capter le financement privé contre rémunération garantie, par le financement de nombreuses écoles supérieures des arts dont l’entrée est par ailleurs stricte et souvent chère, par des subsides ponctuels, par des soutiens dans des évènements internationaux, par des bourses, par une demande de travail des arts dans le cadre d’activités publiques ou associatives parapubliques, etc.
4. D. COUVREUR, « Mesures anticovid : une première victoire pour la culture », Le Soir, 28/12/2021 - https://www.lesoir.be/415012/article/2021-12-28/mesures-anticovid-une-premiere-victoire-pour-la-culture
5. Working in the Arts : consultation du secteur artistique - https://www.socialsecurity.be/citizen/fr/actualites/working-arts-consultation-du-secteur-artistique
6. Mai 2022
7. S. BOCART, « La réforme du statut d’artiste est devenue une créature de Frankenstein », La Libre, 27/05/2022 - https://www.lalibre.be/culture/politique/2022/05/27/la-reforme-du-statut-dartiste-est-devenue-une-creature-de-frankenstein-N5OI2OKVXNB5HG465HBVCQGODM/
8. https://culturenlutte.wordpress.com/
9. Voir https://www.csc-culture.be/
10. Voir également L. CICCIA, « Faire culture autrement ou comme avant », Revue Nouvelle, n° 2, 2020. https://www.revuenouvelle.be/Faire-culture-autrement-ou-comme-avant