Indonesian worder CRdit ILO Asia PacificL’idée circulait depuis des décennies, mais elle ne semblait jamais devoir se concrétiser. Pourtant, en janvier dernier, le parlement indonésien a adopté une loi autorisant le transfert de la capitale de Jakarta vers Nusantara, une nouvelle ville située à plus de 1.300 kilomètres, dans la province du Kalimantan oriental, à l’horizon 2024.

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«Cela s’est produit très soudainement. Cela faisait longtemps que nous en entendions parler, mais il nous semblait impossible que cela se produise », déclare Elly Rosita Silaban, présidente de la Confédération indonésienne des syndicats ouvriers pour la prospérité (KSBSI, Konfederasi Serikat Buruh Sejahtera Indonesia), l’un des principaux syndicats du pays.
« Tout cela va couter beaucoup d’argent. » Le gouvernement a estimé que l’opération représenterait un investissement de plus de 33 milliards de dollars US (environ 29,7 milliards d’euros).
Sukarno, le premier président de l’Indonésie après l’indépendance, a été le premier à suggérer, dans les années 1950, la nécessité de déplacer la capitale du pays. Le président actuel de l’Indonésie, Joko Widodo, populairement connu sous le nom de Jokowi, l’a reproposé en avril 2019 et a invoqué la justice sociale et économique pour justifier cette décision. « Une capitale n’est pas seulement le symbole de l’identité nationale, elle est aussi la représentation des progrès de la nation. Cette [relocalisation] vise à réaliser l’égalité et la justice économique », a déclaré le président lors de la présentation officielle du projet de loi au Parlement en aout 2019.

Le pouvoir politique et économique de l’Indonésie, un archipel de 17.000 iles, est traditionnellement concentré sur l’ile de Java et surtout dans sa capitale, Jakarta. Java abrite 151 millions de personnes, soit 56 % de la population d’un pays de 270 millions d’habitants. Elle représente également près de 60 % du PIB du pays et la majeure partie de l’industrie manufacturière du pays. L’agglomération de Jakarta, qui comprend la capitale elle-même et les régions de Bogor, Depok, Tangerang et Bekasi, compte plus de 30 millions d’habitants et pourrait dépasser la population de Tokyo d’ici 2030, pour atteindre 35 millions d’habitants.

La relocalisation de la capitale pourrait toutefois entrainer un fort impact sur le plan social ainsi que de l’emploi pour les millions de travailleurs vivant à Jakarta et dans ses environs. « Nous ne savons pas encore ce qui va advenir de l’industrie et des entreprises qui sont aujourd’hui à proximité de Jakarta », déplore Elly Rosita Silaban.

Ainsi, dans la capitale, on trouve principalement des cols blancs dans les bureaux et les entreprises, et de petits travailleurs indépendants qui gèrent leur propre activité. Dans l’agglomération, plusieurs centres de production se sont développés dans des secteurs tels que le textile, la construction, l’électronique, l’industrie chimique, les machines et l’industrie alimentaire, pour n’en citer que quelques-uns. Nombre de ces travailleurs et travailleuses sont également informels, puisque le gouvernement estime que jusqu’à 60 % des travailleurs du pays ne disposent pas de contrat ou d’une reconnaissance officielle de leur travail. « Dans le cadre de nos discussions avec les travailleurs de la région, nous avons constaté qu’ils ne sont pas disposés à déménager étant donné que leurs familles se trouvent à Jakarta. La question est donc de savoir comment les préparer au moment où ils perdront leur emploi. Parce que les entreprises finiront par déménager », poursuit la syndicaliste.

Selon Elly Rosita Silaban, le gouvernement central ne cherche pas à travailler avec les syndicats pour planifier une transition moins traumatisante, tant pour les travailleurs et travailleuses qui seront déplacés que pour celles et ceux qui resteront à Jakarta. « Quel sera l’avenir de ces travailleurs ? », s’interroge-t-elle. « Le gouvernement ne collabore pas avec nous pour en discuter », poursuit-elle.

Lengga Pradipta, chercheuse en écologie humaine à l’Institut indonésien des sciences (LIPI), reconnait que le gouvernement ne mesure pas les impacts sociaux qui découleront de la relocalisation de la capitale. « Jokowi n’a jamais évoqué les entrepreneurs, les étudiants, les gens ordinaires. Son attention s’est portée sur la construction d’infrastructures pour relocaliser les employés du gouvernement », explique l’universitaire, qui mène des recherches sur les perceptions sociales de cette relocalisation.

« Les législateurs ont négligé les besoins de la population, que ce soit à Kalimantan ou à Jakarta », ajoute-t-elle.

Pour la chercheuse, le changement de capitale pourrait affecter l’économie de Jakarta, qui perdrait une partie importante de sa population disposant du plus grand pouvoir d’achat, à savoir les fonctionnaires. On estime que pas moins de 60.000 fonctionnaires et leurs familles pourraient être relocalisés avant la fin de l’année 2023. En 2019, le ministre de la Réforme administrative de l’époque, Syafruddin Kambo, a estimé que les fonctionnaires appartenant au gouvernement central qui pourraient être relocalisés étaient au nombre d’un million. Leur départ pourrait également déplacer les entrepreneurs et les petits travailleurs indépendants qui, bien qu’ils ne soient pas obligés de déménager, seraient contraints de le faire s’ils voyaient partir leurs principaux clients. La chercheuse cite l’exemple des services de vente en ligne, dont les principaux clients et clientes sont des fonctionnaires.

L’impact économique pourrait cependant se propager à d’autres régions du pays. « Pour moi, l’inquiétude principale est que si la capitale se déplace, l’économie va ralentir et elle ne sera plus jamais comme avant », explique Lengga Pradipta. C’est cette prévision qui provoque l’incertitude chez les travailleurs. « Ils ont peur pour leur avenir. Ils nous demandent ce qui va se passer, si leurs entreprises vont fermer et s’ils vont perdre leur emploi. Ils n’ont aucune information », affirme-t-elle.

Un pays sans plan d’urgence climatique

La redistribution économique et démographique n’est pas la seule raison impérieuse de déplacer la capitale du pays. En effet, l’Indonésie est « très vulnérable aux effets du changement climatique », notamment aux inondations et aux sécheresses, ainsi qu’aux « changements à long terme du niveau de la mer ou [...] à l’augmentation de la température », selon la Banque mondiale.
Jakarta, une mégapole baignée par la mer, est encore plus vulnérable. La hausse du niveau de la mer aggrave le problème d’affaissement du sol de la ville, causé à l’origine par la surexploitation des ressources hydriques souterraines de la région. « Deux facteurs se conjuguent : l’un est lié aux conditions géologiques, car Jakarta est une zone alluviale, et l’autre à l’extraction de l’eau », explique Élisa Sutanudjaja, directrice exécutive du centre Rujak pour les études urbaines. Ainsi, Jakarta est l’une des villes qui s’enfoncent le plus rapidement au monde et l’on estime qu’un quart de la ville pourrait être submergé d’ici 2050.

Mais ce déplacement de la capitale ne serait pas nécessaire si le gouvernement voulait vraiment s’attaquer au problème, estime Élisa Sutanudjaja. « Jakarta connait une situation similaire à celle qu’a connue Tokyo dans les années 1960, lorsqu’elle rencontrait également un problème lié à l’extraction des eaux souterraines. Ils ont résolu le problème en arrêtant cette extraction », explique-t-elle. « Si vous voulez vraiment résoudre le problème, vous devez vous y attaquer, pas le déplacer », poursuit-elle.
Pour Elly Rosita Silaban de la KSBSI, le cas de Jakarta n’est pas le seul problème lié à l’urgence climatique auquel le gouvernement ne réagit pas. « En Indonésie, il n’y a aucun intérêt à parler de transition juste. Cela fait des années que nous essayons de mettre la question sur la table, mais ils ne veulent pas en discuter », déclare-t-elle. Pourtant, « la KSBSI prévoit notamment des discussions avec les employeurs d’entreprises qui sont déjà touchées par le changement climatique ».

Le sommet du G20 en novembre sera probablement un événement important, puisque l’Indonésie préside le groupe cette année. Le syndicat indonésien a fait pression pour que la question du climat soit l’un des trois thèmes prioritaires de cette réunion.

En 2019, le gouvernement indonésien a publié ses objectifs d’atténuation des émissions, s’engageant à réduire de 29 % les gaz à effet de serre d’ici 2030. Ce programme, présenté comme partie intégrante des engagements pris dans le cadre de l’accord de Paris, comportait un petit chapitre consacré à la « transition juste », avec des mesures générales telles que la promotion d’activités économiques à faibles émissions qui créent des emplois ou l’amélioration des compétences des travailleurs et travailleuses.

Toutefois, Elly Rosita Silaban constate l’absence de plans concrets pour aider les travailleurs et travailleuses qui seront touchés par la transition énergétique. « Ceux qui vont perdre leur emploi dans le secteur minier, par exemple, devraient bénéficier d’un soutien de la part du gouvernement pour trouver un autre emploi », déclare-t-elle. L’un des secteurs les plus touchés sera probablement celui du charbon, principale source de production d’électricité dans l’archipel et secteur économique important, l’Indonésie étant le premier exportateur au monde de charbon.
Dans ce contexte, la KSBSI a demandé au gouvernement d’« élaborer une feuille de route claire en matière d’emploi, fondée sur les principes de transition juste de l’OIT, car l’élimination progressive du charbon affecte au moins 165.784 travailleurs en Indonésie », indique-t-elle.

Elle ajoute que « le Kalimantan oriental, province de la nouvelle capitale, est également la plus grande province charbonnière du pays. La vie des travailleurs et de leurs familles subira un impact double dans cette région... à cause de la nouvelle capitale et de la fermeture de l’industrie minière ».
Le principal problème, selon Elly Rosita Silaban, est qu’en Indonésie, l’opinion publique ne prend pas les conséquences du changement climatique au sérieux. « Les gens pensent qu’il ne se produira jamais parce qu’ils entendent parler de l’impact du changement climatique depuis longtemps, mais rien ne leur est arrivé. Ils ne se rendent cependant pas compte que de nombreuses choses qui se produisent déjà, comme les mauvaises récoltes, sont dues au changement climatique », explique Elly Rosita Silaban. « C’est grave parce que cela nous retarde beaucoup ; or, il est urgent d’agir », conclut-elle. 

Laura Villadiego - Equal Times - www.equaltimes.org

Crédit photo : ILO Asia-Pacific

1. Cet article a été réalisé, à la demande de la CSC-ACV, par une journaliste d’Equal Times en mars 2022. De légères modifications formelles ont été réalisées par rapport à la version originale.
Equal Times est un site d’information gratuit, créé en 2012 et basé à Bruxelles. Publié en trois langues, les thématiques sont développées à l’échelle internationale autour du travail, des droits humains, de la culture, du développement, de l’environnement, de la politique et de l’économie.

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Confédération syndicale indonésienne fondée en 1992, elle a été contrainte de travailler dans la clandestinité pendant la dictature de Suharto. Ce n’est qu’en 1998 qu’elle a pu réellement prendre sa place, lorsqu’elle a convaincu le gouvernement indonésien de ratifier les huit conventions de base de l’OIT. Actuellement, la KSBSI compte plus d’un million de membres, dont plus de 40 % de femmes et de nombreux jeunes.
Porteuse d’un dialogue social constructif fondé sur des idées novatrices, KSBSI a contribué à l’instauration un système de protection sociale accessible aux travailleur·ses de l’économie informelle (soit 75 % de la population active en Indonésie), à l’organisation et la représentation des travailleur·ses des plateformes numériques. C’est le seul syndicat indonésien actif contre le changement climatique.
La coopération entre la CSC et KSBSI remonte à 1996, et se traduit depuis plusieurs années au sein des programmes de l’ACV-CSC International financés par la Coopération belge portant sur le dialogue social dans les entreprises multinationales et leurs chaines d’approvisionnement. Sous le programme actuel (2022-26), nous travaillons en réseau dans les entreprises, et nous expérimentons le dialogue social transfrontalier, le syndicalisme de chaines, ainsi que des projets pilotes sur le devoir de vigilance en matière de droits humains (HRDD).

 

 

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