14073618960 5cda81c7a7 oDans son nouveau livre Les grandes Oubliées – Pourquoi l’Histoire a effacé les femmes, la journaliste et essayiste française Titiou Lecoq a décidé de mettre en avant les femmes qui sont tombées dans les oubliettes de l’Histoire. La cause ? Différents mécanismes d’effacement qu’elle identifie et exemplifie tout au long de son ouvrage et dont elle est venue présenter les conclusions lors d’une conférence à l’UCL le 7 mars dernier. Éclairage.

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Quelle a été votre intention en écrivant ce livre ?

Le titre Les grandes Oubliées pourrait laisser penser que le livre ambitionne de raconter le récit de femmes exceptionnelles qui ont été oubliées par l’Histoire, un peu à la manière des Culottées de Pénélope Bagieu. Or ce n’est pas mon propos. Vouloir mettre en avant le récit de femmes exceptionnelles peut être piégeur parce que cela insinuerait que finalement ne pas se faire oublier est possible. Et que si certaines n’ont pas survécu dans nos mémoires, c’est parce qu’elles n’ont rien fait d’exceptionnel. Mon intention est différente. Je souhaite sortir des récits individuels (même si j’en aborde quelques-uns) pour me focaliser sur l’oubli, dans l’Histoire, des femmes en tant que classe sociale et pour identifier l’ensemble des mécanismes d’effacement qui explique leur désertion dans et par l’Histoire.

En travaillant sur le sujet, je me suis aussi rendu compte que l’objectif des initiatives qui visent à redonner une place aux femmes dans l’Histoire n’est pas tant de féminiser l’Histoire que de la démasculiniser. La démarche est différente. Démasculiniser ou déviriliser implique l’idée qu’il y a eu une démarche politique préalable de masculinisation de la société. Prenons l’exemple de la grammaire française. Au 17e siècle, Madame de Sévigné disait « je la suis » quand on lui demandait si elle était malade. Cet usage du pronom féminin a pourtant été empêché par l’Académie française. Dire « je le suis » quand on est une femme heurtait la logique langagière de Madame de Sevigné tout comme l’utilisation du pronom féminin aujourd’hui choque notre oreille tant nous avons été habitués à l’usage du masculin prescrit par l’Académie. Le combat actuel pour l’écriture inclusive dans les textes s’inscrit dans cet objectif de démasculiniser la langue. Certes, nous ne reviendrons pas à dire « je la suis » mais nous pouvons utiliser des formules plus épicènes et moins connotées. Et donc, que ce soit en histoire, en grammaire ou encore en toponymie, l’idée n’est pas de politiser et de féminiser le monde à outrance et de manière injustifiée mais de montrer qu’avoir fait du masculin une priorité a été l’aboutissement de choix politiques. Il est aujourd’hui logique de réaliser le travail inverse.

Les hommes ont-ils toujours dominé dans l’Histoire de l’humanité ?

C’est un préjugé. La recherche historique actuelle montre qu’il y a un ensemble de préjugés historiques que l’on a intégrés et qui sont complètement faux. L’idée selon laquelle les hommes auraient de tout temps dominé en est un. L’exemple de la préhistoire est éloquent à ce niveau-là. La découverte de cette période de l’Histoire est assez récente. Elle remonte au 19e siècle, à un moment où la misogynie était à son comble dans la société. À cette époque, les gens sont convaincus que la civilisation tend naturellement vers le progrès et qu’au début de l’Histoire de l’humanité, nous étions dans un état de nature sauvage.

Sur la période de la préhistoire, on a commis énormément d’erreurs d’interprétation qui se perpétuent encore aujourd’hui.

 

Lorsque les scientifiques vont trouver les premières traces archéologiques de la préhistoire, ils vont alors projeter une vision sociétale dans laquelle les femmes s’occupent de leur progéniture tandis que les hommes partent chasser et chercher de la nourriture. Cette répartition des tâches est selon eux d’ordre biologique et non politique. Dans ce schéma de pensée, l’invention du feu ne pouvait donc pas avoir été faite par une femme. Aujourd’hui encore, les représentations que l’on retrouve dans les manuels d’histoire montrent des hommes au premier plan, en train d’allumer le feu, de chasser... Même l’expression « hommes préhistoriques » témoigne de cette domination de l’homme sur la femme. En naturalisant ainsi la domination masculine, on empêche toute possibilité de s’y opposer. Ce discours est encore prégnant de nos jours. Or, cette vision même de la biologie a énormément évolué au cours du temps. À l’Antiquité et au Moyen Âge, la représentation de ce qu’est une femme, de ce qu’est un homme est tout à fait différente.

Dès lors, sur la période de la préhistoire, on a commis énormément d’erreurs d’interprétation qui se perpétuent encore aujourd’hui. Les peintures rupestres par exemple, peuvent aussi bien être l’œuvre d’hommes que de femmes. Féminiser l’Histoire ne revient pas à dire que ce sont des femmes qui ont peint les grottes mais qu’on n’est pas en mesure d’établir qui en étaient les auteurs ou autrices. C’est donc à la fois une question de rigueur intellectuelle mais aussi une prise de conscience du réflexe que nous avons toutes et tous à masculiniser systématiquement par défaut les événements historiques pour lesquels il manque des traces. Ce que l’on peut cependant établir sur base de traces est que les femmes étaient présentes dans les grottes peintes puisqu’on a retrouvé des traces de leurs pieds et de leurs mains sur les parois à côté des dessins. On ne peut par contre pas avérer l’usage des mains pour la signature des dessins. Il est donc impératif de revoir les manuels scolaires sur la préhistoire pour ne pas induire, par les représentations qui en sont faites et par les informations transmises, chez les enfants des interprétations erronées sur cette période de l’Histoire. Un autre combat que je porte consiste à parler des humains préhistoriques plutôt que d’hommes préhistoriques ou encore de l’homme et de la femme de Néanderthal...

Aujourd’hui, commet-on encore des erreurs de lecture du passé ?

L’histoire des femmes se redécouvre sans cesse, mais depuis les années 1970, la recherche s’intéresse spécifiquement à la présence des femmes dans les sources historiques. C’est tout un pan de l’Histoire qu’on n’avait pas encore exploité tout simplement parce que les chercheuses et chercheurs n’imaginaient pas que les femmes aient pu occuper une place dans l’Histoire. Depuis, de nouvelles découvertes sont faites sans discontinuer. Dans les registres des noms de professions pendant la période du Moyen Âge, on peut apercevoir qu’à cette époque, tous les noms de métiers se déclinaient aussi bien au masculin qu’au féminin. En réalité, ce qui primait au 16e ou au 17e siècle n’était pas les différences entre les hommes et les femmes mais les différences entre les classes sociales.

La recherche sur les Amazones est un autre exemple des nouvelles découvertes au sujet des femmes. Au départ, il s’agissait d’un pur motif littéraire classique qui ne renvoyait à aucune matérialité concrète. Dans les années 2000, de nombreuses sépultures ont été découvertes en Asie Mineure montrant des squelettes enterrés avec des armes et des chevaux. Grâce aux progrès de la génétique et des analyses ADN, on a pu sexer correctement tous les restes humains et on s’est rendu compte qu’entre 30 et 40 % des squelettes étaient en réalité des femmes. Malgré la présence d’armes et de chevaux aux côtés des femmes et malgré les traces de blessures de guerre sur leur torse, la communauté scientifique n’a eu de cesse de les considérer comme les épouses des combattants et non comme de potentielles guerrières. Or, on ne sait de nulle part que les femmes ne combattaient pas.

C’est une chercheuse américaine qui a mis en corrélation les récits littéraires sur les Amazones dans cette région géographique et les squelettes de femmes accompagnés d’armes et présentant des blessures de guerre. Elle a alors fait l’hypothèse que ce motif littéraire des Amazones avait en fait un fondement réel. Cette hypothèse qui semble couler de source a pourtant mis du temps à gagner du terrain dans la communauté scientifique. Outre les raccourcis et erreurs d’interprétations historiques liées aux préjugés, cet exemple montre également que l’idée de domination masculine se construit dès les fondements de notre civilisation.

Quelles sont les conséquences de cette « domination masculine » du récit historique ?

La « domination masculine » du récit historique a mené à des représentations négatives des figures historiques féminines, conduisant même parfois à leur effacement...
Ceci est tantôt dû à la négligence des historiennes et des historiens tantôt à des actes délibérés d’effacement et de dénigrement de femmes qui dérangent. C’est le cas par exemple de Catherine Bernard, première femme dramaturge française dont les pièces ont été jouées à la Comédie française. Tout au long de sa carrière, elle gagne de nombreux prix littéraires, écrit des tragédies politiques et pose la question, à travers l’ensemble de son œuvre, du pouvoir politique féminin. Elle est extrêmement connue à son époque. Elle sera ensuite jetée aux oubliettes de l’Histoire. Le mécanisme d’effacement dont elle va faire les frais est dès lors particulièrement intéressant à analyser.

Elle commet cette première « erreur » de ne pas se marier ni d’avoir d’enfants. Personne ne va donc assurer sa reconnaissance posthume. Quarante ans après la publication d’une des pièces les plus connues de Catherine Bernard (« Brutus »), Voltaire, qui est encore tout jeune et qui a besoin d’un succès pour lancer sa carrière, décide d’écrire une tragédie du même nom en copiant au passage une centaine de vers du « Brutus » original. Accusé de plagiat, Voltaire se met alors à dénigrer Catherine Bernard, entre temps décédée, dans tous les salons de Paris, allant même jusqu’à dire que c’est un autre auteur, masculin, et non Catherine Bernard qui avait rédigé la tragédie « Brutus » de la dramaturge. Et c’est ainsi qu’à force de médisances, Voltaire va modifier l’histoire posthume de Catherine Bernard jusqu’à l’effacer à son profit.

Et quand elles apparaissent quand même, leur traitement n’est pas flatteur...

De manière générale, le traitement des femmes dans l’Histoire n’est effectivement pas très positif. Nommer des femmes connues dans l’Histoire de France revient à citer systématiquement Marie-Antoinette, en médisant sur « cette idiote qui a fait beaucoup de mal au pays », Catherine de Médicis qui a mauvaise presse auprès des Français et des Françaises, Jeanne d’Arc qui malgré son image positive était considérée comme « folle ». Donc, on relève très peu de représentations positives. Dans certains cas, cela va jusqu’à un effacement complet de la figure historique féminine, comme mentionné plus haut. C’est le cas notamment de reines françaises. Qui a entendu parler de Brunehaut, reine des Francs ? Cette reine a régné sur les Mérovingiens pendant plus de trente ans. Une durée record pour cette époque. En plus de cette longévité exceptionnelle, Brunehaut ne s’est pas contentée de perpétuer les habitudes. Elle a également apporté des changements très importants concernant la police et la justice. Elle a aussi mené de nombreuses guerres. Et d’elle, il ne reste quasiment aucune trace. De telles histoires posent la question de la place des femmes dans l’Histoire. Pour empêcher leur effacement, il faut compléter la recherche historique avec une reconstruction de l’imaginaire collectif sur la place de la femme dans l’Histoire. Et sans doute dès le plus jeune âge, c’est-à-dire à l’école, pour que les petites filles sachent qu’elles ont un rôle essentiel à jouer dans notre monde comme l’ont eu leurs mères et leurs grand-mères avant elles. 

Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT et Élodie Jimenez

Crédit photo : Carole Raddato

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