Maison de repos Mathelin Armonea Luxembourg photo article 2 4La parole des délégué·es à propos de leur action sur le terrain – en entreprise, en équipe syndicale – reflète, entre autres, des difficultés de nature et d’origines différentes. Mieux comprendre les obstacles et les blocages pour trouver des solutions est une demande qui remonte du terrain. Un cadre analytique général peut servir à l’analyse des situations spécifiques et singulières.

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Le rôle de militant·e syndical·e n’a jamais été facile. Il y a toutefois eu des époques où l’action syndicale était moins défensive et produisait des avancées tangibles qui à leur tour engendraient de l’enthousiasme et de l’adhésion. Depuis la fin des années 1970, la montée constante du chômage et la précarisation de l’emploi, la pression croissante à la rentabilité et à la productivité couplées au chantage de la délocalisation et du désinvestissement ont bouleversé tant la perception de l’organisation syndicale de la part des travailleuses et travailleurs que l’action des militantes et militants. Les difficultés qui remontent du terrain 1 se rapportent principalement aux relations avec deux types d’acteurs : le personnel et la contrepartie patronale, incarnée par la direction ou le management 2.

Relation des délégué·es au personnel et à la direction

En ce qui concerne le personnel, trois niveaux de difficulté sont évoqués. En premier lieu, l’engagement syndical est parfois perçu de manière négative par les autres travailleuses ou travailleurs : la libération syndicale se traduit en surcharge de travail pour les collègues et la militance est interprétée comme une recherche de privilèges personnels (protection contre les licenciements, proximité du pouvoir) plutôt que comme une mission visant un intérêt collectif. Ensuite, l’action syndicale en elle-même peut être vue comme problématique. Pour certain·es, celle-ci est une source d’inquiétude en relation aux réactions qu’elle pourrait engendrer de la part de la direction. Chez d’autres, elle suscite une défiance quant à son utilité ou sa capacité réelle à obtenir des améliorations. Parfois, on évoque aussi comme facteur d’affaiblissement de la confiance un manque de connaissance et de compréhension des problèmes vécus au travail. L’invisibilité de la dimension collective des réalités de travail 3 induit un repli sur la recherche de solutions individuelles aux problèmes vécus et un rejet de l’action collective. On constate donc un problème de mauvaise connaissance à la fois des réalités vécues de la part des délégué·es et du travail syndical de la part du personnel.

Le rapport avec la contrepartie n’est pas simple non plus. Deux visions de la relation direction-syndicat s’opposent. Une vision agonistique 4 qui peut aller du conflit ouvert à la non-collaboration et qui voit direction et syndicat défendant des intérêts inconciliables, dans un jeu à somme nulle. Et une vision collaborative qui voit le syndicat et la direction en tant que partenaires portant des intérêts communs (par exemple, la défense de l’entreprise sur un marché hautement concurrentiel). Les différences de vision se jouent tant au niveau institutionnel (direction, syndicat), qu’individuel (manager, délégué·e).

Face à la direction, les délégué·es se trouvent tantôt attaqué·es (intimidation, harcèlement, violence), tantôt ignoré·es, tantôt divisé·es, tantôt valorisé·es par la contrepartie. Quant aux délégué·es, il·elles peuvent se montrer conflictuel·les ou collaboratif·ves vis-à-vis de la direction. À cela s’ajoute la difficulté, vécue souvent par les militant·es, de ménager dans une même relation leur condition de subordination en tant que salarié·es de l’entreprise et celle de contre-pouvoir – sur un pied, en théorie au moins, d’égalité – vis-à-vis de la direction.
Dans les secteurs des services à la personne, là où le contact avec la·le bénéficiaire ou client·e de l’entreprise est direct, on trouve un autre élément de complexité pour les travailleuses et travailleurs, ainsi que pour les délégué·es. Si les client·es/bénéficiaires sont parfois des allié·es des travailleuses et travailleurs dans leurs luttes 5, ils et elles sont aussi utilisé·es systématiquement par les directions comme moyen de pression sur les travailleuses et les travailleurs 6. Si on ajoute à cela que, par conscience professionnelle, le personnel dans ces secteurs hésite souvent à entreprendre des actions de lutte par souci de ne pas nuire aux clients/bénéficiaires, on peut comprendre que la·le délégué·e est confronté·e à des tensions supplémentaires, tant vis-à-vis de la direction que des travailleuses et des travailleurs.

La légitimité du rôle de délégué 7

Les délégué·es qui sont confronté·es à ces difficultés les appréhendent dans l’exercice de leur fonction en termes de problème de légitimité dans leur rôle. Le fait d’avoir été élu·e par le personnel, ou d’être désigné·e par une organisation syndicale reconnue ne sont pas, en pratique, des facteurs suffisants pour asseoir une forme d’autorité leur permettant de parler et d’agir au nom des salarié·es, de participer aux instances de la concertation sur un pied d’égalité avec les représentants de la contrepartie, ou de mobiliser le personnel dans des actions collectives.
Se poser le problème en termes de légitimité amène à constater que le rôle de délégué·e est soumis à des régimes différents et concurrentiels de reconnaissance, ainsi qu’à des enjeux d’organisation du travail syndical : être délégué·e relève d’un exercice permanent d’équilibrisme et d’entretien de compétences multiples.

Deux régimes de reconnaissance 8

Depuis plusieurs décennies, l’action syndicale en entreprise est cadrée d’un point de vue légal qui définit et reconnait les lieux et les sujets de la concertation, ainsi que les formes de sélection des représentant·es des travailleuses et des travailleurs. Avec des variations selon les pays (du Nord), on reconnait aux organisations syndicales la possibilité de désigner des délégué·es pour l’action de terrain et on institue des lieux formels de concertation – en Belgique, CE et CPPT – pour lesquels la sélection des représentants des travailleuses et des travailleurs se fait par élection 9 selon les catégories du personnel. Ce qui est prescrit ou autorisé par la loi octroie des mandats ayant une validité légale vis-à-vis tant de la contrepartie patronale que du personnel. On parle alors de reconnaissance légale. Et tant qu’on reste à l’intérieur de ces mandats, les délégué·es devraient pouvoir être reconnu·es comme légitimes et agir en conséquence.
Mais, comme nous l’avons observé plus haut, cela ne suffit pas à empêcher la remise en question de la légitimité d’un·e délégué·e : l’épreuve 10 électorale tout comme celle de la désignation par une organisation syndicale ne suffisent pas 11. On constate que des épreuves moins formelles ou explicites, mais néanmoins aux effets redoutables sont à l’œuvre. Elles relèvent de la relation entre les délégué·es et la direction d’une part, et le personnel de l’entreprise de l’autre. On parle ici de reconnaissance sociale. Arriver à se faire accepter et reconnaitre dépend de nombreux facteurs : des attitudes et des capacités individuelles des délégué·es, de l’image que l’on a de l’organisation syndicale spécifique et du syndicat en général, ainsi que de circonstances spécifiques, telles que la situation économique de l’entreprise, les politiques publiques dans un secteur, etc.

Mais cette reconnaissance est aussi le produit des stratégies des acteurs. Les personnes qui préfèrent gérer leur situation professionnelle de façon individuelle et en dialogue direct avec leur supérieur auront moins tendance à valider la représentativité des délégué·es de leur entreprise. Une direction qui a la conviction que la gestion de l’entreprise c’est son affaire et celle des actionnaires aura plutôt une attitude de méfiance (parfois agressive) vis-à-vis des délégué·es. Même en imaginant que ces stratégies de désintérêt ou d’opposition puissent être modifiées, cela implique de toute manière un gros travail de la part de délégué·es ayant par ailleurs été élu·es par le personnel et/ou désigné·es par leur organisation.
Il est donc question d’agir en permanence afin que les stratégies des acteurs ne soient pas un facteur de délégitimation. Toutefois, ce qui rend la tâche compliquée est le fait que les épreuves demandées pour la reconnaissance sociale peuvent être en contradiction entre elles, selon qu’il s’agisse de se légitimer auprès de la direction ou du personnel. Par exemple, une attitude davantage revendicative qui pourrait être exigée par des travailleuses et des travailleurs pourrait avoir l’effet d’améliorer la reconnaissance de la part du personnel, tout en provoquant des réponses de signe opposé par la direction.

Légitimité par l’action

La reconnaissance sociale des délégué·es dépend en partie de la reconnaissance héritée de l’organisation à laquelle il·elles appartiennent et des organisations syndicales en général : un sujet important dont nous n’allons pas traiter dans cet article. Mais cette reconnaissance dépend aussi de l’action même des délégué·es.
Le monde du travail et les relations sociales sont largement cadrés par le droit. Cela implique qu’une partie de l’action syndicale en entreprise consiste à veiller à l’application du droit et à la défense des droits acquis par les salarié·es. Cela concerne tant l’action au nom d’un collectif, que celle de soutien envers des situations individuelles. Ce qui compte chez les délégué·es est la compétence (connaissance du droit, des règles de la concertation, du recours), ainsi que la capacité à faire peser le droit et à en imposer l’application. L’action consiste à la fois à fournir une assistance aux salarié·es, ainsi qu’à confronter la direction sur l’application du droit dans des cas collectifs. Elle peut être, selon les cas, défensive ou offensive.
Un deuxième domaine d’action est celui de la construction d’une identité collective du personnel de l’entreprise. Cela passe par la compréhension commune des enjeux de l’entreprise, de l’organisation du travail, la connaissance de l’action du syndicat, des questions qui sont traitées dans les lieux de la concertation, ainsi qu’une intégration d’autres référentiels (le patriarcat, le racisme, etc.) qui sont indispensables à l’inclusion de toute la diversité présente parmi le personnel.

Et enfin, le dernier domaine d’action est celui qui, au-delà de la défense des droits qui sont déjà acquis, vise la conquête de nouveaux droits. Il peut s’agir d’obtenir une extension de droits existants à d’autres catégories du personnel, ou d’en conquérir de nouveaux. Même si l’action au niveau interprofessionnel et sectoriel est une garantie de changements plutôt structurels, il est toujours envisageable d’agir pour obtenir des victoires au niveau de l’entreprise ou du groupe. À ce niveau, la capacité à construire et porter une action collective est fondamentale, car il y a des rapports de force à construire et à faire jouer vis-à-vis la direction.
Mais une compétence encore plus fondamentale, qui est la base sur laquelle construire la légitimité des délégué·es par l’action aux trois niveaux évoqués est la compétence sur le vécu au travail des différentes catégories du personnel : connaitre en quoi consiste le travail réalisé dans les différentes unités de l’entreprise, comment il est organisé, les conditions de travail des travailleuses et des travailleurs. Et cette connaissance n’est jamais escomptée : ce n’est pas parce qu’on travaille dans une entreprise que l’on connait l’entièreté de son fonctionnement et l’expérience de chaque salarié·e 12. Une telle compétence attribue aux délégué·es une crédibilité importante, tant aux yeux du personnel que de la direction, et constitue un outil indispensable tant à la construction et à l’entretien d’une identité collective qu’à la capacité d’action des délégué·es (et du personnel en général).

Conclusion

La légitimité des délégué·es constitue un enjeu majeur pour leur efficacité dans la fonction. Sa complexité réside dans les exigences contradictoires que la direction et le personnel font peser sur eux·elles. La reconnaissance légale du rôle de délégué·e est une garantie contre des rétorsions ou une remise en cause, mais elle n’est efficace que si elle est complétée par une reconnaissance sociale, fondée, en partie au moins, sur l’action concrète des militant·es. Et l’organisation syndicale dans son ensemble doit soutenir cette action de terrain, tant par la formation que par le soutien direct aux militant·es 13. 

1. Voir par exemple J. CULTIAUX, P. VENDRAMIN, Militer au quotidien. Regard prospectif sur le travail syndical de terrain, Louvain-la-Neuve, UCL Presses universitaires de Louvain,
p. 60-61, 2011.
2. Des tensions existent, bien évidemment, entre les différents syndicats, mais elles relèvent de la concurrence entre organisations, et non ce qui sera discuté dans cet article.
3. Induite d’une part par la complexité de l’organisation dans les grandes ou moyennes structures, mais aussi par la diffusion croissante de formes d’individualisation dans l’organisation du travail.
4. Je reprends cette notion de Chantal Mouffe, voir par exemple  :C. MOUFFE, Agonistique. Penser politiquement le monde, Beaux-Arts de Paris éditions, 2014.
5. On pense ici, par exemple, au soutien des client·es aux luttes des travailleuses du nettoyage à Paris, Londres et San Francisco, ainsi qu’à celles des livreur·ses de repas en Angleterre ou en Italie.
6. Des exemples typiques et bien connus se retrouvent dans le secteur des soins de santé/de l’aide sociale par le biais d’un chantage moral, mais aussi dans l’organisation du travail dans les supermarchés, où les files de client·es aux caisses sont utilisées comme moyen de pression sur les caissières. Voir : J.-P. DURAND, La fabrique de l’homme nouveau, Le Bord de l’eau, p. 18-20, 2017.
7. J. CULTIAUX et P. VENDRAMIN, Militer au quotidien, op. cit., p. 82-88.
8. Voir : S. BÉROUD, J.-P. LE CROM,
K. YON, « Représentativités syndicales, représentativités patronales. Règles juridiques et pratiques sociales. Introduction », Travail et Emploi, 2011, n° 131, p. 5-22.
9. Ou par désignation dans le secteur public.
10. Dans ce texte, on emploie le terme « épreuve » en tant que disposition par laquelle la légitimité est (re) évaluée, selon la sociologie pragmatique. Voir :
L. BOLTANSKI, L. THÉVENOT,
De la justification, Gallimard/nrf essais, chapitre V., p. 161 et ss, 1991.
11. Observons, en passant, que du côté patronal, les représentant·es (la direction, le management) sont désigné·es par la propriété, et leur remise en cause est bien plus rare, comme si le mandat basé sur la propriété était moins discutable – notamment par les salarié·es et les syndicats – que celui venant d’élections ou du soutien d’une organisation de masse. Ceci est d’autant plus étonnant à une époque où les vrais centres décisionnels sont éloignés des lieux de production, comme dans le cas des multinationales.

12. Depuis le début du XXe siècle, les différentes théories et pratiques de conception et de gestion de l’organisation du travail ont visé à rendre celle-ci opaque aux yeux des travailleuses et des travailleurs pour affaiblir la maitrise de celles et ceux-ci sur la production.
13. Un soutien qui doit renforcer et ne pas affaiblir la légitimité des délégué·es en entreprise.


Mario BUCCI, Fondation Travail-Université (FTU)