article 1Avec l’apparition de l’économie des plateformes, de nouveaux opérateurs, tels Uber ou Heetch, se sont mis à concurrencer fortement le secteur du taxi. Si les organisations syndicales y voient une grave menace pour les droits des travailleurs et travailleuses, les chauffeurs qui utilisent ces applications ont un regard plus positif sur ces nouvelles formes de travail, y compris dans leur rapport aux opérateurs et à leur « management algorithmique ». En effet, avant d’apparaitre comme un acteur qui ne respecte pas le droit du travail, Uber est considéré par ces chauffeurs comme une innovation permettant une forme de « droit au travail ». Pour le comprendre, il faut partir d’une analyse fine des réalités d’un secteur caractérisé, historiquement, par une situation de monopole et un cout d’entrée élevé. Éclairage.

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Depuis quelques années a émergé un phénomène qualifié d’« économie des plateformes », c’est-à-dire l’usage d’outils numériques pour mettre en relation une offre et une demande en court-circuitant les professionnels, les producteurs, les prestataires, les réseaux et les modèles classiques d’une activité. Parmi les plateformes les plus connues, il est possible d’évoquer Airbnb, qui met en relation une offre et une demande de logement ou Tinder qui permet à des célibataires, ou non, de se rencontrer dans un jeu d’offre et de demande de séduction.

L’originalité de certaines de ces plateformes est de mettre en relation une offre et une demande de travail. Parmi celles-ci, des opérateurs tels qu’Uber ou Deliveroo proposent en outre d’organiser ce travail, ce qui implique de subordonner le prestataire (l’offreur, le travailleur) tout en laissant la loi du marché générer les tâches (la demande, le client). Or, il y a quelque chose de subversif dans ce modèle puisque nos sociétés s’appuient largement sur le principe selon lequel « le travail n’est pas une marchandise » 1. Plus précisément, le monde du travail est organisé autour de deux statuts : celui de salarié qui prévaut lorsque l’on est subordonné à un employeur, et celui d’indépendant lorsque l’on vend sa force de travail en étant hors d’une relation de pouvoir. Le salariat a alors pour objectif de protéger le travailleur et la travailleuse dans cette relation de subordination, notamment en sécurisant ses revenus et en évitant que l’employeur n’abuse arbitrairement de sa position. Or, c’est au point de convergence de ces différents éléments (marchandisation du travail par une plateforme numérique, subordination, rémunération variable et absence de salariat) que se situe le phénomène que l’on qualifie d’« ubérisation ».

Ce modèle est donc fondamentalement néolibéral, dans la mesure où il étend la rationalité marchande à un espace qui devrait, du point de vue du droit social, en être préservé. Pour autant, si cette lecture juridique est tout à fait légitime pour comprendre le phénomène d’ubérisation, elle est par définition normative puisqu’elle dit « ce qui devrait être ». En outre, elle tend à disqualifier a priori le modèle. Cet article propose une autre perspective car il considère les plateformes de travail non pas selon ses manquements et abus, mais au regard de ce qu’elles apportent aux chauffeurs. Ce renversement permet de souligner pourquoi les chauffeurs Uber, qui font un métier équivalent aux taxis, adhèrent à ce modèle et l’on récemment défendu à Bruxelles 2.

Uber et l’enjeu du droit au travail

Il est important au départ de prendre en compte le profil des chauffeurs Uber. Ceux-ci sont faiblement employables (peu de qualifications, discriminés sur base de leur âge, de leur origine, etc.) ou limités à des emplois subalternes, aux conditions dégradées (travail de nuit, travail pénible, emploi partiellement déclaré, etc.). Relativement à cela, le travail de chauffeur est considéré comme moins pénible, correctement rémunéré, libéré d’un management trop directif et permettant d’éviter l’exclusion sociale.

Lorsque l’on compare l’ubérisation au salariat, il faut donc éviter la perspective caricaturale qui consisterait à penser que les chauffeurs préfèreraient forcément le salariat à leur situation. Cela est d’autant plus vrai que ce secteur n’était de toute façon pas, pré-ubérisation, structuré autour du salariat. En effet, avant l’arrivée des plateformes, il n’y avait que deux alternatives pour être chauffeur. La première était de travailler comme indépendant « LVC » 3, c’est-à-dire en offrant des prestations à une clientèle privée (par exemple, en signant des contrats avec des entreprises, des célébrités, etc.). La seconde possibilité était de travailler sur le segment du taxi, soit en tant qu’exploitant, soit pour le compte de l’un d’eux. À ce propos, il faut noter que le statut de « simple chauffeur » de taxi est très peu attractif du fait de conditions de travail et d’emploi médiocres et souvent illégales 4.

Si cet emploi de simple chauffeur est peu attractif, pour devenir exploitant de taxi il faut, en plus du cout de la voiture, acquérir une licence dont le nombre est limité à 1.300 unités à Bruxelles (environ 80.000€ avant Uber). À quoi servent ces licences ? Tout simplement à avoir le droit de « marauder », c’est-à-dire à trouver des clients grâce aux différents attributs des taxis :
le droit de s’inscrire à une centrale téléphonique de dispatching ;
la possibilité de se faire héler dans l’espace public grâce au luminaire « taxi » sur le toit (le spoutnik) ;
l’utilisation des places de parking spéciales, situées aux lieux stratégiques de passage de la clientèle (aéroports, gares, lieux touristiques, etc.)

En ce sens, acheter une licence de taxi, c’est s’offrir le droit et le moyen de marauder, c’est-à-dire d’accéder aux clients et clientes grâce à ces trois attributs. Si ce travail intéressait donc de nombreux candidats, les ressources nécessaires pour devenir exploitant représentaient un cout d’entrée difficile à surmonter.
Dans ce paysage, les plateformes sont un nouveau moyen de trouver des clients, grâce à une « maraude numérique ». Avec l’apparition des plateformes, les aspirants-chauffeurs obtiennent donc un outil qui réduit le cout d’entrée dans ce métier. Ainsi, si l’ubérisation est considérée par le monde syndical comme une « neolibéralisation » du secteur, pour les chauffeurs il s’agit d’abord d’un nouveau moyen de faire un métier estimable, mais qui était inaccessible par manque de ressources. En ce sens, ce n’est pas tant l’enjeu du droit du travail qui est le plus important pour les chauffeurs, mais le droit au travail, c’est-à-dire la possibilité de faire ce métier malgré une régulation qui induit une situation de monopole via les licences.

Subordination et sécurité de l’emploi

Une critique adressée par les organisations syndicales à l’ubérisation concerne la subordination non reconnue des travailleurs. Or, l’exercice du pouvoir patronal n’est légitime qu’à partir du moment où il s’exprime dans le salariat. Pourtant ce principe n’apparait pas comme structurant dans le discours des chauffeurs de plateformes. Comment l’expliquer ? Tout d’abord, il faut rappeler que le salariat n’est pas particulièrement attractif pour ces chauffeurs justement parce qu’ils ont une expérience dégradée de celui-ci (emplois pénibles, inaccessibles, etc.). Or, l’exercice du pouvoir par les plateformes, s’il est certes permanent, n’est pas considéré comme excessif par les chauffeurs : ils n’ont pas l’obligation de se connecter, ils peuvent travailler simultanément avec d’autres plateformes et ils peuvent annuler ou refuser en partie les courses. Plutôt qu’une logique arbitraire, il conviendrait en fait de parler d’une « logique de seuils ». Cela signifie que les chauffeurs connaissent et maitrisent les quelques indicateurs-clés de leurs emplois (taux de refus, taux d’annulation, niveaux d’évaluation des clients, etc.). Il s’agit « juste » pour eux de rester au-dessus des seuils imposés par la plateforme. En ce sens, les chauffeurs n’ont pas le sentiment de pouvoir être bannis arbitrairement et ils déclarent même « jouer » avec ces seuils afin d’optimiser leurs revenus 5.

Toutefois, il faut souligner que ces seuils sont imposés par la plateforme et qu’il n’y a pas de garde-fou ou de négociation, c’est pourquoi ces logiques de seuils contribuent à un sentiment de sécurité d’emploi, plutôt qu’une sécurité réelle. Ce sentiment a néanmoins des conséquences concrètes sur l’attractivité du modèle. Enfin, il faut comprendre que ces indicateurs ont pour objectifs de garantir la qualité du service, qui lui-même a pour objet de conquérir et conserver des parts de marché en offrant la meilleure expérience possible aux clients.
Les principaux risques pour l’emploi, les chauffeurs le situent de manière exogène à la plateforme, dans les corporations de taxis qui refuseraient la concurrence. Les chauffeurs Uber considèrent en outre que ces corporations de taxis sont supportées par des forces que l’on aurait plutôt tendance à qualifier de « progressistes » (partis politiques de gauche, syndicats, voire même la justice). Pour eux cette coalition autour des taxis, et contre Uber, serait une force réactive face à la modernisation du secteur. C’est alors plutôt les plateformes qui apparaissent comme la force progressiste. Pourquoi ? Parce que ce sont elles qui défendent le droit au travail dans un secteur inaccessible et fossilisé dans son monopole par le système des licences.

Enfin, lorsque l’on regarde en détail les règlements qui régissent le secteur du transport rémunéré de personnes, on se rend compte que les exigences de qualité d’Uber sont similaires à celles contenues dans la loi. Le problème, historique au secteur, est que ces normes sont très peu respectées par les taxis parce que la Région ne se dote pas des moyens de contrôle et de sanction nécessaires. Cela a mené à une dégradation forte de la qualité du service, des conditions d’emploi et de travail. Au contraire, les plateformes se donnent les moyens de faire respecter les normes qu’elles produisent. En ce sens, les chauffeurs Uber ont le sentiment d’incarner la meilleure facette du secteur. Cela nous emmène alors vers un dernier élément qui peut interroger les organisations syndicales : le fait que ce qu’elles désignent volontiers comme un « management algorithmique illégitime » est en fait souvent requalifié positivement par les chauffeurs.

Éthique professionnelle et « reconnaissance algorithmique »

Nous avons évoqué le fait que la mobilisation des compétences patronales, par des plateformes, avait pour fonction d’améliorer la qualité du service en vue de conquérir et conserver des parts de marché. Or, cela a au moins deux effets collatéraux. En premier, cela participe au sentiment de sécurité de l’emploi : « si je respecte les normes, je ne serais pas banni », « si je respecte les normes, nous aurons un avantage concurrentiel qui attirera les clients ». Le second effet est que les chauffeurs tendent à naturaliser en une éthique professionnelle ce qui apparait, de l’extérieur, comme une « discipline » imposée. Évidemment, ces chauffeurs ne nient pas cet aspect disciplinant du contrôle par les données numériques, mais tendent à voir ce système comme une démonstration permanente de leurs qualités intrinsèques de travailleur, voire même d’individu (« ça me fait du bien, « je suis un bon professionnel et une bonne personne »). En tant que chauffeurs qui respectent les seuils, ceux-ci sont donc crédibles auprès de la plateforme qui les « gardent », mais aussi vis-à-vis d’eux-mêmes, ce qui contribue à une sensation de « reconnaissance algorithmique ». Les étoiles et les pourcentages qui s’affichent rendent compte de la qualité professionnelle. Or la sociologie a identifié la reconnaissance comme l’une des attentes-clés recherchées dans le travail 6.
On comprend alors mieux pourquoi ce système d’organisation numérique du travail n’est pas fondamentalement craint ou détesté des chauffeurs 7. Au contraire même, cela éclaire le fait qu’ils en aient généralement une opinion positive, ou parfois neutre (« c’est trop facile de respecter les règles »).

Toutefois, pour bien saisir cette idée d’une « reconnaissance algorithmique », il faut comparer ce que pensent les chauffeurs de leur situation de subordination et de la situation moins contrôlée des taxis. En effet, il est indéniable que les taxis jouissent d’une plus grande liberté, non pas parce que les normes sont moins dirigistes, mais parce que le pouvoir organisateur (la Région) ne se donne pas les moyens d’en assurer le respect. Or, cette situation de liberté est requalifiée de manière négative par les chauffeurs Uber, en tant que génératrice « d’espaces de magouilles ». Concrètement, les chauffeurs dénoncent le fait que les taxis se saisissent de leur plus grande liberté pour optimiser leurs revenus au détriment du respect des lois et du service client (triches avec le taximètre, non-déclaration des revenus, location frauduleuse de véhicule, etc.). À l’inverse, si eux n’ont pas la possibilité de faire ces « optimisations frauduleuses », ils obtiendraient à la place cette reconnaissance algorithmique ainsi qu’un sentiment de sécurité de l’emploi (« je suis dans les seuils » ; « dans une situation de libre concurrence, nous allons remporter le marché grâce à la qualité de notre service »). De telle sorte, ils dévaluent l’organisation du travail plus libre des taxis, au profit de leur propre organisation, pourtant largement imposée par les opérateurs de plateformes, mais requalifiée comme l’expression d’une forme d’éthique professionnelle.

Conclusion

En résumé, l’inaccessibilité des licences de taxi, le manque d’opportunités d’emploi attractives, l’accès à un travail jugé « peu pénible » et demandant peu de compétences sont les différents éléments qui offrent le cadre général à partir duquel il faut comprendre l’intérêt pour le travail de chauffeurs de plateformes.
Il est aussi possible de constater que si les organisations syndicales s’opposent à l’ubérisation au nom de principes sociaux fondamentaux, les chauffeurs de plateformes ont tendance à être plus pragmatiques et ancrés dans des enjeux sectoriels. Cela les amène d’une part, à construire une identité professionnelle en opposition à l’acteur historique du secteur (les taxis), ainsi qu’à requalifier les principales critiques (marchandisation du travail, subordination, contrôle algorithmique) en lignes de force du modèle (droit au travail, éthique professionnelle, sécurisation de l’emploi et reconnaissance algorithmique).

Enfin, il convient de noter le caractère illusoire, voire même l’aliénation, qu’induit cette organisation numérique du travail pour les chauffeurs. En effet, ceux-ci en viennent peut-être à perdre de vue que s’ils acceptent que leur travail soit subordonné et contrôlé, ce n’est pas d’abord pour manifester la qualité de leur travail, mais plutôt parce qu’ils sont dépendants du service de l’opérateur de plateforme pour obtenir des tâches sur le marché. Ainsi ils contribuent, grâce à la qualité de leur service, à renforcer la position des plateformes sans jamais développer leur propre portefeuille de clients. 

Laurent Wartel, PhD, Chercheur postdoctoral à UCLouvain

  1. « Déclaration concernant les buts et objectifs de l’Organisation internationale du Travail » (Philadelphie : Organisation internationale du Travail, 1944).
    2. Cet article s’appuie sur la thèse de doctorat de Laurent Wartel intitulée « Le rapport au travail marchandisé et organisé numériquement par des plateformes » (2021). Dans le cadre de sa recherche, l’auteur a notamment rencontré une trentaine de chauffeurs Uber, a participé à leurs manifestations, suivi pendant des années leurs groupes sur les réseaux sociaux ainsi que l’actualité politico-juridique d’Uber et des taxis à Bruxelles.
    3. Le sigle « LVC » signifie « location de voiture avec chauffeur ».
    4. FGTB-UBT, « ‘Guerre des taxis’ à Bruxelles : combattre la fraude par des contrôles, pas par un système de faux indépendants ! », 2017; Deloitte, « Étude socio-économique de l’ensemble du secteur du transport rémunéré de personnes dans la Région de Bruxelles-Capitale », 2020.
    5. Il est néanmoins possible de se faire bannir pour des motifs précis, tels que le fait d’exercer de la violence envers un client. Cependant, les chauffeurs voient là une sorte de « faute grave » qui mérite effectivement d’être sanctionnée.
    6. D. Méda et P. Vendramin, Réinventer le travail, Paris, Presses universitaires de France, 2013.
    7. Il faut aussi garder à l’esprit que le système des plateformes réduit l’incertitude de l’information entre le client et le chauffeur, ce qui dans le même temps diminue les risques de friction et fluidifie l’interaction, donc améliore les rapports avec le client.

 

L’ubérisation n’est pas une fatalité

Toutes les plateformes ne fonctionnent pas de la même façon et, dans cet article, nous parlons des plateformes qui « ubérisent » le travail. Ainsi, dans le secteur de la livraison de repas, des plateformes comme Deliveroo et Uber Eats imposent à leurs coursiers et coursières soit de prendre le statut d’indépendant soit le régime de l’économie collaborative, les paient à la course (et pas à l’heure), de sorte qu’une grande partie de leur temps de travail (passé à attendre les commandes ou les préparations dans les restaurants) n’est pas payé et qu’ils et elles n’ont pas les droits dont bénéficient les autres travailleurs (comme les congés payés, la couverture en cas d’accident du travail, le paiement des équipements de travail, etc.). Mais une autre plateforme, Take Away-Just Eat (vélos orange) paie ses coursiers à l’heure, dans le cadre d’un contrat de travail, de sorte que ces travailleurs et travailleuses bénéficient des garanties du droit social. Le problème n’est donc pas tant la « plateforme » (ou les technologies innovantes qui sont mises en œuvre pour organiser le service) que les conditions de travail de celles et ceux qui prestent pour ces nouveaux acteurs économiques.

Partir des préoccupations des travailleurs

Dans l’article « Comprendre l’intérêt qu’ont les chauffeurs de plateformes à travailler avec UBER », l’analyse que Laurent Wartel propose des motivations des travailleurs et travailleuses est particulièrement intéressante pour nous, organisations syndicales. En effet nous dénonçons les menaces réelles de ces nouvelles formes de travail sur le droit social en oubliant parfois d’entendre l’attrait qu’elles peuvent avoir pour les travailleurs. Or notre lutte contre un démembrement du droit social ne pourra réussir qu’avec les travailleurs et travailleuses, à commencer par les plus concernés.

Il est vrai que les plateformes ont donné un accès à du travail à des travailleurs et travailleuses qui en étaient jusque-là exclus. Laurent Wartel prend l’exemple des chauffeurs Uber, mais si on considère la population des livreurs et livreuses de repas, le constat est identique : la grande majorité d’entre eux sont des travailleurs et travailleuses très peu qualifiés et discriminés à l’engagement en raison de leur origine. Beaucoup n’ont pas d’autre choix (les sans-papiers sont souvent évoqués, mais il y a aussi les jeunes exclus des allocations de chômage ou du CPAS, etc.), et sont contents de trouver porte ouverte auprès de ces plateformes.

Ceci dit, il ne faut pas perdre de vue le leurre fondamental des plateformes. Si celles-ci donnent accès au travail, elles n’en garantissent aucunement le volume. Un livreur ou un chauffeur peuvent, une fois inscrits, se connecter quand ils veulent, mais cela n’implique pas d’avoir une course à effectuer, encore moins d’en avoir un nombre garanti par heure de travail. Un travailleur ou une travailleuse de ces plateformes ne sait jamais au moment de commencer combien il ou elle va gagner. Ces plateformes ne font que répartir le travail disponible (les commandes des clients et clientes) entre les travailleurs connectés. S’il y a moins de commandes, chaque travailleur verra son revenu diminuer d’autant. Ce faisant, ces plateformes transfèrent le risque économique sur les travailleurs. Elles n’ont aucun mérite à accepter tout le monde, puisqu’elles ne leur garantissent rien. Plus il y a de travailleurs, moins chacun d’entre eux gagnera (et d’autant moins que l’afflux de travailleurs permet de diminuer les rémunérations). Il ne faut donc pas croire que les plateformes auraient résolu le problème du chômage. Elles ne font que le répartir, dynamiquement, sur plus de têtes.

Plateformes en eaux troubles

Il est vrai aussi que les plateformes ont souvent investi des secteurs d’activité peu transparents, et qu’elles ont parfois (c’est l’exemple d’Uber dans le secteur du taxi) secoué des secteurs sclérosés par un fonctionnement opaque. Elles ont innové et organisent un service utile et plébiscité par les consommateurs et consommatrices. Mais ce n’est pas une raison pour tolérer une concurrence déloyale ni pour que les travailleurs et les travailleuses soient dépouillés de leurs droits.
Uber peut être un acteur du taxi, mais en respectant les règles applicables au secteur. Il faut comprendre le chauffeur de taxi qui a dû investir dans une licence et qui voit fleurir des concurrents qui fonctionnent sans avoir dû consentir le même investissement, et sans respecter les mêmes contraintes. Dès lors les syndicats demandent aux autorités de faire appliquer les mêmes règles à tous, quitte à dédommager les travailleurs qui ont dû investir à perte.

Créer la confiance

Susciter un mouvement syndical parmi les travailleurs et travailleuses de plateforme demande souvent d’abord de surmonter leur méfiance. Les plateformes leur ayant donné un accès à du travail que les syndicats avaient été impuissants à leur obtenir, ils peuvent craindre que l’opposition à l’ubérisation fasse disparaitre leur seule opportunité d’emploi. Cette méfiance est largement entretenue par les plateformes qui organisent une prise d’otage insidieuse de ces travailleurs, en leur expliquant que respecter le droit du travail ne serait pas compatible avec leur modèle et que si elles y étaient forcées, elles quitteraient le pays et les travailleurs perdraient leur travail. Entre un travail sans droit et pas de travail du tout, le choix est vite fait.
Cela nous rappelle l’importance de notre action interprofessionnelle et sociale. Nous devons agir sur tout ce qui fragilise les travailleurs et les travailleuses. Tant que certains seront exclus, discriminés, « illégaux », ils seront des oiseaux pour le chat (ici les plateformes) qui les utilisent comme main-d’œuvre au rabais.
L’exemple de plateformes qui respectent les règles et le droit du travail est précieux, car il démontre que la combinaison plateforme et droit du travail est possible et que le travailleur ou la travailleuse n’est pas réduit à devoir choisir entre deux formes de précarité (soit un travail précaire, soit la précarité du sans-emploi).

Arbitraire algorithmique

Laurent Wartel explique que certaines formes de management algorithmique peuvent donner au travailleur et à la travailleuse le sentiment d’être traité de manière rationnelle ; mais il faut aussi évoquer ce que d’autres scientifiques appellent le « stress algorithmique » ou la maltraitance programmée. Un algorithme peut être programmé pour harceler ou discriminer les travailleurs ; ou pour créer une addiction. Herman Loos, sociologue qui a travaillé un an pour la plateforme Deliveroo aux fins d’analyse, décrit combien l’algorithme est conçu pour inciter le travailleur à « faire encore une petite course en plus », même si elle n’est payée que quelques euros, pour « accepter d’attendre quelques minutes de plus – sans paiement du temps d’attente ni aucune compensation – dans un restaurant qui traine à préparer les livraisons » (sous peine de perdre tout le temps déjà investi dans cette commande). Comme les livreurs sont à l’affut d’une commande, qu’une proposition doit être acceptée endéans quelques secondes, sinon elle est proposée à un autre livreur, les coursiers sont le plus souvent les yeux anxieusement rivés sur leur téléphone pendant leur temps d’attente – non payé – et ne peuvent rien faire d’autre.

C’est la raison pour laquelle les syndicats exigent également la transparence des algorithmes, qui ne sont finalement qu’un « management robotisé », afin de pouvoir vérifier que les travailleurs sont traités de manière équitable.

Autonomie ne doit pas rimer avec précarité

La CSC ne nie pas, et considère comme positif que beaucoup de travailleurs recherchent plus d’autonomie dans le travail. C’est bien pour cela qu’a été créée la division « United Freelancers ». Mais bénéficier de plus d’autonomie ne doit pas impliquer de devoir renoncer à toutes les avancées du droit social. Avec United Freelancers, la CSC veut défendre aussi les droits des travailleurs autonomes et éviter qu’autonomie dans le travail ne rime avec précarité et exploitation. 

Martin WILLEMS, Responsable national United Freelancers ACV-CSC

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