Visuel SESO Instagram 1Les souvenirs évoqués sont ceux d’un des acteurs de la Semaine sociale qui s’y est retrouvé sur l’estrade à 17 reprises, dont 14 fois pendant les deux jours, au titre d’organisateur et de « passeur des plats » entre les uns et les autres. Rédigés sous la forme d’un abécédaire à la manière d’un « dictionnaire amoureux », ils rappellent les moments importants de cet événement mais aussi ses défis.

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AUTOGESTION    Avant que je cède le témoin, le fait est que les plus jeunes Semainières et Semainiers, celles et ceux qui ont moins de quinze Semaines sociales au compteur, n’ont vu que moi dans l’exercice de « passeur des plats » sur l’estrade. J’en ai parfois profité pour essayer de faire croire que j’avais des souvenirs précis de la toute première d’entre elles, en 1908. Allez savoir pourquoi, tout le monde ne me croyait pas ! Mais c’est tout le monde qui avait raison. Mon tout premier contact avec la Semaine sociale est sensiblement plus récent : 1974, sur le thème de l’autogestion. Je n’y ai pas mis les pieds, mais j’en ai acheté les « actes » l’année suivante. Dans la foulée des événements de 1968 et de la radicalisation d’une large fraction de la gauche, le tracas dans lequel était le jeune étudiant dans sa première année universitaire était, sans pouvoir le qualifier précisément parce que tout cela était assez confus dans sa tête, d’être tenté par la radicalité, mais de « sentir » que les variantes « maoïstes » et « trotskystes », dont les propos et tracts saturaient l’espace, n’étaient décidément pas « son truc », ne serait-ce qu’eu égard à l’insupportable sectarisme qui régnait dans chacune de ces chapelles 1. « Autogestion » était un nouveau mot, très bienvenu dans le paysage. En particulier si on en faisait un qualificatif accolé au substantif « socialisme » (nous étions des « socialistes autogestionnaires »), il n’existait guère de doute quant à notre « placement » à gauche dans l’espace, tout en nous permettant de garder une liberté d’agenda par rapport à tout ce brol trotskyste ou stalinien.
 
Au-delà de notre enjeu propre de positionnement, et du désir de l’alimenter intellectuellement, il était quand même surprenant de constater qu’un bidule comme le MOC (qui ne nous intéressait pas plus que cela ; ou plutôt qui ne nous intéressait pas du tout) reprenait une telle thématique à son compte ; dans une série d’entreprises en difficulté, la CSC s’investissait activement à dessiner des alternatives de type autoproduction/autogestion et ça nous paraissait plutôt sympa.
En quelques années cependant, le sujet est complètement sorti des radars ; la reprise en autogestion des entreprises en difficulté n’a pas été la formule miracle pour sortir des misères : les fermetures sont quand même survenues, l’une après l’autre 2
 
Trois ou quatre décennies plus tard, il a fait son retour, en même temps que le nouveau déploiement des débats et mobilisations sur les enjeux de la transition écologique. Un des courants de la transition s’en revendique explicitement (« l’écologie sociale »). Le contenu de la Semaine sociale 2019 a été particulièrement intéressant, en témoignant de la diversité des chemins en concurrence, et, ce faisant, en permettant à l’autogestion de revenir comme sujet légitime. Les jeunes collègues mobilisé·es à cette occasion regrettent sans doute que « ça » (la percolation partout de l’importance et de l’urgence de la transition) n’aille pas plus vite : le MOC tient (nettement) plus du paquebot que du hors-bord. Je crois pourtant que, cette fois, « ça y est » : en tout cas, l’enjeu de transition est intégré à tous les étages et va continuer son chemin. 
 
BAR    La Semaine sociale est un lieu très convivial. Le bar  – pas que lui, mais certainement lui – en est le représentant accompli. « Que serait la Semaine sociale sans son bar ? » entend-on si souvent que certains plaisantins ont soutenu que la Semaine 2021, organisée à distance pour cause de pandémie, ne pouvait pas s’appeler « Semaine sociale » ! 
Les participants et participantes aiment beaucoup y passer du temps à débriefer (ou pas), à plaisanter de choses et d’autres, parfois à régler des choses délicates (c’est fou le nombre de rendez-vous qui se prennent à l’avance pour profiter du fait que des gens qui doivent se parler se retrouveront au même moment au même endroit). 
 
La culture a cependant beaucoup évolué en quelques années. Jadis, il faut l’admettre, certains Semainiers pouvaient se retrouver très alcoolisés. Une partie des participants parvenaient à « suivre » toute la Semaine sociale depuis le bar ! Ils contribuaient incontestablement à la bonne tenue du chiffre d’affaires. Les plus rusés s’autorisaient ensuite à faire des commentaires sur tous les contenus de tribune simplement parce qu’ils avaient systématiquement interpellé de « vrais écoutants » : « alors, comment ça s’est passé ? C’était intéressant ? » Ils ne se levaient qu’au bout de deux jours pour rejoindre la salle et assister à l’événement dans l’événement que représentait le discours de clôture de François Martou. 
 
DATE    Depuis longtemps, il est établi que les Semaines sociales sont placées les jeudi et vendredi de la deuxième semaine des vacances de Pâques. Une exception à cela : si le vendredi est un Vendredi saint, alors les journées se tiennent les mercredi et jeudi. Historiquement, c’est en lien avec une libéralité : le Vendredi saint, le personnel pouvait quitter à midi en sorte de pouvoir accomplir ses devoirs de chrétien (en l’occurrence participer au chemin de croix dans sa paroisse). Il y a belle lurette que plus grand monde ne participe au chemin de croix. Mais on peut compter sur les syndicalistes pour transformer une libéralité en droit acquis. On sait aussi que lorsque se présente un long week-end, il y a pas mal de personnes qui en profitent pour l’évasion, ce qui pourrait se payer par une participation moindre en Semaine sociale. Il y a donc beaucoup d’arguments. Mais pour la blague, on continue à faire croire que c’est pour des raisons de chemin de croix.
 
MEETING    Lorsque je suis arrivé au pilotage des Semaines sociales, bien que je fusse incontestablement « quelqu’un du sérail », je n’avais pas pris la pleine mesure d’une tension assez forte : la fonction du dispositif, est-il de formation ou de meeting ? D’aucun·es veulent n’en faire qu’un meeting, c’est-à-dire un lieu où, pendant deux jours, on n’entend que des propos déjà connus et qui nous font plaisir. Moi-même, j’ai toujours défendu qu’il s’agissait d’un espace pour la formation et le débat : donc, on doit accepter d’entendre une diversité de points de vue, pourvu qu’ils soient argumentés, en ce compris d’ailleurs, idéalement, des points de vue de tendances adverses, dans un esprit « universitaire » à comprendre comme « il faut se confronter à tous les paradigmes du temps présent ». C’est un point de vue pas si simple à faire passer, tant est grand le désir d’entre-soi ! Mais tout dans tout on y arrive, à une double condition : la pluralité des points de vue est circonscrite à ceux de la « gauche plurielle » (il y en a déjà pas mal pour nous occuper !) ; il faut faire l’une ou l’autre concession à la fonction meeting – le discours de clôture de la présidence ne compte pas dans le jeu : c’est clairement attendu et assumé comme du meeting. 
 
NUMÉROTATION    Une Semaine sociale est organisée chaque année. Pourtant arriver à la n° 100 ne signifie pas célébration d’une centenaire. Celle-ci a été faite dès 2008 ! Comment est-ce possible ? Simplement parce qu’il est arrivé que l’on déroge à l’organisation certaines années, par exemple parce que le Mouvement était mobilisé par un congrès. Plus souvent pour des raisons externes indépendantes de notre volonté : les deux guerres mondiales n’ont rien autorisé pendant plusieurs années. Cela a aussi été le cas tout récemment : 2020 pour cause de première vague de crise sanitaire ; autrement écrit : la crise COVID-19 a (tout au moins sur la Semaine sociale) un impact équivalent à celui de la guerre ! 
 
Finalement, la Semaine a pu s’organiser en 2021 autour du thème prévu en 2020 (la montée de l’extrême droite), sous la houlette de Christine Steinbach, directrice de la FTU, qui m’a succédé à la barre. Confrontée à l’obligation d’une organisation à distance (ça a été la première Semaine sociale tenue en vidéoconférence), elle a mis en place un dispositif ad hoc qui a été largement apprécié. Il y a même désormais une page web dédiée, qui offre plein d’outils additionnels, beaucoup plus que ce qu’on offrait les dernières années 3
 
Une surprise quand même : au passage, la 98e Semaine était devenue la 99e ! Je n’ai plus à me mêler de ça, mais ça nous fait une « Semaine fantôme » glissée en intruse dans la liste ; dans le futur, l’anomalie va remplir de perplexité quiconque se penchera sur l’Histoire. Christine m’a expliqué que c’est par homologie avec l’enfant mort-né, dont on garde le souvenir. Il semblerait aussi, si j’ai bien compris, qu’il s’agissait de faire coller la 100 e avec le 100 e anniversaire du MOC en 2022 4. On notera avec intérêt que c’est à 101 ans qu’on célébrera ce 100 e qui aurait dû survenir en 2021, tout au moins si on suit la doxa officiellement établie à l’occasion du 75e en 1996 (ça va ? On suit toujours ?), qui a établi que la naissance de notre Mouvement remontait à celle de la Ligue nationale des Travailleurs chrétiens. Mais il existe des positions minoritaires : l’une qui fait remonter plus loin, à 1895, fondation de la Ligue démocratique Belge (un pôle ouvrier explicitement organisé au sein du bloc chrétien), auquel cas nous aurons 127 ans en 2022 (c’est rarement un chiffre qui justifie flonflons et feux d’artifice) ; l’autre qui trouve que la bonne date est 1946, moment où le MOC s’est refondé sous la dénomination... MOC (on aura alors 76 ans en 2022).
 
En 2008, la façon de marquer le coup du 100 e anniversaire a principalement consisté à offrir un drink aux participant·es. Les archives ont gardé la trace de mes qualités de prémonition 5 : dans l’allocution de circonstance, j’y annonçais, certes avec une certaine témérité, qu’il y aurait aussi un drink à l’occasion de la 100 e que j’avais prédite se tenir en... 2022. Tout bien réfléchi : au nom du Nostradamus qui sommeille en moi, merci Christine d’avoir fait en sorte, par la vertu de ton traficotage de la numérotation, que puisse s’avérer l’entièreté de mes prédictions jadis !
 
PUBLICATION    J’ai toujours consacré beaucoup d’énergie à produire des « Actes » soignés de chaque Semaine, en m’organisant pour qu’ils soient systématiquement publiés dans la période septembre-octobre, en sorte qu’il y ait deux fois chaque année un moment de mise en évidence de l’événement à, grosso modo, six mois d’écart.
Pourtant, j’ai toujours été sourdement travaillé par l’impression que cela relevait des « grands travaux inutiles », car la culture n’est pas/plus tellement à « lire ». J’ai fréquemment été amicalement interpellé d’un « J’ai vu que les Actes étaient sortis », mais jamais d’un « J’ai lu » ! 
 
La mise en ligne en 2017 sur le nouveau site de la FTU des Actes depuis qu’ils sont publiés par « Politique 6 », c’est-à-dire depuis 2005, m’a toutefois agréablement surpris. Cette année-là, la Semaine sociale était consacrée à la télévision. La télévision d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle de l’époque ! Et pourtant, les Actes qui y sont dédiés se téléchargent encore aujourd’hui ! Pour l’instant, chaque Acte, quel que soit le sujet, se retrouve dans une fourchette qui va de 1.500 à 2.500 téléchargements.
 
SEMAINIER-SEMAINIÈRE    C’est un joli mot « Semainier 7», « Semainière ». C’est comme cela que, jadis, on désignait un·e partipant·e à la Semaine sociale. Malheureusement, le mot tend à la désuétude. Pour qu’il ne sombre pas dans l’oubli pur et simple, je l’ai placé une fois ou l’autre dans mes interventions : manière de lutter pour le maintien des espèces et la biodiversité linguistique. Dans le même registre, je milite pour le maintien du point-virgule comme ponctuation opérationnelle ; je m’organise pour toujours en placer dans mes textes ? L’aviez-vous remarqué ?
TERRITOIRE    L’édition 2012 portait sur l’aménagement du territoire. Le même sujet avait été abordé 50 ans plus tôt, en 1962. J’en profite pour lire les Actes de l’époque. J’en sors stupéfait : ce que le MOC défendait... taratata... il y a un demi-siècle est tout ce que nous dénonçons... taratata... aujourd’hui : les travailleur·ses ont besoin d’espaces verts ; il faut les délocaliser à la campagne ; pour leur permettre de rejoindre leur lieu de travail, il leur faut des voitures et de larges autoroutes pour que ça aille vite ; et plein de choses comme cela (y compris un exposé sur la localisation optimale des églises dans les nouveaux quartiers à construire . En fait, c’est simple : au milieu). J’en ai profité, à la clôture, pour faire rire la salle : assez audacieux, car il s’agissait de rire de nous-mêmes. Ça induit de la modestie : qui dit que, dans 50 ans, nos successeurs ne vont pas rire de nos propres positions ?
 
Que s’était-il passé entre les deux ? Je pose l’hypothèse que c’est, dans la décennie 70, René Schoonbrodt 8 qui a fait opérer un virage à 180 ° à l’occasion de son passage à la direction de la FTU (et aussi l’organisation de quelques Semaines sociales). Un peu plus tard, Luc Maréchal a été une ressource amie qui, depuis l’administration régionale, nous a appris à compléter le raisonnement d’enjeux européens de géopolitique (quelle place est donnée à la Wallonie dans les plans transnationaux qui la concernent ?). En tout état de cause, l’observation de deux Semaines sociales sur le même sujet à quelques décennies d’écart révèle de frappantes évolutions de trajectoire collective.
 
TREIZIÈME    La question des panels équilibrés entre les genres a été une préoccupation constante, sans pour autant tomber dans le syndrome de la calculette. Mais, en 2010 (thème de l’enseignement), on s’est in fine retrouvé avec un panel très déséquilibré : deux femmes seulement, dont une dans un exercice de « table ronde » durant lequel on a rarement beaucoup de temps de parole. Ce n’est pas un résultat satisfaisant : c’est évident et ça interroge. Une personne s’en est émue et m’a envoyé un mail de protestation, sous forme de « lettre ouverte » puisque quelque 80 autres étaient en copie. Durant quelques jours, je suis inondé de courriers de protestation de la part souvent de personnes que je ne connais pas, nombreuses étant celles qui en mettent de nouvelles en copie. Une sorte d’effet boule de neige...
 
Le sujet est plus compliqué qu’il n’y paraît et ne se règle pas simplement avec des slogans, des « n’y a qu’à ». Au départ, on établit, séquence par séquence, des listes de personnes possibles, en établissant un classement. On a intérêt à en avoir des listes fournies, car il est fréquent qu’une personne décline une sollicitation. La pire situation : c’est seulement la treizième sollicitée pour une séquence qui accepte. La treizième ! Quand on en est là, on ne remballe pas celui/celle qui accepte parce qu’il ou elle n’est pas du bon genre ! On est simplement soulagé d’avoir une solution.
La question est revenue en 2018. Le thème portait sur la démocratie. En finale, on s’est retrouvé avec huit intervenants répartis en cinq hommes et trois femmes. Pour y arriver, il avait fallu solliciter 23 personnes réparties en treize femmes pour dix hommes : le taux de réponses positives a été de 34 %. La liste était plus fournie en femmes au départ, mais le taux de réponses positives a été de 50 % chez les hommes pour 23 % chez les femmes. Ceci n’est en aucun cas conclusif (un unique comptage et un très petit nombre) mais laisse quand même apercevoir quelque chose de la difficulté à résoudre. 
 
Pierre Georis, secrétaire général du MOC de 2005 à 2020
 
1. Aussi, il faut bien dire, l’absence totale d’humour : chez ces gens-là, Madame, Monsieur, on ne rit pas ! Jamais ! La révolution est une chose trop sérieuse pour cela, qui justifie qu’on lui mobilise 24 heures sur 24. Croyez-vous que Lénine a réussi sa révolution en pratiquant pour lui-même la semaine de 36 heures ?
2. Parfois après un délai de quelques décennies : ce sont autant d’emplois qui ont été préservés. Les difficultés réelles ne doivent pas occulter qu’il y a aussi eu de précieux acquis. Les « Textiles d’Ère » (Tournai) par exemple ont succédé à « Daphica » en 1974 et réussi à continuer de l’activité jusque 2003, soit pratiquement trois décennies ! C’était officiellement de l’autogestion, mais ça marchait quand même avec un directeur !
3. Dans des temps plus anciens, on distribuait une documentation papier. Parfois très abondante. Mais était-ce lu ?
4. Peut-être aussi avec le départ de Pascal Collette, quant à lui organisateur de la « petite Semaine » (c’est ainsi qu’il aimait à qualifier le bar) ?
5. Intervention reprise dans le recueil « Peut-on rire de tout ? », aux éditions Du Rire (en réalité le Mouvement ouvrier chrétien), 2021.
6. La publication s’est faite à la revue « Politique », d’abord sous la forme de hors-séries, plus récemment sous celle de livres. La collaboration a toujours été agréable avec cet éditeur impliqué !
7. Les Semainier·ères sont massivement des permanent·es, professionnel·les salarié·es par le Mouvement et les organisations, et des militant·es blanchi·es sous le harnais. Occasionnellement, on a un public externe significatif. Ça s’est observé en 2008 (les intervenants sociaux face à la sécurité : 1/3 d’étudiant·es en écoles sociales) et 2010 (enseignement : à nouveau 1/3 d’enseignant·es).
8. Membre fondateur de l’ARAU-Atelier de Recherche et d’Action urbaine.

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