« Le capital est codé par la loi, principalement dans une poignée d’institutions de droit privé », telle est la thèse défendue par Katharina Pistor dans « The Code of Capital ». Pour Thomas Piketty, Adam Tooze, Quinn Slobodian et de nombreux·ses autres intellectuel·les, le livre et son explication de la dimension juridique de l’inégalité sont centraux aujourd’hui.
Katharina Pistor est professeure de droit comparé des sociétés à la Columbia Law School à New York. Ses recherches portent notamment sur le développement institutionnel de la gouvernance d’entreprise et les marchés financiers. Après la crise financière de 2008, elle est à l’initiative, avec d’autres chercheur·ses, d’un groupe de recherche interdisciplinaire visant à comprendre en profondeur les causes et les dynamiques de cette crise. Son ouvrage The Code of Capital, qui n’est hélas pas encore traduit en français, intègre les éléments de compréhension acquis lors de cette recherche collective.
Qu’est-ce que le « code du capital » ?
L’argument de base du livre est assez simple : avec un codage juridique adéquat, tout objet, promesse ou idée peut être transformé en un actif financier. Le processus de codage du capital confère à ses détenteurs des propriétés juridiques qui augmentent considérablement la probabilité qu’ils produisent et sécurisent leur richesse. Il y a quatre propriétés que j’identifie, à savoir la priorité, la durabilité, la convertibilité et l’universalité. La priorité signifie que certains détenteurs d’actifs jouissent de droits plus forts que d’autres ; ces droits peuvent être étendus dans le temps en les protégeant contre d’autres revendications, ce qui leur confère une durabilité et permet au capital de croître.
Les détenteurs d’actifs financiers obtiennent la durabilité par le biais de la convertibilité, une option permettant d’échanger des actifs privés contre une monnaie légale émise par l’État qui conserve sa valeur nominale, et donc de bloquer les gains passés. Enfin, l’universalité garantit que tous doivent se soumettre à ces droits légaux, qu’ils en aient eu connaissance ou non. Le codage du capital est donc le processus qui consiste à greffer la priorité, la durabilité ou la convertibilité et l’universalité sur différents types d’actifs, créant ainsi de la richesse pour leurs détenteurs et de l’inégalité pour les autres.
Comment cette transformation se fait-elle ?
Seule une poignée d’institutions de droit privé est nécessaire pour transformer un simple actif en capital. Pour la priorité, le droit de propriété et la législation sur les garanties font l’essentiel du travail ; pour la durabilité, c’est le droit des sociétés et le droit des trusts qui s’en occupe. Puis il y a le droit des contrats qui occupe une place importante dans le codage du capital, car les relations contractuelles bénéficient d’une protection juridique contre les interférences extérieures. Le droit de l’insolvabilité est le dernier élément. Ces six modules ne sont pas les seuls dispositifs juridiques qui peuvent être utilisés pour coder le capital, mais ils ont été centraux pour le codage du capital au cours des quatre derniers siècles. Le livre applique ce cadre au codage du foncier, des entreprises, de la dette et du savoir-faire. Si le codage du foncier est arrivé en premier lieu, l’histoire ne se déroule pas pour autant dans un ordre chronologique. En d’autres termes, il n’y a pas d’arguments explicites ou implicites sur les étapes historiques du codage du capital.
Que permet cette conception de voir ?
Pour moi, l’une des découvertes les plus frappantes a été la persistance et la polyvalence des modules du code. Les droits de propriété sont apparus pour la première fois à l’époque du féodalisme. Les mêmes modules juridiques, droits de propriété, garanties et droit des fiducies, qui ont été utilisés pour coder les terres sont utilisés aujourd’hui pour coder les actifs titrisés 1 et les structures financières dérivées complexes. Les modules juridiques ne sont pas entièrement statiques ; ils ont été adaptés à l’évolution des circonstances. Les droits de propriété foncière, qui faisaient partie intégrante de l’ordre sociopolitique féodal, sont devenus un droit légal détenu par les individus en principe, indépendamment de leur statut social. Je dis « en principe », car les effets de dotation limitaient l’accès à la terre et aux autres biens longtemps après la levée des restrictions légales et donnaient aux propriétaires fonciers privilégiés une longueur d’avance sur tous les autres.
L’importance de la terre en tant que principale source de richesse avant le début de l’industrialisation, et même du capitalisme, est également évidente. Pendant une bonne partie du XIXe siècle, la terre était le seul actif pouvant être transféré à un trust. Aujourd’hui, pratiquement tout ce qui peut générer des flux de trésorerie futurs peut être caché par le voile d’un trust, accordant ainsi aux investisseurs (les bénéficiaires) un accès privilégié à ces flux de trésorerie. En outre, les obligations fiduciaires des trustees (administrateurs de trust) ont été assouplies, et les bénéficiaires ont transformé leurs intérêts équitables contre le trust en créances à revenu fixe.
Quelle place pour le travail, quel rôle pour le mouvement ouvrier et les syndicats ?
C’est le capital qui est au centre de mes recherches, pas le travail. Ceci dit, comme l’ont fait remarquer des chercheur·ses à la suite de la publication de mon ouvrage, une histoire de la codification du travail est tout à fait possible, car le droit social, avec son droit de négociation collective, est de toute évidence aussi le résultat d’une codification qui reflète les rapports de force à des moments donnés.
Quant aux syndicats leur organisation reste à ce stade essentiellement nationale, alors que les défis – notamment celui de l’inégalité – se sont largement internationalisés. Donc leur internationalisation est sans doute indispensable. Depuis ses débuts, cela a été central pour le mouvement ouvrier.
Ceci dit, le droit n’est pas nécessairement international. Le cadre des marchés financiers est, par exemple, largement déterminé par celui de l’État de New York et de la common law de l’Angleterre. Ces territorialités n’hébergent pas seulement les bourses de New York et de Londres, mais aussi les cent principaux bureaux d’avocats du monde. C’est ici que la partie la plus substantielle de la codification du capital a lieu. Ces systèmes de droit intraétatiques sont accompagnés de quelques traités internationaux et d’un vaste réseau de régimes de relations commerciales bilatérales et d’investissement concentrés autour d’une poignée d’économies avancées.
Le droit des sociétés n’est pas non plus mondialisé, mais il y a un consensus en matière de règles de conflits des droits. L’actionnaire fondateur d’une entreprise ou une partie contractuelle est libre de choisir le droit auquel il souhaite être soumis à l’avenir, ce qui cause évidemment le « law shopping », c’est-à-dire la recherche du régime légal le plus intéressant pour la société privée.
À l’heure du COVID-19, que penser du TRIPSwaiver 2 ?
Je ne suis pas experte en matière de dérogation, je vous conseille à cet égard les travaux d’Amy Kapcynski ainsi que tou·tes les chercheur·ses qui ont travaillé sur la propriété intellectuelle des médicaments contre le SIDA, car il y a, hélas, beaucoup de similitudes à ce niveau. On ne peut pas maintenir des droits de propriété intellectuelle face au coronavirus ! Ce qui est particulièrement interpellant, c’est de voir que ceux qui promeuvent le plus le libre-échange, donc les États-Unis et le Royaume-Uni, se sont assurés avant tous les autres le droit de préemption. Les structures du marché sont monopolistiques et les contrats ne sont pas publics, c’est inacceptable !
1. La titrisation est une technique de financement par laquelle des actifs homogènes générateurs de revenus — qui, seuls, pourraient être difficiles à échanger — sont rassemblés et vendus à une entité tierce créée pour l’occasion, laquelle les utilise comme collatéral pour émettre des titres qu’elle vend sur les marchés financiers. Voir https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/IDAN/2015/569017/EPRS_IDA(2015)569017_FR.pdf
2. Dérogation aux aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC).
Propos recueillis par Thomas MIESSEN