La crise du covid-19 est-elle vraiment « une fatalité qui ne dit rien de notre système » 1 ? Pour certains, elle constitue en effet un simple problème de (mauvaise) gestion des risques sanitaires (impréparation) qui ne doit en rien remettre en cause notre système de production et nos modes de vie. Le raisonnement déroulé ici, à partir d’une analyse des corrélations voire des liens de causalité entre l’émergence de zoonoses 2 d’une part, et la destruction de la biodiversité et l’agriculture industrielle d’autre part, tendra à montrer le contraire. Décryptage.
À ce jour, nous n’avons pas de certitude quant à l’origine de la pandémie de coronavirus qui sévit depuis la fin de l’année 2019 : nouvelle zoonose ou accident de laboratoire ? Il est difficile de savoir ce qu’il en est réellement, d’autant plus que la Chine a mené une véritable guerre informationnelle pour nier être à la source de l’épidémie 3 et que la première théorie largement relayée d’une transmission à l’humain par l’intermédiaire d’un pangolin a été remise en cause. L’hypothèse actuellement la plus probable est celle d’une zoonose (maladie humaine d’origine animale) transmise à partir d’une chauve-souris via un animal intermédiaire encore inconnu à ce jour. Le point de départ de l’épidémie serait le marché humide de Wuhan. Cependant, la possibilité d’une fuite accidentelle depuis le laboratoire de virologie de Wuhan qui travaille sur les coronavirus demeure ouverte 4. Au vu des enjeux géopolitiques qui sous-tendent cette question, et bien que des recherches se poursuivent pour l’élucider, il est possible que nous ne parvenions jamais à en connaître définitivement la réponse.
Multiplication des zoonoses
Le covid-19 s’inscrit dans le contexte plus large de l’émergence de nombreuses zoonoses durant ces dernières décennies. Nous pourrions par exemple citer la maladie du virus Ebola, apparue simultanément au Congo et au Soudan du Sud en 1976, ou encore le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), causé par un coronavirus identifié pour la première fois en Chine en 2002. Ces deux virus sont probablement issus de chauves-souris et auraient contaminé l’humain via un animal intermédiaire (chimpanzés, civettes, chats...). Nous pourrions multiplier les exemples de cas. Le nombre élevé de nouvelles zoonoses, qui représentent les ¾ des maladies infectieuses émergentes, est interpellant, tout comme le rythme de plus en plus soutenu auquel elles apparaissent. On estime ainsi qu’une maladie zoonotique apparaissait tous les 10 à 15 ans dans les années 1970 contre une tous les 14 à 16 mois dans les années 2000 5. Si ces chiffres peuvent s’expliquer en partie par une veille épidémiologique plus soutenue, ils sont également liés à une aggravation des conditions favorisant l’émergence de telles zoonoses 6.
Le covid-19, s’il constitue bien initialement une zoonose, est donc loin d’être un évènement isolé. Il serait plutôt, avec les nombreuses nouvelles maladies infectieuses d’origine animale, la pointe d’un iceberg dont les bases immergées seraient à rechercher dans la destruction écologique massive et le déséquilibre des écosystèmes qui en résulte. Il y a une vingtaine d’années, on pensait généralement que les forêts tropicales ou les environnements naturels intacts et leur faune regorgeaient de virus et autres pathogènes fortement susceptibles d’infecter l’humain 7. Aujourd’hui, de nombreux scientifiques estiment que « c’est en réalité la destruction de la biodiversité par l’humanité qui crée les conditions d’émergence de nouveaux virus et de nouvelles maladies telles que le covid-19 » 8.
Impacts sanitaires de la destruction planétaire
Tous les indicateurs en matière de conservation de la biodiversité sont dans le rouge. Le taux d’extinction des espèces est extrêmement élevé (plus de 1.000 fois plus rapide que son taux « naturel », en réalité très faible), et on constate qu’il s’accélère 9. On estime ainsi qu’un million d’espèces sont menacées d’extinction dans les décennies à venir 10. La pression des activités humaines sur la planète, cause principale de cet anéantissement biologique, est également particulièrement forte et s’accentue dangereusement. James Watson, co-auteur d’une étude internationale sur le sujet, indique que « les 3/4 de la planète sont significativement altérés et 97 % des endroits les plus riches du point de vue de la biodiversité sont sérieusement touchés » 11. Enfin, l’évolution de la biomasse 12 des vertébrés terrestres, un autre indice en matière de biodiversité, est tout aussi interpellante : « il y a dix mille ans, 97 % de la masse animale était constituée par la faune sauvage, et les humains pesaient 3 % environ dans la balance. Aujourd’hui, les animaux domestiques pèsent pour 85 % de la masse de tous les vertébrés terrestres. Les humains sont passés à 13 %. La faune sauvage qui constituait hier 97 % du total [des vertébrés] constitue désormais 2 %. » 13 Ces chiffres qui se passent de commentaires donnent à voir « un grand renversement, une confiscation colossale de la biomasse par le bétail domestique, au détriment des autres compartiments des écosystèmes, et de la faune sauvage en particulier. Les humains ont ce faisant amputé les écosystèmes de 50 % de leur biomasse autotrophe 14 (disons : les végétaux) » 15.
On estime ainsi qu’un million d’espèces sont menacées d’extinction dans les décennies à venir
La déforestation à des fins d’exploitation minière ou forestière, d’agriculture industrielle, d’industrialisation massive ou d’urbanisation détruit les habitats de nombreuses espèces 16. Cette « opération de destruction massive » de la biodiversité joue un rôle important dans la multiplication des maladies zoonotiques. En réduisant les espaces disponibles pour la faune sauvage, ces processus conduisent à accroître les contacts des espèces entre elles, avec les animaux domestiques (élevage) et avec les humains, augmentant ainsi les risques que les agents infectieux qui les colonisent traversent la barrière des espèces 17. Une étude menée en 2017 sur les apparitions du virus Ebola en Afrique montre bien que celles-ci sont plus fréquentes dans les lieux qui ont subi des déforestations récentes 18. Le virus Nipah en Malaisie constitue un autre bon exemple : fuyant les monocultures de palmiers à huile détruisant les forêts où elles vivaient, des chauves-souris porteuses du virus se sont retranchées sur les côtes du pays où se situent des élevages industriels de porcs ; elles ont alors infecté les cochons qui ont mangé des fruits souillés par leurs excréments. À leur tour, les porcs ont contaminé l’humain. D’autres recherches concernant les maladies transmises par des moustiques tendent à confirmer ces conclusions 19. Ainsi, comme le pointent quatre experts mondiaux sur base de rapports publiés par l’IPBES 20 : « La déforestation effrénée, l’expansion incontrôlée de l’agriculture, l’exploitation minière et le développement des infrastructures, ainsi que l’exploitation des espèces sauvages ont créé les “conditions parfaites” pour la propagation des maladies de la faune aux humains. Cela se produit souvent dans les zones où vivent les communautés les plus vulnérables aux maladies infectieuses » 21.
L’élevage industriel : danger
Les risques d’émergence de maladies ne sont pas seulement liés à la destruction des habitats, mais également à la manière dont ils sont remplacés. Nous avons déjà souligné l’ampleur prise par la masse de bétail domestique dans le total des vertébrés terrestres. Si l’on raisonne en termes de surface, on estime que l’équivalent du continent africain a été artificialisé pour élever des bêtes 22 (production de viande ou d’autres produits issus de l’élevage). La grande majorité de celles-ci, soit plusieurs milliards d’individus chaque année, évolue au sein du système d’élevage industriel. Ce dernier, au-delà de la souffrance qu’il inflige aux animaux, déploie les conditions idéales pour le développement d’épidémies et leur transmission à l’humain. En effet, la « monoculture génétique d’animaux domestiques », comme la nomme Rob Wallace 23, en réduisant la diversité génétique des espèces soumises à l’élevage, « supprime les pare-feux immunitaires disponibles pour ralentir la transmission ». À côté de cette homogénéisation, le nombre et la densité des populations augmentent le taux de transmission lorsqu’un virus circule. La promiscuité qui règne entre les animaux diminue encore davantage leurs défenses immunitaires, tandis que le taux de débit (renouvellement rapide propre à toute production industrielle) fournit un cadre idéal pour l’évolution de la virulence 24. C’est ainsi que l’on peut observer que « les virus de la grippe aviaire, hébergés par les oiseaux sauvages, font des ravages dans les fermes remplies de poulets et de dindes, où ils mutent et deviennent plus virulents » 25. L’élevage industriel, par son effet multiplicateur, constitue dès lors une réserve de pathogènes potentiellement très dangereux pour l’humain : par exemple, la souche H5N1 de la grippe aviaire, transmissible à l’humain, tue la moitié des personnes infectées. Heureusement, jusqu’à présent, les transmissions interhumaines sont restées épisodiques, mais les importantes capacités de mutation de ce virus inquiètent les infectiologues. On voit ainsi que « l’augmentation de l’occurrence des virus est étroitement liée à la production alimentaire et à la rentabilité des sociétés multinationales » 26.
De manière générale, lorsque l’on simplifie les écosystèmes (c’est-à-dire lorsqu’on réduit leur biodiversité, que celle-ci soit intra-spécifique 27, inter-spécifique ou relative aux écosystèmes présents à différentes échelles) en les artificialisant, on ne leur permet plus de jouer leur rôle protecteur de l’humain : les espèces ou les pathogènes qui survivent sont ceux qui sont dangereux pour notre espèce. C’est une vérité que les écologues connaissent depuis longtemps et que Kate Jones, directrice de la filière écologie et biodiversité à l’University College de Londres, résume ainsi : « les systèmes plus simples ont un effet multiplicateur. Détruisez les paysages [ce qui a été largement effectué avec la révolution industrielle], et les espèces qui restent sont celles dont les humains attrapent les maladies » 28.
Arrivant au terme de cette brève analyse, nous pouvons avancer avec Serge Morand, écologue de la santé au CNRS, que c’est bien « la crise écologique [qui] crée la crise sanitaire » 29. Bien sûr, les interconnexions mondiales massives, notamment au niveau des voyages ou des échanges internationaux, sont des facteurs d’amplification très importants de telles zoonoses. Cependant, l’apparition de celles-ci aurait beaucoup moins de probabilités de survenir dans des sociétés qui ne détruisent pas les écosystèmes dont elles font partie et dont elles ont besoin pour se perpétuer.
Protéger et reconstruire la biodiversité
Alors, que faire ? Ou à tout le moins quels enseignements tirer de ces quelques réflexions ? Une première piste concerne le développement d’une vision holistique de la santé, qui ne se limite pas à la santé humaine, mais intègre celle des animaux et des écosystèmes. Car ces trois dimensions sont liées : sans des écosystèmes et des animaux sains et biologiquement diversifiés, la santé humaine ne peut se maintenir. C’est sur ce raisonnement que repose le mouvement « One Health » 30 (« Une seule santé ») créé par des scientifiques américains dans les années 2000 en réaction au risque éco-épidémiologique croissant, puis repris par les Nations Unies en 2012 et décliné au niveau national dans de nombreux pays, y compris en Belgique 31. Rassemblant des scientifiques de différentes disciplines (vétérinaires, médecins, épidémiologistes, etc.), ce mouvement réclame une gouvernance de la santé basée sur le concept One Health à tous les niveaux de décision 32.
Ensuite, il ressort de notre analyse qu’il est nécessaire de cesser d’abattre les forêts d’une part, et de changer radicalement la production alimentaire, d’autre part. Le premier aspect passera notamment par une lutte contre la déforestation importée 33 et les projets inutiles et imposés 34. Le second suppose le développement de l’autonomie des agriculteur·rices par rapport à l’agrobusiness ainsi que la diversification des espèces d’animaux et de cultures tant dans les exploitations agricoles qu’au niveau des régions, dans le cadre d’un « ré-ensauvagement stratégique » 35. Ce deuxième volet nécessite également le déploiement d’une agriculture paysanne et biologique respectueuse de la fertilité des sols.
Mais nous ne pourrons pas nous attaquer en profondeur à ces fléaux que sont la déforestation et l’agriculture industrielle sans combattre le système qui les crée. Nous rejoignons ainsi Rob Wallace quand il souligne que les vrais foyers de la plupart des épidémies sont à rechercher du côté de Londres, New York ou Hong Kong, car ces lieux sont les fers de lance du capital, responsable de l’accaparement des dernières forêts primaires et des terres agricoles appartenant encore à des petits paysans 36. L’expropriation et la réappropriation de secteurs clés comme ceux de l’agriculture industrielle, de l’industrie chimique ou de l’industrie pharmaceutique, ainsi que leur transformation et leur gestion en tant que commun par et au bénéfice des communautés, apparaissent ainsi comme un horizon à poursuivre.
1. Extrait d’un tweet de Georges-Louis Bouchez du 29 mars 2020.
2. Les zoonoses sont « des maladies et infections (...) dont les agents se transmettent naturellement des animaux à l’être humain, et vice-versa ». Source : Wikipédia, consulté le 28 octobre 2021.
3. S. Foucart, N. Guibert, S. Enderlin et F. Lemaître, « Covid-19 : comment la Chine mène une guerre de l’information pour réécrire l’origine de la pandémie », Le Monde, 27 mars 2021, consulté le 31 août 2021.
4. J. Kramer, « Coronavirus : la piste de la fuite d’un laboratoire de nouveau étudiée », National Geographic, 7 juin 2021, consulté le 31 août 2021.
5. Source : zoonose, Wikipédia, consulté le 30 août 2021.
6. Idem.
7. J. Vidal, « Tip of the iceberg : is our destruction of nature responsible for covid-19 ? », The Guardian, 18 mars 2020, consulté le 31 août 2021.
8. Idem, notre traduction.
9. « Le dangereux déclin de la nature : un taux d’extinction des espèces « sans précédent » et qui s’accélère », communiqué de presse de l’IPBES à l’occasion de la publication de son dernier rapport, 6 mai 2019, consulté le 31 août 2021.
10. Idem.
11. M. Valo, « La pression des activités humaines sur la planète s’accentue dangereusement », Le Monde, 26 août 2016, consulté le 31 août 2021.
Voir aussi : O. Venter, E. Sanderson, A. Magrach et al. « Sixteen years of change in the global terrestrian human footprint and implicatiosn for biodiversity conservation », Nature Communications 7, 12558 (2016), consulté le 31 août 2021.
12. En écologie, la biomasse désigne
« la quantité (masse) totale d’organismes vivant dans un biotope ou un lieu déterminé à un moment donné ». Source : Wikipédia, consulté le 31 août 2021.
13. B. Morizot, Raviver les braises du vivant, Actes Sud/Wildproject, 2020, p. 23.
14. En biologie, l’autotrophie désigne la capacité d’un organisme à élaborer sa propre matière organique à partir d’éléments minéraux. Il utilise pour cela en général l’énergie lumineuse, notamment via la photosynthèse. Ce mode de nutrition caractérise ainsi spécifiquement les végétaux chlorophylliens, seuls êtres vivants capables, avec certaines bactéries, de produire par eux-mêmes leur propre nourriture !
15. B. Morizot, op. cit.
16. S. Shah, « Contre les pandémies, l’écologie », Le Monde diplomatique, Mars 2020, consulté le 31 août 2021.
17. J. Settele, S. Diaz, E. Brondizio, P. Daszac, « Les mesures de stimulation liées au covid-19 doivent sauver des vies, protéger les moyens de subsistance et sauvegarder la nature pour réduire le risque de futures pandémies », article d’experts invités de l’IPBES, 27 avril 2020, consulté le 31 août 2021.
18. « Maladie à virus Ebola et fragmentation des forêts en Afrique », rapport de l’Environmental Foundation for Africa et de la Fondation ERM, août 2015, consulté le 31 août 2021.
19. Citées par S. Shah, op.cit.
20. L’IPBES est la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques. On peut dire qu’elle est l’équivalent du GIEC en ce qui concerne la biodiversité.
21. J. Settele, S. Diaz, E. Brondizio, P. Daszac, op.cit.
22. S. Shah, op.cit.
23. Voir : R. Wallace, « Covid-19, l’agro-industrie est prête à risquer la santé du monde », Lava, 18 mars 2020, consulté le 31 août 2021.
24. Idem.
25. S. Shah, op.cit.
26. R. Wallace, op.cit.
27. Relative aux espèces.
28. Citation de K. Jones par J. Vidal, op.cit., notre traduction.
29. Idem.
30. Voir par exemple l’EcoHealth Alliance, « One Health in Action », consulté le 31 août 2021.
31. Voir : « One Health Belgium Network ».
32. L. Debove, « One Health » : allier santé humaine, animale et environnementale pour limiter les pandémies »,
La relève et la peste, 21 avril 2021, consulté le 31 août 2021.
33. Qui fait référence à l’importation de produits alimentaires issus
de la déforestation.
34. Il s’agit de projets qui menacent directement des terres à haute valeur biologique, comme par exemple le projet d’aéroport à Notre-Dame des Landes
(finalement abandonné), ou, plus près de nous, le projet de zoning industriel à la Sablière d’Arlon (où une ZAD s’était installée avant d’être violemment expulsée).
35. « Agrobusiness et épidémie, d’où vient le coronavirus ? », Interview de R. Wallace, Expansive Info, 17 mars 2021, consulté le 31 août 2021.
36. R. Wallace, op.cit.
Anaïs Trigalet, Chargée de mission à la FTU
Crédit : Pascalelune Photos