affiche a4 coul 1Réaliser des parcours décoloniaux de l’espace public, conscientiser la population à la problématique du racisme systémique mais aussi produire des récits alternatifs sur l’histoire de la colonisation et de l’immigration pour que les personnes racisées puissent construire une mémoire collective non pas fondée sur la honte mais sur la résistance, tels sont les objectifs de la Plateforme associative « Décolonisation des esprits et de l’espace public ». Celle-ci entend lutter contre toutes les formes de racisme qui structurent notre société et promouvoir le dialogue interculturel.

 

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Dans quel contexte la plateforme est-elle née ?

On assiste aujourd’hui à l’émergence d’un mouvement antiraciste porté par les nouvelles générations d’Afrodescendant et Afrodescendantes qui refusent de manière plus radicale que leurs parents la soumission et l’oppression. Ces jeunes de la deuxième et troisième génération ont une conscience plus forte du statut d’infériorisation qui leur a été attribué par la société. Contrairement à leurs parents dont la principale préoccupation était de s’intégrer, ils refusent la relégation sociale et contestent le fait d’être victimes de racisme et de discrimination. Ils réclament des droits, veulent une place dans la société. Ils sont nés ici, parlent la langue du pays, y ont réalisé leurs parcours scolaires, etc. Alors pourquoi devraient-ils accepter d’être des citoyens et des citoyennes de seconde zone ? C’est donc dans ce contexte que la plateforme est née.

Mais concrètement, c’est en 2017 que remonte le début de cette aventure. À l’époque, le Collectif Mémoire coloniale et la communauté afrodescendante montoise ont interpelé les autorités communales pour installer à l’Hôtel de Ville de Mons une plaque à la mémoire de Patrice Lumumba et de toutes celles et tous ceux qui se sont battus pour l’indépendance du Congo. Le 21 octobre 2018, la plaque commémorative a été inaugurée. Le lendemain, une réunion des associations a été organisée pour poursuivre de manière pérenne des actions de lutte contre le racisme structurel et de promotion du dialogue interculturel.

Que vise cette plateforme ?

La plateforme cherche à éduquer le grand public pour qu’il comprenne que le racisme est systémique et est une affaire de domination sociale, culturelle, économique et politique, qui se perpétue dans la société et dans ses institutions. Il faut que les gens prennent conscience que le racisme est l’héritage d’une époque, qui imprègne nos cultures et nos modes de fonctionnement sans que l’on n’en soit nécessairement conscient et que pour l’éradiquer, nous devons mener un travail tant individuel que collectif. Car, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que le racisme inter-individuel – c’est-à-dire celui contenu dans des propos tels que « retourne dans ton pays » –  n’est pas la seule expression du racisme. Le racisme est aussi institutionnel. Il se manifeste par le fait qu’une personne racisée accède moins facilement à un emploi, à un logement, qu’elle se fait plus facilement interpelée par la police, etc. Et puis, il y a aussi le racisme sociétal, celui qui imprègne la culture (ex. le sauvage d’Ath, le folklore, les signes et symboles culturels, etc.). Le racisme n’est donc pas qu’une problématique individuelle. Il se loge aussi aux niveaux institutionnel et sociétal. C’est dans cet objectif de sensibilisation que sont organisées des visites décoloniales de l’espace public.

Mais la conscientisation s’opère aussi grâce à la formation collective à des concepts, notamment issus des études postcoloniales tels que la colonialité de l’être, du pouvoir du savoir et du genre. Ces concepts permettent de rendre compte qu’aujourd’hui encore le modèle colonial perdure tant ici que là-bas et qu’il est à l’origine de la perpétuation du racisme dans nos sociétés. Ils montrent que le racisme est vraiment structurel.
Enfin, la plateforme vise aussi à permettre aux personnes racisées de réaliser un travail de mémoire et de résilience en leur donnant la possibilité de connaitre leur passé, d’apprendre collectivement à refuser de s’approprier des représentations qui leur sont imposées.

Ce travail de résilience passe notamment par un travail sur l’histoire et la mémoire ?

En effet, c’est un axe important de notre travail qui s’effectue via des ateliers d’Afrodescendants. On y apprend à s’organiser pour lutter, à travers entre autres, la déconstruction des mythes coloniaux, des symboles et des discours issus de la propagande raciste de l’époque coloniale. La transmission de l’histoire de l’Afrique a été largement défaillante, même dans les cercles familiaux. Or cette vision lacunaire du passé a des répercussions importantes sur l’estime de soi de la nouvelle génération d’Afrodescendants. Ces jeunes se sentent humiliés et honteux des représentations qu’on leur a transmis de leurs ancêtres. Dans la mémoire collective, ceux-ci se sont agenouillés devant l’oppresseur et ont collaboré avec les esclavagistes en trahissant les leurs. Ils se voient comme un peuple corrompu, qui au lieu de se battre quand il est attaqué, pactise avec l’ennemi.

Au sein des ateliers, nous montrons comment les choses se sont vraiment passées, que les Congolais·es se sont battus contre l’envahisseur mais qu’ils ont été vaincus, comme dans toute guerre. Nous faisons alors ressurgir toutes les figures de résistance contre l’oppresseur. Cela permet aux jeunes de se resituer comme des êtres humains qui malgré l’oppression sont capables de se battre pour leur dignité, de se mettre debout et de réclamer leur liberté. C’est ainsi que nous produisons des contre-histoires décoloniales. Dans ce cadre, on aborde aussi le thème des indépendances africaines qui ne sont pas nées de nulle part mais qui ont été le fruit de luttes déterminées ainsi que celui des parcours migratoires. Dans un esprit de dialogue interculturel, ces récits permettent de comprendre pourquoi l’exil a été choisi par les générations précédentes et d’accéder à des pans entiers des histoires familiales qui restaient enfouis en elles.

Les victoires issues des luttes antiracistes ont-elles des effets sur le travail de la plateforme ?

Ces victoires montrent que les luttes n’ont pas lieu qu’en Afrique. Que la diaspora aussi ne peut pas accepter les exploitations, les humiliations, le racisme et l’exclusion. Cela permet aussi de se dire que si ailleurs les combats peuvent donner lieu à des droits et des libertés indéfiniment, ceux que nous menons ici peuvent aussi aboutir à des changements. Ce n’est finalement qu’une question de méthodologie à adapter au contexte dans lequel nous sommes. Les victoires dans le monde donnent du souffle et de l’espoir parce qu’on se dit que nous ne sommes pas condamnés à vivre le racisme ; qu’il y a moyen que ça change. Qu’on ne va pas léguer le racisme à nos enfants et nos petits-enfants.

Pourquoi les réunions en non-mixité choisie sont-elles nécessaires ?

Revisiter l’histoire de l’Afrique, les cultures, les spiritualités, les arts africains nous permet de nous réancrer dans notre histoire et notre culture. Cette étape est un préalable nécessaire avant de s’ouvrir à d’autres cultures et d’aller vers la rencontre interculturelle. Mais c’est aussi essentiel face à ce que l’on appelle l’ignorance blanche qui consiste à minimiser, relativiser, sous-peser ce que vivent les personnes confrontées au racisme. Cette silenciation de ce qui se vit est un frein à la libération de la parole. Et si les personnes n’osent pas s’exprimer, l’échange ne peut avoir lieu. Or, c’est plus facile de prendre du recul quand on s’aperçoit que ce que l’on vit est vrai, est dur mais est partagé. Sans ces « safe space » pour partager son expérience, les personnes ne peuvent prendre conscience que le problème ne vient pas d’elles et dès lors elles intériorisent leurs pensées négatives sur elles-mêmes et finissent par se détester et détester celles qui leur ressemblent. Disposer d’espaces sécures pour libérer la parole est donc vital.

Comment alors créer des « ponts » entre les publics opprimés ?

Quand les gens ont fait la paix avec eux-mêmes, ils sont prêts à s’ouvrir aux autres et à comprendre qu’ils ont, avec les classes populaires, un ennemi commun : le capitalisme. Pour aborder cela ensemble, il faut nécessairement passer par l’histoire. Elle permet de montrer comment le capitalisme se nourrit d’êtres humains. Elle met en évidence le parallélisme des situations : que les Italien·nes qui ont travaillé dans les mines équivalaient à autant de kilos de charbon, comme les Congolais·es de caoutchouc. Dans une période où l’on dresse les personnes les unes contre les autres, alors qu’elles sont les victimes d’un même système d’exploitation, ce travail historique et de rencontre est essentiel. 

Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT

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