Avec les élections fédérales allemandes de ce 26 septembre, c’est l’ère après-Merkel qui s’ouvre. Entre inégalités sociales, urgence climatique, pression exercée par l’extrême droite sur la démocratie allemande... les défis sont de taille. Tour d’horizon des implications syndicales et citoyennes dans une perspective européenne.
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« De nombreux salariés allemands vivent le deuxième été depuis l’émergence du Covid-19 avec des sentiments extrêmement mitigés. » 1 C’est ce que révèlent les derniers enseignements de l’enquête représentative sur la population active menée par la Fondation Hans Böckler 2, depuis le printemps 2020. « D’une part, le nombre de personnes craignant de perdre leur emploi à cause de la pandémie en juillet 2021 est moindre qu’en hiver 2020. Le taux est passé de 13 % en novembre 2020 à 8 % à l’été 2021. La proportion des personnes qui perçoivent la situation actuelle comme stressante sur le plan familial, financier ou professionnel a également diminué ces derniers mois et s’est stabilisée au niveau de l’été 2020 (…). 59 % des personnes interrogées en juillet dernier se sont par contre déclarées insatisfaites de la politique anti-crise actuelle du gouvernement fédéral allemand. Près de 90 % des personnes interrogées sont préoccupées par la cohésion sociale de la société et par l’augmentation des inégalités sociales. Un taux qui ne varie pratiquement pas à travers le temps. » 3
Régression sociale
Les données des centres de recherche comme celui de la Fondation Böckler indiquent toutes une régression sociale en Allemagne : « Les revenus sont plus inégalement répartis aujourd’hui qu’il y a deux ou trois décennies et la richesse est plus concentrée que dans presque tous les autres pays européens. (…) La mobilité sociale est relativement faible : les riches restent généralement riches, les pauvres restent pauvres et le statut social des enfants dépend fortement du foyer parental. Plus récemment, les inégalités n’ont guère diminué, malgré une conjoncture économique favorable. » 4 Le coefficient de Gini qui reflète les inégalités reste proche de 0,30 selon les rapports annuels d’Eurostat. En comparaison, celui de la Belgique avoisine les 0,25, ce qui représente une inégalité moindre 5.
Les causes des régressions en matière d’inégalités de revenus sont avant tout à chercher dans les réformes néolibérales du chancelier Gerhard Schröder (SPD, alors en coalition avec les Verts), auxquelles les gouvernements successifs de Merkel n’ont pas touché en substance : « Surtout au début des années 2000, l’écart entre les revenus s’est considérablement agrandi. Cette évolution est liée à l’augmentation des emplois atypiques – temps partiel, travail à durée déterminée ou mini-jobs – au cours de cette période. » 6 Le secteur des bas salaires est depuis lors un des plus importants en Europe. Alors qu’il concerne près de 10 % des travailleur·ses dans les autres économies de l’Europe de l’Ouest, il représente le double en Allemagne. En chiffres absolus, plus de huit millions de travailleur·ses allemand·es ont de faibles revenus, malgré leur travail 7. Force est de constater que l’introduction d’un système de salaire minimum légal, le 1 er janvier 2015 n’a, à ce stade, pas pu remédier à cette situation. Le montant du salaire minimum de 8,5€/h avait été fixé délibérément trop bas pour être un instrument de lutte contre la pauvreté, et ce afin d’obtenir l’accord des partis de droite à ce dispositif. Depuis son lancement, la confédération syndicale allemande, le DGB, mène campagne pour augmenter substantiellement le salaire minimum, les taux de couverture de négociation collective et des systèmes de protection sociale liés, notamment pour des groupes particulièrement vulnérables.
Pour Ulrich Schneider, le président de la coupole d’organisations allemandes de lutte contre la pauvreté, la situation est extrêmement claire : « Pendant des années, les succès économiques n’ont pas atteint les pauvres (avec ou sans emploi). Ils sont largement ignorés dans les plans de sauvetage de la crise actuelle. Il s’agit non seulement d’un cas d’ignorance politique ridicule, mais aussi d’un refus délibéré de la part du gouvernement fédéral. » 8
Vers un avenir plus social et sûr
« Echt gerecht » 9 – « Véritablement juste » est le titre ainsi choisi pour la campagne du DGB dans le cadre des élections fédérales de ce 26 septembre : « En tant que Confédération allemande des Syndicats, nous ne voulons pas le statu quo “pré-Corona”. Nous voulons la sécurité dans le changement. C’est pourquoi nous appelons les partis à travailler pour un avenir meilleur, plus social et plus sûr. En d’autres termes : VÉRITABLEMENT JUSTE ! Le prochain parlement a la responsabilité de tout faire pour préserver les emplois, renforcer nos systèmes sociaux et répartir équitablement les coûts de la crise. Le renforcement des négociations collectives, des investissements importants et une réforme du système fiscal en sont les facteurs clés. » 10
Pour le DGB, la démocratie au travail doit également être au centre de l’attention. À ce stade, il y a des engagements des partis de droite à ne pas toucher au statu quo et des promesses d’étendre la couverture ou les domaines de la part des partis de gauche. « C’est une nouveauté dans l’histoire des relations entre les chrétiens-démocrates et les syndicats, non exempte de controverses : récemment, le candidat à la chancellerie de la CDU, Armin Laschet, et le président du DGB, Reiner Hoffmann, ont écrit un panégyrique commun pour le journal Handelsblatt, faisant l’éloge de septante ans de cogestion du charbon et de l’acier et de la “coopération constructive entre le travail et le capital”. » 11
Historiquement proche des milieux syndicaux, le SPD a connu une longue traversée de désert dans les sondages au niveau fédéral, tendance qui est en train de s’inverser quelque peu ces dernières semaines. Toutefois, la question de l’héritage des réformes menées par le gouvernement Schröder reste une plaie qui peine à se cicatriser au sein d’un parti qui éprouve également de grandes difficultés à trouver son public. Les temps où la figure emblématique du travailleur industriel et la promesse de mobilité sociale étaient au centre du discours politique social-démocrate semblent révolus depuis longtemps. Force est de constater que le parti de La Gauche (« Die Linke ») ne parvient pas non plus à attirer cet électorat.
Le défi du changement climatique
Très récemment, les inondations de l’été à l’ouest du pays ont remis la question climatique et écologique de nouveau au centre des débats électoraux. Les mass-médias du pays s’étaient refusé à en faire la question centrale pour l’avenir, la réduisant tout au plus à un problème parmi d’autres, malgré les hauts taux d’approbation des Verts montant au-delà des 25 % dans les sondages.
Côté syndical, une charte de transformation a été réalisée et présentée aux candidat·es à la chancellerie lors d’un débat virtuel fin août. La charte résume en dix points les demandes syndicales majeures en matière de transition sociale, écologique et démocratique. Les nécessités de nouveaux financements y sont d’abord mises en avant. Des calculs conjoints d’instituts macroéconomiques proches des syndicats et des employeurs ont souligné le besoin d’investissements additionnels de 450 milliards d’euros sur dix ans pour une « infrastructure adaptée à l’ère post-fossile » 12. Le défi environnemental rencontre ici la nécessité d’investir dans l’infrastructure publique, singulièrement délaissée ces dernières décennies. Par la suite, la charte insiste essentiellement sur la dimension sociale de la transition, sur le concept de travail de qualité (« Gute Arbeit » 13) ainsi que sur la participation et la dimension européenne.
Un des sujets les plus controversés en matière de transition est la date de sortie très tardive du charbon de l’Allemagne 14, prévue seulement pour 2038, donnant ainsi au secteur une durée de vie inégalée en Europe, à part en Pologne. Il y a dix ans, Oxfam avait calculé que le secteur du charbon du pays cumulait à lui seul plus d’émissions de CO2 que l’ensemble de l’Afrique subsaharienne 15 (hormis l’Afrique du Sud). Entretemps, l’Allemagne est sortie du secteur de la houille, mais les engagements de Paris, auxquels elle a souscrit, semblent toujours difficilement atteignables dans ce cadre 16. Sept centrales de lignite – dont trois localisées à proximité de la frontière belge – émettent à elles seules toujours plus de CO2 que la Belgique entière 17. Le candidat de la CDU à la succession de Merkel, Achim Laschet, originaire d’Aix-la-Chapelle et d’ascendance belge du côté de ses grands-parents, a vécu ces dernières années, comme ministre-président de la Rhénanie du Nord-Westphalie, des débats particulièrement vifs à cet égard, notamment avec les organisations environnementalistes. Les décisions du passé lui sont autant reprochées qu’une trop grande proximité avec les milieux industriels allemands. Des ONGs proposent notamment des réformes fondamentales des registres de transparence 18. Des débats semblables peuvent être observés dans les discussions autour de la récente loi allemande sur la chaîne d’approvisionnement. On y retrouve un lobbying patronal particulièrement agressif. Pas question pour eux de prendre davantage en considération les besoins de travailleur·ses du Sud et de l’environnement lors de processus de production qui sont de plus en plus intégrés et globalisés. Dans ces débats, les partis gouvernementaux et de droite n’y ont en grande partie que promu les intérêts patronaux. Des organisations de la société civile parlent de « corporate capture », terme aussi utilisé pour décrire la manière dont les autorités allemandes défendent les brevets BioNTech-Pfizer contre toute demande d’accessibilité universelle des vaccins contre le Covid-19 19.
Des élections sous surveillance
Les organisations syndicales et sociales allemandes sont, par ailleurs, très inquiètes concernant les défis relativement nouveaux que posent ces élections. Il y a d’abord des risques de manipulations de celles-ci par des acteurs externes, notamment via la communication numérique. Pour contrer ce risque, le DGB et d’autres organisations participent à une alliance nouvelle pour la sécurité des élections 20.
La démocratie allemande est également mise sous pression par de nouvelles formes de terrorisme d’extrême droite. L’assassinat du politicien de la CDU Walter Lübcke en est sans doute l’exemple le plus emblématique. Des alliances d’ONGs recensent aujourd’hui 20.000 personnes sur des listes noires (« Feindeslisten ») d’organisations d’extrême droite violentes 21. Les débats à cet égard sont de plus en plus âpres, notamment dans les régions de Saxe et de Thuringe.
L’AfD, parti fondé en 2013 par des professeurs d’économie orthodoxes 22 et de patrons très conservateurs et anti-égalitaires, se présente aujourd’hui comme un parti qui défie de plus en plus la démocratie allemande. C’est que ce parti a glissé rapidement vers l’extrême droite, notamment dans le contexte de la soi-disant crise migratoire de 2015. Une nouvelle étude approfondie à la demande du DGB conclut : « L’AfD n’est pas un parti qui défend les intérêts des travailleurs salariés. Au contraire : au lieu de propositions concrètes de solutions, il tente seulement de faire de la propagande. Et les propositions qu’ils font visent à soutenir les indépendants et les entreprises multinationales. » 23
La candidature pour la CDU en Thuringe, de l’ancien président de l’Office des Services de Renseignements intérieurs, Hans-Georg Maassen, préoccupe également les observateurs, y compris dans les rangs plus progressistes de la CDU. Massen est devenu un symbole pour tous ceux qui dénoncent une prétendue gauchisation ou social-démocratisation de la démocratie chrétienne pendant les années Merkel. Lui-même avait été écarté des services il y a trois ans. Les actuels responsables des mêmes services de renseignement intérieurs dénoncent son agenda aux positions anti-migration et antisémite.
La renommée revue critique des Blätter für deutsche und internationale Politik s’interroge par ailleurs sur la responsabilité très lourde de la presse tabloïde allemande dans la promotion des idées de droite extrême et d’extrême droite. Albrecht von Lucke, un des rédacteurs des Blätter, les considère d’ailleurs comme une opposition extra-parlementaire de droite 24, largement responsable de la dislocation de l’opinion publique allemande vers la droite, alors que les sondages indiquent par ailleurs une beaucoup plus grande sensibilité sociale chez les Allemand·es 25.
Sur le plan électoral, le suspense reste entier à l’approche du scrutin. Les derniers sondages indiquent qu’il ne sera probablement pas possible de former un gouvernement de coalition avec deux partis (si l’on considère comme un bloc la CDU/CSU qui constitue un seul groupe parlementaire). Pour la première fois depuis les années 1950, un gouvernement tripartite est donc une réelle possibilité au niveau fédéral. Le public belge peut donc s’attendre à un scénario auquel il est habitué : une longue phase de négociations pour la formation d’un gouvernement. #
(*) Responsable Europe
au département international de la CSC
(**) Assistant professeur au Luxembourg
Centre for Contemporary and Digital History (C²DH)
1. Hans Böckler Foundation, « Weniger Erwerbstätige fürchten um Job, Belastungsgefühle sinken, aber hohe Unzufriedenheit », actualisé le 03/08/21, [En ligne], https://www.boeckler.de/de/pressemitteilungen-2675-weniger-erwerbstatige-furchten-um-job-belastungsgefuhle-sinken-aber-hohe-unzufriedenheit-34600.htm
2. La Fondation Hans Böckler est proche du DGB, la confédération syndicale allemande. Pour des informations sur les syndicats allemands: http://fr.worker-participation.eu/Systemes-nationaux/Pays/Allemagne
3. Hans Böckler Foundation, Ibid.
4. Hans Böckler Foundation, « Soziale Ungleichheit in Deutschland » actualisé le 10/03/21, [En ligne], https://www.boeckler.de/de/auf-einen-blick-17945-20845.htm ,
5. Eurostat, « Coefficient de Gini du revenu disponible équivalent - enquête EU-SILC », actualisé le 02/09/21, [En ligne], https://appsso.eurostat.ec.europa.eu/nui/show.do?dataset=ilc_di12&lang=fr (consulté le 16/08/21)
6. Hans Böckler Foundation « Ungleichheit geht kaum zurück », actualisé le 02/19 [En ligne] https://www.boeckler.de/de/boeckler-impuls-ungleichheit-geht-kaum-zurueck-4416.htm
7. The project Working, Yet Poor (WorkYP), https://workingyetpoor.eu
8. Der Paritätischen Gesamtverbandes, «Der Paritätische Armutsbericht 2020 », [En ligne], https://www.der-paritaetische.de/themen/sozialpolitik-arbeit-und-europa/armut-und-grundsicherung/armutsbericht/
9. Echt gerecht | DGB
10. Ibid.
11. Hans Böckler Foundation,« Darf‘s etwas mehr sein? », actualisé en avril 21, [En ligne] https://www.boeckler.de/de/magazin-mitbestimmung-2744-darfs-etwas-mehr-sein-34614.htm
12. Hans Böckler Foundation, « 450 Milliarden Euro Extra-Investitionen über 10 Jahre bringen große Fortschritte für zukunftsfähige Wirtschaft – Studie von IMK und IW », actualisé le 18/11/19, [En ligne] https://www.boeckler.de/de/pressemitteilungen-2675-450-milliarden-euro-extra-investitionen-ueber-10-jahre-bringen-grosse-fortschritte-fuer-18613.htm
13. DGB, « Was ist der DGB-Index Gute Arbeit? », [En ligne] https://index-gute-arbeit.dgb.de/dgb-index-gute-arbeit/was-ist-der-index
14. CLEAN ENERGY WIRE, « German debate about coal end date 2038 heats up in election campaign », actualisé le 02/08/21, [En ligne] https://www.cleanenergywire.org/news/german-debate-about-coal-end-date-2038-heats-election-campaign
15. OXFAM DEUTSCHLAND, « Klimaschädlichste Form der Energiegewinnung wird weiter ausgebaut », [En ligne] https://www.oxfam.de/system/files/infoblatt_kohlekraftwerke_in_deutschland_final_fs.pdf
16. https://twitter.com/3eintelligence/status/1430453307357732864
17. Voir https://www.mdr.de et https://www.climat.be
18. https://www.lobbycontrol.de/
19. Voir L. OBERNDORFER,
O. PRAUSMÜLLER « Au bord d’un « échec moral catastrophique » : l’Europe persiste et signe ? » Démocratie, mai 21 de Démocratie
20. DGB, « Fairer, digitaler Wahlkampf », [En ligne] https://www.dgb.de/themen/++co++408d4c08-ba13-11eb-82b1-001a4a160123 ; https://campaign-watch.de/leitfaden/
21. Voir https://correctiv.org/menschen-im-fadenkreuz/
22. Pour approfondir les débats autour de l’orientation économique allemande au sein de l’Europe, voir T. MIESSEN, «D’urgence de véritables politiques macroéconomiques !, interview de Heiner Flassbeck, Démocratie septembre 21.
23. DGB, « Die AfD vor der Bundestagswahl 2021 », [En ligne] https://www.dgb.de/++co++8d1db6d8-ff42-11eb-9235-001a4a160123
24. A. von Lucke , « Rechte APO mit medialer Macht », Blaetter, mars 21 [En ligne] https://www.blaetter.de/ausgabe/2021/maerz/rechte-apo-mit-medialer-macht
25. Commission européenne, « New Eurobarometer survey shows Social Europe is a top priority for large majority of EU citizens » [En ligne] https://ec.europa.eu/social/main.jsp?langId=de&catId=89&furtherNews=yes&newsId=9940
Crédit photo : Marco Verch Professional Photographer