schma 1Kate Raworth 2017La théorie du Donut de l’économiste Kate Raworth suscite un engouement croissant auprès des acteurs qui pensent la transition. Après Amsterdam, c’est au tour de Bruxelles de s’emparer de ce nouvel outil, avec l’intention affirmée de poser des actes concrets en faveur de la transition. L’expérience Brussels Donut 1 a vu le jour en août 2020 et s’est terminée en mai dernier. Mais en quoi consiste le modèle Donut et pourquoi l’utiliser ? Quelle en est l’appropriation bruxelloise et quel bilan tirer de cette première phase d’expérimentation ? Réponse avec Laure Malchair.

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Qu’est-ce que la théorie du Donut ?

La théorie du Donut a été développée par l’économiste anglaise Kate Raworth dans son livre Doughnut Economics, Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist. Elle part du constat que le modèle économique de croissance dans lequel nous nous trouvons n’est pas tenable. Il contient de nombreux dysfonctionnements qui conduisent notamment aux crises financières, aux inégalités extrêmes de revenus et d’accès aux ressources ainsi qu’à l’exploitation destructive de l’environnement. Selon elle, une société durable doit respecter le plancher des droits humains, mais aussi le plafond écologique de la planète. Ce sont les deux limites entre lesquelles nous devons redéfinir notre bien-être. Le Donut est une image qui permet de représenter sa vision de l’économie. Il remplace l’image de la courbe montante associée à la croissance et au développement d’une société en un cercle illustrant quant à lui une économie regénérative 2, distributive 3 et intégrée dans la société et la biosphère. Pour Kate Raworth, l’économie doit viser la prospérité équilibrée plutôt que la croissance économique. Ce sont là quelques-uns des sept principes 4 sur lesquels se fonde la théorie du Donut.

Est-ce donc la force de l’image qui en fait sa principale qualité ?

Le Donut détient une grande qualité pédagogique, c’est indéniable. Il offre une image puissante qui permet de saisir rapidement le modèle économique qu’il illustre. Chacun doit trouver sa place dans la « chair » du Donut, entre le plancher social et le plafond écologique. C’est l’espace écologiquement sûr et socialement juste pour l’humanité. Personne ne doit tomber dans le trou au milieu, c’est-à-dire se trouver en deçà des besoins de base tels que les besoins en eau, nourriture, énergie, éducation, revenus, logement. Et personne ne peut sortir hors des limites du Donut qui représentent les limites planétaires : la pollution de l’air, le changement climatique, la perte de biodiversité, l’acidification des océans, etc. Cette qualité pédagogique du Donut est essentielle pour convaincre de l’apport du modèle.

En quoi justement cet outil est-il innovant ?

Le plancher social et le plafond écologique contenus dans le Donut ne sont pas des notions nouvelles. Mais la force de Kate Raworth est tout d’abord de rassembler ces deux éléments dans un seul schéma et de montrer par là même qu’il faut développer une vision à 360° de notre société ; que l’on ne peut plus penser l’écologique, l’économique et le social séparés les uns des autres. Le Donut est dès lors une sorte de « boussole » qui nous « impose » par la forme du modèle à prendre en considération à la fois les enjeux sociaux, économiques et environnementaux et qui nous guide face aux défis du XXIe siècle.

L’autre innovation du modèle Donut est d’avoir intégré, dans le schéma, l’articulation entre le local et le global. Ce qui signifie que l’on ne peut pas penser les actes posés au niveau politique, individuel ou organisationnel, uniquement par rapport à l’impact qu’ils ont chez nous (niveau local). Il faut tenir compte de leur impact ailleurs (niveau global). De nouveau, cette réflexion n’est pas neuve. Nous savons pertinemment que les gestes que l’on pose au quotidien ici ont un impact ailleurs. Mais ce n’est pas forcément pris en compte dans la mise en œuvre des stratégies de développement actuelles alors que le modèle de Kate Raworth nous y contraint.

Concrètement, comment se réalise l’analyse Donut ?

Les chercheur·ses de l’équipe de Kate Raworth ont déterminé un ensemble d’indicateurs au niveau planétaire en lien avec les objectifs sociaux et écologiques du modèle. L’analyse Donut qu’il·elles ont réalisée donne une représentation de notre planète par rapport au plafond écologique et au plancher social, avec des zones rouges et des zones vertes. Il·elles ont ainsi pu établir le pourcentage de la population mondiale qui se trouve dans le cœur du Donut. Ensuite, il·elles l’ont déclinée par pays à partir d’indicateurs standards. Si l’image Donut de la Belgique est assez positive par rapport au plancher social, elle est catastrophique au niveau du plafond écologique. Ensuite, pour faciliter l’appropriation du modèle et permettre son application à différentes échelles de vie comme celle du territoire, il·elles ont développé divers outils pratiques dont celui des quatre lunettes. Avec ces lunettes, les enjeux sociaux et écologiques sont pris en compte, mais aussi les dimensions locales et globales de ceux-ci.

Une société durable doit respecter le plancher des droits humains, mais aussi le plafond écologique de la planète.

Brussels Donut est alors une application régionale de cette démarche ?

En effet. L’outil Donut peut être utilisé à quelque niveau que ce soit et avec n’importe quel objectif. On peut ainsi placer au centre du Donut un objet, une stratégie politique, un projet d’institution ou d’organisation de terrain, le développement d’un quartier... À chaque fois, va se poser la question des impacts positifs ou négatifs sur les habitant·es du territoire (le local-social), sur le territoire (local-écologique), sur la façon dont sa région a une empreinte écologique plus ou moins forte sur la planète (global-écologique) et sur les gens qui vivent ailleurs dans le monde (global-social).

Dans le Brussels Donut, la première étape a consisté à réaliser un diagnostic de la situation. Nous avons travaillé sur quatre niveaux différents : le niveau macro (le portrait Donut de la Région de Bruxelles-Capitale) ; le niveau méso (l’analyse des stratégies et plans d’action) ; le niveau micro (projets et activités) et le niveau nano (niveau de l’objet, en l’occurrence le téléphone portable). Ensuite, nous avons réfléchi à quels pourraient être les gestes à accomplir, les décisions à prendre pour être plus cohérents et justes sur chaque niveau.
Le modèle est universel dans la méthode, mais pas dans les solutions qu’il apporte…

Certaines personnes voient le Donut comme pouvant offrir une solution aux déséquilibres auxquels une structure fait face. Mais dès qu’on l’utilise, on s’aperçoit qu’en réalité le Donut ne donne pas de solution. C’est un outil de travail, de visualisation qui apporte une perspective de développement et qui nous dit comment avancer pour y arriver. Cela signifie que l’on ne peut pas juste demander à une boite de consultance de faire l’analyse Donut de telle ou telle structure et de proposer des solutions. Ça ne marche pas comme ça. Il faut que les personnes consultées soient autour de la table et qu’il y ait une véritable volonté de changement sinon l’analyse ne sert à rien. Ce sont les acteurs eux-mêmes qui identifient les impacts, donnent forme à l’image de la ville et décident des étapes à réaliser. Il s’agit donc d’un outil d’intelligence collective, de créativité ; une invitation à travailler avec des gens avec lesquels on ne travaillerait pas forcément. En cela, le Donut constitue aussi un formidable outil de mise en réseau et de structuration du travail collectif.

Quelle est la spécificité de l’appropriation bruxelloise du Donut ?

Bruxelles est la deuxième ville européenne après Amsterdam à se lancer dans cette expérience. L’angle par lequel nous avons décidé de rentrer dans le Donut est celui de la participation citoyenne et de la cocréation. Cela en fait notre spécificité. Actuellement, il y a des centaines de villes qui veulent se lancer dans le Donut. Bruxelles est un laboratoire vivant observé par de nombreux acteurs. Le fait qu’il y ait de l’argent public qui a été investi dans ce projet est également un cas unique. La plupart des villes qui y participent le font à travers des initiatives citoyennes. Mais les choses changent.

Au niveau du portrait de la ville, on a proposé à diverses organisations de la société civile de participer en fonction de leurs expertises sur les différentes dimensions du Donut (logement, mobilité, éducation, culture, etc.). La première phase consistant à rassembler les données déjà existantes de façon à les enrichir et les compléter ensuite par les acteurs de terrain, les agents de l’IPSA (Institut de statistique bruxellois) ont également été de la partie. Au niveau de la stratégie politique, on a travaillé avec les administrations tandis qu’au niveau des organisations, on a analysé trois situations spécifiques 5. Enfin, au niveau nano, on a travaillé avec des spécialistes de la question du téléphone portable en ce compris l’exploitation des ressources minières pour sa production. Au total, plus de 200 personnes ont partagé l’expérience.

Si l’image Donut de la Belgique est assez positive par rapport au plancher social, elle est catastrophique au niveau du plafond écologique.

Les publics populaires ont-ils été impliqués ?

Ce n’était pas l’objectif de cette première phase. Nous voulions travailler de manière participative, mais sans viser la représentativité. Avant tout parce qu’il fallait qu’on teste l’intérêt « du et pour » le modèle. Dans cet objectif-là et sachant que les conditions sanitaires nous limitaient dans les possibles, nous avons choisi de tester le modèle avec des personnes déjà impliquées dans des projets de transition et qui étaient susceptibles d’adhérer à la démarche. La participation de contradicteurs s’envisage dans une seconde phase. La seule façon dont on a touché les populations les plus précarisées, c’est via les nombreuses associations qui travaillent avec ces publics. Leur implication directe devra toutefois être faite dans l’étape suivante qui pourrait consister à faire participer toutes les personnes qui font la ville (publics précarisés, mais aussi les entrepreneurs...). Dans cette première phase méthodologique, on posait les premières balises. Pour une appropriation plus large, il va falloir construire de nouveaux outils.

Quels sont vos principaux enseignements ?

Ce que les acteurs ont tiré de cette expérience est très variable, mais ils ont tous souligné l’intérêt du modèle par rapport à d’autres outils de transition. Ils ont mis en avant l’aspect systémique de l’outil et sa capacité à soutenir une prise de recul. La souplesse du modèle est un autre aspect positif qui a été soulevé. Comme le Donut n’offre pas de solution toute faite, on peut l’utiliser de multiples façons différentes (le portrait, les quatre lunettes, les schémas liés à la distributivité, la regénérativité, etc.). Le Donut requiert un engagement politique très important. C’est un autre enseignement de l’expérience transmis notamment par les acteurs des administrations selon lesquels pour que l’utilisation de l’outil soit réellement intéressante, il faut que la région s’engage dans cette voie-là et que toutes les administrations s’y impliquent. Comme il s’agit de casser les silos, cela n’a de sens que si la démarche s’inscrit dans une logique collective . Du côté du terrain, l’appréciation va dans le même sens : il faut que les gens se mettent en réseau, s’aident les uns les autres pour qu’ils puissent développer cette vision plus systémique de la société.

Est-ce que le modèle pourrait s’appliquer dans l’hémisphère sud ?

C’est une réflexion en cours au niveau du DEAL, mais oui, je le pense. Pour devenir vraiment pertinent, ce modèle doit viser large. Il faut que chaque projet puisse se connecter avec ce qui se fait ailleurs afin de créer une sorte de réseau des villes Donut. Et c’est à ce moment-là qu’on arrivera dans un modèle économique qui peut vraiment tenir la route. Une coalition internationale s’est lancée à l’initiative d’Amsterdam. Elle réunit tous les mois des villes et des initiatives citoyennes d’Amérique latine, des États-Unis, d’Asie, d’Europe. Un des objectifs du DEAL est de rassembler les expériences initiées un peu partout dans le monde et mettre les gens en lien à travers leur plateforme. L’apprentissage collectif qui en résulte rend cette aventure passionnante. 

1. L’équipe de Brussels Donut est composée de l’asbl Confluences, de la haute école ICHEC et du DEAL (le Donut Economics Action Lab, l’organisation de Kate Raworth). Le projet est développé avec le soutien du Service public régional Bruxelles Economie et Emploi et en collaboration avec le cabinet du ministre bruxellois de la Transition économique.
2. Une économie regénérative est une économie dans laquelle les ressources ne sont plus utilisées dans une logique linéaire, mais circulaire.
3. Une économie distributive est une économie dans laquelle les revenus, mais aussi la richesse, le pouvoir et le temps sont distribués à la source entre les acteur·rices.
4. Les sept principes sont : « Changer le but : du PIB au Donut », « Voir l’ensemble du tableau : de l’économie autonome à l’économie intégrée », « Cultiver la nature humaine », « Mieux connaître les systèmes », « Redessiner pour redistribuer », « Créer pour régénérer », et « Être agnostique en matière de croissance.
5. Le projet masui, le community land trust (CLT) et une entreprise avec le chef de chantier et les ouvriers.

Propos recueillis par Stéphanie Baudot

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