article 10 12 photo1 crdit Yves FonckDans cette revue, en juin dernier, je tirais un premier bilan démocratique mitigé de la gestion Covid-19 en Belgique. Un an plus tard, quel constat ? En ce triste 1er mai 2021, des travailleurs et travailleuses ont été verbalisé·es par la police. Des spectacles ont été interrompus. Des terrasses ont été fermées. Des concerts ont été interdits. Pour la deuxième fois, le Bois de la Cambre a été évacué à l’aide d’autopompes, de la cavalerie, de chiens et de gaz lacrymogène. Qui aurait pu imaginer une dégradation aussi rapide et puissante des conditions du vivre ensemble ? Des restrictions aussi répétées et massives de nos droits et libertés ? Ce qui était impensable hier est devenu notre quotidien. Comment en est-on arrivé là ?

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Contrairement à ce que dit la chanson, ce n’est pas la faute à Voltaire ni à Rousseau. Par les frontières semi-fermées, la liberté et l’égalité se sont enfuies de la Belgique. C’est plutôt la faute à César, Docteur Knock, Javert, Savonarole et Géronte.

C’est la faute à César : une gestion sur-exécutive
La nature a établi deux lois nécessaires au salut des hommes : les uns doivent commander,
les autres obéir.
César, De la Guerre des Gaules

Dans la balance des pouvoirs, le Parlement ne fait plus le poids face à l’Exécutif. La tendance n’est pas neuve. Mais depuis un an, l’exécutivisation de l’État s’est aggravée. La Constitution accorde aux parlementaires le pouvoir de principe, et cantonne les ministres aux attributions limitativement énumérées. La gestion sanitaire a inversé les rôles. Depuis le début de la crise, les ministres sont dans l’arène, épaulé·es par des experts scientifiques. Les parlementaires sont resté·es au balcon. On peine souvent à identifier qui pilote : les ministres ou les experts ? Mais une chose est certaine : ce ne sont pas nos parlementaires. Lors de la constitution de la nouvelle majorité en octobre dernier, il a été préféré un ravalement de façade à un changement de paradigme. Dans une débauche d’acronymes, le CODECO et le GEMS ont remplacé le CNS et le CELEVAL. Aucun lien démocratique ne nous relie aux experts du GEMS dont la désignation, le statut, le mode de fonctionnement sont restés opaques. En outre, le déficit démocratique de la gestion de crise s’est accentué : les experts sont arrivés à la rue la Loi. Les deux ministres-phares dans la gestion Covid-19 tirent en effet leur légitimité non pas du suffrage universel, mais de leurs compétences techniques. Le ministre de la Santé et la ministre de l’Intérieur n’ont qu’un rapport lointain avec la démocratie parlementaire, voire pas de rapport du tout 1. Sans lien électif, il et elle sont débarrassé·es de la perspective de rendre des comptes aux électeur·rices en 2024. Il a fallu seize mois pour que les président·es de parti aboutissent à former une coalition issue des choix électoraux émis le 13 juin 2019. Mais l’urne et l’isoloir ont été remplacés par des diplômes d’Oxford et d’Harvard.

C’est la faute à Docteur Knock : une gestion technocratique
Les gens bien portants sont des malades
qui s’ignorent.
Jules Romains, Knock ou le Triomphe de la médecine

Nommé·es pour leurs compétences, ces deux ministres-experts y importent des manières de faire – oserait-on écrire des skills ? – qui ne sont pas sans impact sur la qualité démocratique de la gouvernance. Le leadership et le management très à la mode dans les gros cabinets d’affaires anglo-saxons sont-ils compatibles avec une conception démocratique de la gestion de crise ? Qu’apporte à l’État un chercheur confirmé, si ce n’est le poids de ses certitudes scientifiques ? Que peut faire une leader d’équipe rodée au time sheet, si ce n’est mener un État à la baguette ? Une constante remonte des secteurs qui crient famine, des associations qui tirent la sonnette d’alarme, des acteurs de terrain qui demandent le dialogue, des journalistes qui s’inquiètent : l’impression qu’« en haut », le pouvoir est sourd. Aucune réalité pratique, aucune donnée concrète ne semble ébranler les certitudes de cette gestion étatique oxbridge limitée à une approche quantitative des objectifs sanitaires centrés sur le Covid-19. Dans le même temps, selon la logique du parapluie, la plupart des autres ministres fédéraux tournent le dos à cette gestion Covid-19, comme si elle ne les concernait pas. Et dans l’obscurité du CODECO 2, le rôle des entités fédérées se cache : au lendemain de décisions douloureuses, chaque entité se renvoie la balle. La question démocratique est donc la suivante : quel lien démocratique subsiste entre la population et cette gestion Covid-19 ? Entre des parlementaires contourné·es, des ministres-experts tout puissants, des ministres-élus indifférents, des experts dans leur bulle et des entités fédérées insaisissables, comment s’exprime la responsabilité – l’accountability – de nos gouvernants ?

C’est la faute à Javert : une gestion très répressive
Cet homme était composé de deux sentiments très simples (…), le respect de l’autorité, la haine
de la rébellion. (…). Il enveloppait dans une sorte de foi aveugle et profonde tout ce qui a une fonction dans l’État, depuis le Premier ministre jusqu’au garde champêtre.
Victor Hugo, Les Misérables, tome I

Dès mars 2020, l’approche de la gestion Covid-19 a été répressive, mais de manière limitée : tous les comportements imposés n’étaient pas systématiquement assortis de sanctions pénales pour en assurer le respect. Depuis la nouvelle majorité d’octobre, cette approche répressive s’est intensifiée : l’approche pénale devient de plus en plus systématique, les moyens de contrôle sont de plus en plus intrusifs, les sanctions sont de plus en plus lourdes 3. Sans surprise, cette approche très punitive fait des dégâts. Dans une infographie inquiétante, le parquet annonce (fièrement ?) qu’« un an après : le cap des 200.000 suspects est franchi » 4. 200.615 suspect·es font l’objet d’au moins une infraction Covid-19. Depuis 1830, les articles 12 et 14 de la Constitution visent à garantir aux Belges qu’il·elles ne pourront être incriminé·es qu’en vertu d’une loi, soit en vertu de règles claires, accessibles, prévisibles dont les éléments essentiels sont décidés par leurs représentant·es élu·es. Depuis la mi-mars, près de 40 arrêtés ministériels ont été adoptés, soit une moyenne de 3 arrêtés par mois. À la versatilité des règles s’ajoute l’illisibilité de leur contenu. En outre, depuis l’été, la diversification des règles sur une base locale et provinciale ajoute encore à la confusion 5. Un·e Belge sur cinquante est un·e délinquant·e, vraiment ? Disons plutôt que l’État a transféré sur les épaules des citoyen·nes le poids d’une gestion sanitaire complexe, punitive et expéditive.

C’est la faute à Savonarole : une gestion puritaine
Ô Florence ! ô Rome ! ô Italie ! Il a cessé,
le temps des chants et des fêtes !
Girolamo Savonarole, Prédication

Du premier confinement de mars 2020, nous retenons surtout la perte de notre liberté. Mais un autre changement profond s’opère à cette date. Il s’agit du tri de toutes les activités collectives entre celles qui seraient « essentielles » et celles qui ne le seraient pas. En confinement strict, ce tri visait à lister les activités non soumises à l’obligation de rester chez soi. Mais depuis le déconfinement de la fin avril 2020, cette hiérarchisation peine à trouver une justification raisonnable. Sur quelle base favorise-t-on certains secteurs ? Pourquoi ne pas répartir le poids des restrictions ? Pourquoi ne pas traiter les situations comparables de la même manière 6 ? Le secteur de la culture paie cher ce déclin de l’égalité. Pourtant, l’histoire nous rappelle les dangers qui guettent les sociétés qui musèlent les Muses. De tout temps, les pouvoirs autoritaires ont restreint la libre expression du théâtre, de la musique, de la chanson, de la danse. Outre la culture à l’arrêt, la fermeture de l’événementiel depuis le début de la pandémie, le couvre-feu depuis l’été, la fermeture de l’horeca depuis octobre, la restriction drastique des activités collectives chez soi et à l’extérieur : tous les liens sociaux non professionnels sont empêchés. Cette dérive puritaine apparaît bien dans la multiplication d’interdictions en lien ténu avec la pandémie : interdiction des feux d’artifice pendant les réveillons, interdiction de l’alcool en rue, assimilation de toute « fête » à une « lockdown party » à la définition vague, mais aux sanctions très lourdes 7... La police des corps se transforme en police des mœurs. On n’est pas certains d’attraper le Covid-19. Mais on est sûrs d’échapper au plaisir.

C’est la faute à Géronte : une gestion
par les vieux, pour les vieux
GÉRONTE (au jeune Scapin) : Tu devrais donc te retirer un peu plus loin, pour m’épargner...
Molière, Les Fourberies de Scapin, acte III, scène 2

Le monde Covid-19 vu par les jeunes, c’est un monde d’interdictions, d’injonctions et de démissions dessiné par les vieux et pour les vieux. En effet, dans leur immense majorité, les jeunes sont asymptomatiques ou symptomatiques légers 8. Pourtant, l’article 22bis de la Constitution impose à l’État de prendre en compte l’intérêt de l’enfant « de manière primordiale » dans les mesures qui le concernent. Dans un univers de restrictions, les exigences à l’égard des jeunes de plus de douze ans ont été maintenues tout en diminuant les services qui leur sont offerts (écoles, universités, accueil extrascolaire, activités parascolaires…). En pratique, les mesures Covid-19 frappent bien plus durement les jeunes 9. Dans ce contexte, comment s’étonner de leur détresse mentale 10 ? À rebours de sa mission de protection constitutionnelle, l’État belge a la main très lourde. En 13 mois, 21.805 mineur·es ont été poursuivi·es pour des infractions Covid-19 11. Trois jeunes ont trouvé la mort lors de contrôles 12. Des jeunes ont été arrêtés sur les plages l’été dernier dans des conditions interpellantes 13. Des mineur·es faisant une soirée-pizza ont été arrêté·es à domicile et enfermé·es toute une nuit 14. La manifestation de janvier 2021, la Boum I du 1er avril et la Boum II du 1er mai, ont entraîné un usage massif de la force publique et des dizaines d’arrestations qui font l’objet d’enquêtes internes dont on attend avec impatience les résultats. Avant la crise, 90 % des jeunes entre 18-34 ans n’avaient pas du tout ou plutôt pas confiance en la politique 15. Quid après la crise ? « Nous on veut continuer à danser encore »... Ce n’est pas la danse des jeunes qui menace l’avenir de notre pays. C’est la maltraitance institutionnelle qui leur est infligée depuis de trop nombreux mois. 

1. Le dernier mandat électif du ministre de la Santé remonte à l’élection sénatoriale du 13 juin 2010. La ministre de l’Intérieur a, quant à elle, participé sans succès à l’élection régionale du 13 juin 2004.
2. Sur cet organe : A.E. Bourgaux, La Belgique, État failli ou fédération parafédérale : le comité de concertation comme illustration des jeux du droit, Fédéralisme et Régionalisme, 2018.
3. Un exemple : pendant le déconfinement du printemps 2020, la bulle n’était pas sanctionnée pénalement, contrairement à sa réapparition à l’automne 2020.
4. https://www.om-mp.be/fr/communiques/communique-presse-coronavirus-cap-200000-suspects-ete-franchi
5. Pour des exemples : http://e-legal.ulb.be/special-covid19/dossier-special-covid19/le-labovir-ius-un-laboratoire-juridique-sur-la-crise-covid-19

6. Dans un arrêt du 27 avril, la Cour d’appel de Bruxelles fait droit à la demande du guitariste Quentin Dujardin de pouvoir se produire devant 15 spectateur·rices comme un ministre des Cultes y est autorisé. De même, par décision du 30 avril, le Tribunal de Bruxelles saisi par de nombreux ·ses restaurateur·rices estime que l’État belge rompt l’égalité en permettant la réouverture des seules cantines professionnelles et scolaires.
7. (L)orsqu’il s’agit d’une volonté manifeste de non-respect des mesures de confinement corona en raison, entre autres (sic !), de la nature même du rassemblement (par exemple principalement axé sur l’alcool et sur la musique ou avec un caractère planifié ou organisé), du grand nombre des participants et de l’attitude des participants. Elle entraîne 750 euros d’amendes pour les participant·es et 4.000 euros pour les organisateur·rices. Circulaire n° 06/2020 du Collège des Procureurs généraux près les cours d’appel, version révisée du 15/12/2020, point 2.3.
8. Sciensano, Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 30/04/2021.
9. Par exemple, le couvre-feu n’est agréable pour personne, mais insupportable quand on a 20 ans.
10. Sur l’augmentation des besoins pédopsychiatriques chez les 13-25 ans, voy. l’exposé du Docteur Maes du
22 mars 2021 organisé dans le cadre
des formations de la Fédération
Wallonie-Bruxelles.
11. https://www.om-mp.be/fr/communiques/communique-presse-coronavirus-cap-200000-suspects-ete-franchi
12. Décès d’Adil en avril 2020 (contrôle du confinement), décès d’Ibrahima en janvier 2021 (contrôle du couvre-feu), décès d’un jeune Anversois en avril 2021 (contrôle de l’interdiction des rassemblements).
13. « Quand la marée monte, la démocratie belge se noie », Le Soir, 13/08/2020.
14. « Lockdown party à Anvers », R.T.B.F.info, 16/02/2021.
15. J. TIRTIAUX, J. PIETERS, « Génération Quoi ? – Autoportrait des 18-34 ans en Belgique francophone (avec la RTBF) », 2016, 30.

Anne-Emmanuelle Bourgaux, Constitutionnaliste à l’UMONS