ExtremeDroite Hongrie Crdit Leigh PhillipsCourtisée par des partis politiques qui veulent se maintenir ou se hisser au pouvoir, exerçant même parfois le pouvoir, la présence de l’extrême droite dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) est loin d’être anodine. Les multiples stratégies pour infi ltrer le pouvoir et la société semblent porter leurs fruits et pourraient faire vaciller la démocratie pourtant durement acquise dans cette partie de l’Europe. Mais quelle est donc la place qu’y occupe l’extrême droite ? Quelle est sa spécifi cité par rapport aux mouvements existant en Europe occidentale ? Comment infl uence-t-elle les politiques publiques et, plus largement, quels sont ses effets sur la population et la démocratie ? État des lieux.

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Les récents événements qui se sont produits aux États-Unis ont mis en évidence combien la démocratie peut être fragile, particulièrement lorsqu’elle est en proie à certaines organisations ou certains individus d’extrême droite. Ils ne sont pas sans rappeler les émeutes et le siège de la télévision hongroise ainsi que les manifestations qui se sont prolongées pendant plusieurs semaines à Budapest en 2006, lors desquelles la rhétorique anti-establishment du parti d’extrême droite Jobbik a eu un écho particulièrement considérable. Alors que ces événements ont permis de propulser l’extrême droite au-devant de la scène politique hongroise et alors que, plus généralement, la démocratie est encore récente dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO), se pose la question de la place occupée par l’extrême droite au sein de ces pays. Dans quelle mesure y constitue-t-elle un phénomène nouveau ? Les partis d’extrême droite parviennent-ils à s’y implanter, à s’y enraciner et à exercer une influence sur les politiques publiques ? Quels effets l’extrême droite produit-elle, in fine, sur la démocratie dans les PECO ?

Un phénomène déjà ancien

L’extrême droite est présente dans les PECO depuis de très nombreuses années et a, dans certains cas, déjà pu exercer le pouvoir, parfois avec des conséquences majeures pour les citoyennes et les citoyens. En effet, durant la Seconde Guerre mondiale, certains régimes dictatoriaux y ont vu le jour, généralement avec le soutien de l’Allemagne nazie. Ainsi, le Parti des Croix fléchées – Mouvement hungariste, fondé par Ferenc Szálasi en 1935 sous l’appellation Parti de la volonté nationale, a gouverné la Hongrie d’octobre 1944 à mars 1945. Fasciste, pro-Allemand et antisémite, ce parti a participé durant cette période au génocide des Juifs et des Juives sur le territoire hongrois. En Croatie, le mouvement Oustacha – fasciste, anti-Yougoslave et antisémite – créé dans l’entre-deux-guerres a accédé au pouvoir en 1941, avec le soutien de l’Allemagne et de l’Italie. Développant également une dictature meurtrière, les Oustachis ont installé des camps de concentration et d’extermination à travers le territoire croate, au sein desquels ils se sont rendus coupables de l’assassinat de très nombreux·ses Juif·ves, Tziganes et Serbes.

Si la chute de ces régimes à la fin de la Seconde Guerre mondiale a conduit à une diminution drastique de l’influence des forces d’extrême droite au sein des PECO, de nombreuses organisations d’extrême droite ont à nouveau vu le jour et réussi à s’imposer dès le début des années 1990. Dans plusieurs cas, ces partis ont rapidement réussi à décrocher des sièges au sein d’assemblées parlementaires. Il en a ainsi été pour le Parti de l’unité nationale des Roumains (PUNR), pour le Parti de la justice hongroise et de la vie (MIÉP) ou encore pour l’Association pour la République - Parti républicain de Tchécoslovaquie (SPR-RSČ). Plus encore, l’extrême droite s’est hissée au pouvoir dans quelques pays : le PUNR a intégré le gouvernement Văcăroiu de 1992 à 1996, tandis que le Parti national slovaque (SNS) a rejoint le gouvernement Mečiar II de 1992 à 1994 (d’abord comme gouvernement tchécoslovaque, puis dirigeant uniquement la Slovaquie à partir de 1993) et le gouvernement Mečiar III de 1994 à 1998.

Quelques spécificités

Malgré la rapide ascension de l’extrême droite dans les PECO dès le retour à des élections libres, notons que les paysages partisans de la plupart de ces pays ont été largement reconfigurés depuis le début des années 1990. En Pologne, par exemple, près d’une quarantaine de partis politiques ont été représentés au sein du Parlement depuis 1991. Dès lors, la plupart des formations d’extrême droite qui se sont développées dans les années 1990 dans ces pays ont soit disparu, soit perdu en importance sur le plan électoral. Il n’en demeure pas moins que, aujourd’hui encore, les PECO n’échappent pas aux tensions qu’exerce l’extrême droite au sein de leurs démocraties respectives 1.
L’extrême droite qui se développe dans les PECO se distingue toutefois de son homologue d’Europe occidentale. En effet, l’extrême droite y érige souvent en priorité la défense d’un modèle de société qui repose sur les valeurs chrétiennes, en s’opposant par exemple au droit à l’avortement ou au mariage homosexuel. En Grèce, lors de la campagne pour les élections législatives de 2019, la nouvelle formation d’extrême droite Solution grecque (EL) a par exemple fait de cet enjeu une priorité, en recourant à un slogan emprunté à Donald Trump : « Make Europe Christian again ».
En outre, l’extrême droite est généralement plus radicale dans les PECO qu’en Europe occidentale, développant parfois une idéologie néonazie – c’est-à-dire reposant sur le racisme biologique, le suprémacisme blanc et l’antisémitisme racial – et, dans certains cas, créant une milice afin de défendre physiquement, spirituellement et intellectuellement le territoire national. Tel est le cas en Hongrie, avec la création de la Garde hongroise pour la défense des traditions et de la culture par les leaders du Jobbik, en 2007. Celle-ci s’est distinguée par l’organisation de nombreux défilés dans des villages majoritairement peuplés de citoyen·nes roms pour intimider ces dernier·ères. Lors de ces défilés, de nombreux actes de violence, voire des meurtres, ont été commis. Alors que cette milice a été dissoute sur décision de justice depuis lors, la création d’une nouvelle milice hongroise a été annoncée par les cadres du parti d’extrême droite Mouvement Notre Patrie (MHM) en mai 2019, sous l’appellation Légion nationale et dans un objectif similaire à celui de la Garde hongroise.

Alors qu’en Europe occidentale l’extrême droite vise principalement à réduire l’immigration, à y mettre un terme, voire à procéder à la « remigration de populations étrangères » (soit l’expulsion de personnes établies de longue date), dans les PECO, elle cible aussi la présence de minorités au sein des frontières nationales. Font ainsi l’objet d’attaques les minorités roms en Bulgarie, en Hongrie, en Roumanie ou en Slovaquie, les minorités russes en Estonie, en Lettonie ou en Lituanie, les minorités juives en Hongrie et en Roumanie, ou encore les minorités turques en Bulgarie et en Grèce. Souvent, la désignation de ces minorités comme « ennemi » par l’extrême droite est à trouver dans l’histoire nationale de chaque pays. Celle-ci est d’ailleurs à la source d’une dernière spécificité : dans les PECO, l’extrême droite est souvent irrédentiste, c’est-à-dire qu’elle réclame le rattachement à l’État de territoires où vivent des nationaux. Ainsi, en Hongrie, le Jobbik propose de récupérer les territoires dont le pays a été amputé à la suite du Traité de Trianon, après la Première Guerre mondiale. Le Parti « Grande Roumanie » (PRM) entend quant à lui rattacher à la Roumanie la Moldavie ainsi que la Bucovine du Nord et la Bessarabie, cédées à l’Union soviétique en 1940 et situées aujourd’hui en Ukraine pour la première, à cheval sur l’Ukraine et la Moldavie pour la seconde.

Un courant influent

L’extrême droite bénéficie aujourd’hui d’une représentation parlementaire importante dans bon nombre de pays d’Europe centrale et orientale, et elle est même parvenue à exercer le pouvoir dans plusieurs d’entre eux. Ces dernières années, tel a par exemple été le cas en Pologne avec la Ligue des familles polonaises (LPR), qui a intégré le gouvernement Kaczyński de 2006 à 2007 ; en Slovaquie avec le SNS, qui a rejoint les gouvernements Fico I (de 2006 à 2010), Fico III (de 2016 à 2018) et Pellegrini (de 2018 à 2020) ; en Grèce avec les Grecs indépendants (ANEL), qui ont détenu des portefeuilles ministériels dans les gouvernements formés par Aléxis Tsípras de 2015 à 2019 ; en Bulgarie avec le cartel Patriotes unis (OP), qui est devenu membre du gouvernement Borisov III dès 2017 ; ou encore en Estonie avec le Parti populaire conservateur d’Estonie (EKRE), qui a détenu plusieurs portefeuilles au sein du gouvernement Ratas II de 2019 à janvier 2021.
Ces nombreux cas suggèrent que l’extrême droite est capable d’intégrer une coalition gouvernementale composée de partis très différents. En effet, en Bulgarie et en Estonie, c’est avec des formations de droite qu’elle a exercé le pouvoir, alors qu’en Slovaquie, c’est avec une formation de centre gauche qu’elle a gouverné. Plus étonnant encore, en Grèce, c’est à un parti de gauche radicale que l’extrême droite s’est alliée pour former une coalition gouvernementale.

La question de l’accession de ces formations d’extrême droite au pouvoir pose indubitablement la question de l’influence qu’elles exercent dans les PECO. Si une telle influence sur les politiques publiques a été démontrée pour l’Europe occidentale 2, l’empreinte de l’extrême droite peut aussi être détectée dans les PECO. Par exemple, l’accord de gouvernement signé en 2019 en Estonie stipulait que le gouvernement s’engageait à refuser les quotas de réfugié·es imposés par l’Union européenne et à accroître son attention à l’égard des immigré·es en séjour illégal. Il prévoyait en outre une série de mesures visant à renforcer la sécurité à l’intérieur des frontières nationales.
L’influence de l’extrême droite dans les PECO se manifeste aussi de façon plus indirecte, alors même que les partis qui l’incarnent n’exercent pas le pouvoir exécutif. Dans ce cas, c’est à travers les partis traditionnels que cette influence est exercée et l’extrême droite constitue davantage un incubateur pour la maturation de certaines idées. En effet, dans de nombreux pays, un processus de radicalisation caractérise nombre de partis traditionnels, qu’ils soient de droite ou de gauche. Il en est ainsi de Nouvelle Démocratie (ND) en Grèce, du Fidesz-Union civique hongroise (Fidesz-MPSz), de Droit et Justice (PiS) en Pologne, du SMER-Social-Démocratie (SMER-SD) en Slovaquie ou encore du Parti démocratique slovène (SDS)

La Hongrie illustre sans doute le mieux ce processus lors duquel un parti qui n’est pas d’extrême droite (le Fidesz-MPSz) s’approprie les discours de celle-ci. Dans un contexte caractérisé par une menace électorale sans cesse croissante du Jobbik (et du MIÉP avant lui), le parti conservateur de Viktor Orbán a d’abord tenté d’opérer une réorientation idéologique sur les thèmes du nationalisme et de la défense des minorités hongroises à l’étranger en 2002. Dès 2010 et le retour au pouvoir du Fidesz-MPSz, V. Orbán a accéléré sa stratégie en vidant le Jobbik de sa substance à travers l’adoption d’un grand nombre de propositions initialement formulées par ce parti 3. Citons notamment l’inscription dans la Constitution hongroise de la référence à la chrétienté et à la Sainte Couronne, l’inscription dans cette même Constitution de la protection de la famille traditionnelle, l’octroi de droits de citoyenneté aux minorités hongroises de l’étranger, la redéfinition de politiques symboliques, l’organisation du contrôle institutionnel des médias ou encore la mise en œuvre d’une consultation nationale relative à la limitation de l’immigration. En 2015, V. Orbán a également annoncé vouloir restaurer la peine de mort en Hongrie. Le cas hongrois illustre ainsi dans quelle mesure l’extrême droite peut être particulièrement influente alors même qu’elle n’exerce pas le pouvoir.

Vers une normalisation ?

Parallèlement à ce processus lors duquel des partis traditionnels tendent à se radicaliser, nombre de partis d’extrême droite essaient aussi de se « normaliser » pour se rapprocher du pouvoir et exercer une influence qui serait davantage directe. C’est ainsi que le Jobbik en Hongrie, Ataka (membre du cartel OP de 2017 à 2019) en Bulgarie, le PRM en Roumanie ou encore le SNS en Slovaquie ont entrepris une stratégie de modération ces dernières années, et ce afin de prendre eux-mêmes les rênes du pouvoir. Les effets de telles stratégies sont variés. Mais ici aussi, l’exemple hongrois est éloquent. Alors que le Fidesz-MPSz a mis en œuvre lui-même bon nombre des propositions formulées par le parti d’extrême droite Jobbik, ce dernier a tenté de modérer son discours et ses propositions électorales pour paraître moins extrême que le parti de V. Orbán, et ce dès septembre 2013. Les cadres du Jobbik sont largement demeurés les mêmes dans le temps, mais ce parti est toutefois parvenu à être considéré – y compris par des formations de gauche – comme un parti « qui n’est plus d’extrême droite, les éléments radicaux étant évacués » 4. En conséquence, dans la perspective du scrutin législatif hongrois de 2022, les partis de l’opposition (principalement socialistes, libéraux, écologistes et le Jobbik) ont déjà annoncé leur volonté de se rassembler pour faire barrage au Fidesz-MPSz. L’exemple hongrois permet ainsi d’illustrer jusqu’où la stratégie de dédiabolisation ou de normalisation menée par un des partis d’extrême droite les plus radicaux et violents d’Europe peut mener. Si la menace que représente l’extrême droite pour la démocratie est alors moins visible, est-elle pour autant moins présente ?

Quelles leçons pour la démocratie ?

L’extrême droite semble s’être durablement implantée dans le paysage politique de nombreux pays d’Europe centrale et orientale (à quelques exceptions près, comme Chypre). Cela ne signifie toutefois pas qu’elle est incarnée par une seule et même formation politique. Au contraire, les partis d’extrême droite s’y sont multipliés ou succédé dans le temps. Aujourd’hui, alors que bon nombre d’entre eux optent pour une stratégie de normalisation, plusieurs partis traditionnels tendent à se radicaliser pour capter une part des électeur·rices séduit·es par les partis d’extrême droite. Ce processus conduit parfois à un affaiblissement électoral de ces derniers, comme c’est désormais le cas en Pologne, en Slovaquie ou en Grèce. Néanmoins, un tel affaiblissement ne signifie pas que les idées d’extrême droite n’ont pas, plus largement, pénétré dans la sphère politique. Un véritable « effet de contagion » 5 semble ainsi s’être opéré : lorsque les partis d’extrême droite ne sont pas au pouvoir, leur influence peut quand même s’avérer considérable à travers l’action menée par des partis traditionnels et leur effet sur l’état de la démocratie peut se révéler intense. Si le cas hongrois a permis d’en faire la démonstration, d’autres en attestent également, telles la Pologne et la Slovaquie. Ces conclusions invitent à penser l’extrême droite comme un phénomène global qui dépasse la frontière des partis politiques les plus en vue et à distinguer les formations politiques dites d’extrême droite des idées d’extrême droite qui peuvent s’être répandues au-delà de ces formations. 

Benjamin Biard, chargé de recherches au sein du Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP)

et chargé de cours invité à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain)

1. B. BIARD, « L’extrême droite en Europe centrale et orientale (2004-2019) », Courrier hebdomadaire, CRISP, n ° 2440-2441, 2019.
2. B. BIARD, L. BERNHARD, H.-G. BETZ , Do they make a difference ? The policy influence of radical right populist parties in Western Europe, Londres, ECPR Press – Rowman & Littlefield, 2019.
3. R. SATA, Opening the door to the radical right. Is there a way back ?, communication présentée lors des Joint Sessions de l’European Consortium for Political Research (ECPR),
Nottingham, 2017.
4. Le Monde, 12 octobre 2019.
5. J. VAN SPANJE, « Contagious parties : anti-immigration parties and their impact on other parties’ immigration stances in contemporary Western Europe », Party Politics, vol. 16, n° 5, 2010, p. 563-586.a

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