photo teletravail pexels ekaterina bolovtsova À l’heure où le télétravail bénéficie d’une couverture médiatique importante, la pratique suscite de nombreux débats. Les un·es sont tantôt euphoriques : « ça marche ! », d’autres sont plus alarmistes : « à ce rythme-là, c’est le burn-out assuré ! ». Il s’agit sans doute là d’une particularité qu’aura révélée la crise : nous ne sommes pas toutes et tous égaux·ales face au télétravail, que ce soit en termes d’accès ou de conditions de travail. Les différences existaient déjà, mais se voient exacerbées par la crise. Il parait alors pertinent de s’intéresser aux enjeux connus du télétravail 1 pour alimenter les réflexions sur leur devenir.

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À l’heure où la crise du coronavirus amène à faire évoluer – parfois radicalement – les modes d’organisation du travail, le télétravail s’érige comme une solution indispensable pour maintenir une partie de l’activité économique et de travail. Si son usage intensif en temps de crise ne fait pas ou peu débat, il cristallise néanmoins les points de vue. Si, pour les un·es, le télétravail constitue une pratique incontournable d’une société moderne dont la crise aura légitimité à plus d’un titre le recours à un déploiement massif (ex. conciliation privée-professionnelle ; autonomie ; mobilité), les autres s’interrogent sur l’individualisation du travail ou encore sur les risques psychosociaux qui peuvent y être associés. Ces divergences ne sont pas nouvelles, mais se voient renforcées dans un contexte où la temporalité de la crise parait floue et la manière d’y répondre complexe.

Et si la tentation est grande aujourd’hui de définir les bases du travail de demain sur les fondements du contexte d’urgence et de crise actuelle 2, l’on manque cruellement de recul quant aux effets d’un déploiement plus généralisé du télétravail. La plupart des études s’intéressent soit à un usage limité de la pratique (1 ou 2 jours/semaine), soit à un usage plus important, mais pour des travailleurs et travailleuses mobiles (ex. profils technico-commerciaux) ou des équipes virtuelles. S’il faut attendre les résultats des recherches menées actuellement 3 pour aiguiser les connaissances de ce recours singulier au télétravail, une tendance parait déjà se démarquer : les enjeux connus du télétravail sembleraient exacerbés par son usage intensif. Mais quels sont-ils ?

Une pratique miroir d’un « Nouveau Monde du travail » ?

Longtemps étudié isolément, le télétravail est davantage approché dans le cadre des « Nouvelles Formes d’Organisation du Travail » (NFOT). En Belgique, l’appétence pour ces NFOT croît graduellement depuis plus d’une dizaine d’années jusqu’à constituer parfois, pour certain·es, un idéal de l’entreprise moderne 4. Ces NFOT se caractérisent à la fois par des pratiques de flexibilité de l’espace de travail (open-space, flexdesk, télétravail...) et du temps de travail (horaires flottants, horaires décalés...) ainsi que par des orientations managériales ancrées dans des principes de travail collaboratif, participatif, par objectifs ou par projets, supposés offrir davantage d’autonomie et de responsabilités aux travailleur·ses. De cette manière, plus qu’un simple outil de gestion, le télétravail s’inscrit dans un contexte plus large de travail flexible, connecté, autonome et responsabilisant qu’il convient de prendre en considération.

Le télétravail, une pratique qui bouscule les règles

Dans ce contexte, l’arrivée du télétravail questionne profondément l’organisation du travail. Par le passé, tout le monde était présent aux mêmes endroits et aux mêmes moments, facilitant les interactions, la coordination ou encore le contrôle. Les règles du jeu évoluent désormais et il convient de s’entendre.
Bien qu’elles puissent être régulées par différents dispositifs contraignants tels qu’une CCT d’entreprise ou un avenant au contrat de travail, les conditions d’usage du télétravail se voient pourtant définies localement et collectivement. C’est au plus près des utilisateur·rices, et au regard de leurs activités que se définissent des usages traduisant des reconfigurations à l’œuvre 5.

Reconfiguration des interactions

L’utilisation du télétravail est souvent associée à une perception de grande efficacité dans le travail. Coupé du bruit du bureau et des sollicitations des collègues – notamment dans des open-spaces, la capacité de concentration à domicile serait plus importante tout comme la quantité de travail réalisé sur la journée. Dans ce contexte, émerge une forme de consensus sur la limitation des interactions avec les collègues à distance ainsi qu’une large préférence pour des échanges en face à face.
Progressivement, le bureau devient un lieu d’échanges et le domicile, un lieu de concentration pour un travail efficace. Par mimétisme, et selon un principe de réciprocité, l’usage se diffuse entre les collègues. Les TIC 6 sont mobilisées à distance, mais l’usage se limite principalement aux questions ponctuelles ou urgentes. Par contre, elles sont également utilisées pour des raisons non professionnelles tout comme les réseaux qui les permettent (ex. Messenger, WhatsApp). Les espaces virtuels peuvent ainsi être réinvestis pour maintenir la convivialité entre collègues.

Progressivement, le bureau devient un lieu d’échanges et le domicile, un lieu de concentration pour un travail efficace.

Reconfiguration des formes de contrôle

Si les modes d’interaction évoluent, la manière de contrôler le travail suit la même trame. Par le passé, un responsable d’équipe pouvait facilement observer le travail « en train de se faire » par la présence des travailleur·ses au bureau. Dans de nombreux cas, un outil de mesure du temps de travail garantissait une « bonne » prestation. Dit autrement, le temps et l’espace de travail étaient sous la supervision directe du manager. Désormais, cela évolue. En effet, sortir le travail de l’entreprise s’accompagne souvent de la suppression du pointage. Si le temps et l’espace échappent aux responsables d’équipe, l’attention bascule vers l’accomplissement des objectifs grâce, notamment, à une ingénierie technologique permettant de suivre les résultats à distance (logiciels, enquête de satisfaction, reporting, etc.). Si tout est en ligne, tout est transparent, et chacun·e peut alors se faire une idée des cadences moyennes, se positionner, s’ajuster autour de la norme. Ainsi, le contrôle n’est plus uniquement managérial, mais peut également être réalisé par les pairs.

Reconfiguration des responsabilités

D’une certaine manière, l’usage du télétravail redistribue les rôles et la place de chacun·e dans l’entreprise. La reconfiguration des formes de contrôle montre d’une part une évolution du rôle du manager dont le périmètre se restreint et l’invite à se concentrer sur des tâches de type macro-management (gestion des résultats et planification), mais aussi à déléguer davantage de tâches à l’équipe. Cela questionne profondément le métier ainsi que la valeur symbolique qui peut y être associée. D’autre part, on observe une plus grande latitude d’action accordée aux collectifs et aux individus dans l’organisation du travail. Il existe bien des balises, des règles, mais c’est principalement au niveau local qu’elles vont être affinées comme l’illustre la reconfiguration des interactions. Autour des arrangements d’équipe, il est alors attendu que chacun·e s’organise, de manière autonome, pour atteindre ses résultats. Il s’agit de leur responsabilité d’utiliser les outils de flexibilité spatio-temporelle et technologiques pour rencontrer les objectifs.

Reconfiguration des temps productifs

L’émergence de ces responsabilités ouvre la voie à de nouveaux arrangements individuels visant à concilier vie privée et vie professionnelle. Plusieurs recherches montrent ainsi une réappropriation du temps et de l’espace dans une vision d’efficacité offrant de nouvelles opportunités de s’organiser dans le travail et en dehors. Cela peut se matérialiser par des horaires décalés ou l’utilisation des TIC en dehors des moments et lieux traditionnellement alloués au travail (ex. transports, soirée, week-end, incapacité de travail). Réciproquement, cela permet de s’occuper d’un enfant malade, de recevoir un technicien, de prendre un rendez-vous chez le garagiste sans prendre congé. On observe ainsi que le télétravail permettrait d’organiser davantage la vie professionnelle autour de la vie privée, là où, par le passé, on observait principalement l’inverse. Il est toutefois nécessaire de nuancer. Si pour certain·es un retour en arrière inciterait à changer d’employeur·se, pour d’autres, la conciliation tient à leur capacité à maintenir une frontière étanche.

De quoi être plutôt euphorique ou alarmiste ?

Si certaines tendances montrent une individualisation de la relation de travail, il convient néanmoins de contraster ces résultats par l’existence d’une dynamique volontariste et collective des relations de travail, reconfigurée dans le temps et les espaces (physiques et virtuels), réinvestis par les travailleur·ses. Ce sont les collectifs qui définissent ce qui est acceptable ou non et qui en précisent les balises. Néanmoins, il revient à chacun·e de trouver la bonne combinaison pour répondre aux attentes, issues non seulement de la sphère professionnelle, mais également de la sphère privée.

Certaines tendances expriment une intensification du temps de travail, l’éclatement des horaires, une hyperconnectivité ou encore un épuisement professionnel.

En effet, le télétravail ouvre à davantage d’espaces et de temporalités le poids que peut avoir la vie privée 7. Toutefois, ceci pose la question de la colonisation du domicile par des activités de travail et les implications pour la santé physique et mentale. Si l’efficacité dans la réalisation – et la combinaison – des tâches professionnelles et domestiques est mise en avant, elle doit être nuancée par d’autres tendances s’exprimant par une intensification du temps de travail, l’éclatement des horaires, une hyperconnectivité ou encore un épuisement professionnel. Il s’agit là de possibles et non de conséquences garanties. Tout dépendra de la capacité de chacun·e à trouver la « bonne » combinaison, d’où l’existence d’une multitude d’arrangements individuels. Ici aussi, la nuance est de mise. Pouvons-nous parler d’une intensification du travail et d’hyperconnectivité pour un email envoyé à 20h si l’émetteur·rice était occupé·e par des rendez-vous privés en matinée ? Loin d’être tous et toutes égaux·ales face à ces questions, cela peut constituer un véritable challenge pour certain·es alors que pour d’autres, il s’agit d’une attente forte envers l’employeur·se 8.
Enfin, si la reconfiguration des responsabilités touche tant le·la travailleur·se appelé·e à être autonome, responsable et capable d’atteindre des objectifs, que le·la responsable d’équipe, ces évolutions touchent aussi au rôle et à la place du·de la représentant·e syndical·e en entreprise.

La distance, l’ennemi du·de la délégué·e syndical·e ?

Le télétravail peut constituer un réel dilemme syndical. Tout d’abord, le travail du·de la délégué·e syndical·e implique une proximité avec le terrain et les travailleur·ses, que la distance peut venir questionner. Ensuite, si de nombreux griefs sont exprimés quant aux risques psychosociaux, ou la désocialisation, il existe parallèlement de fortes attentes de flexibilité exprimées par leurs affilié·es. Certain·es délégué·es expriment ainsi parfois avec malaise « ne pas avoir d’autres choix que s’y opposer, c’est être en porte-à-faux par rapport aux personnes que l’on représente, au risque de les perdre ».

Souvent impliqués dans les discussions préalables à l’implémentation du télétravail – mais pas toujours 9 – les interventions des délégués portent principalement sur les éléments matériels et financiers. Il serait néanmoins pertinent d’y voir également davantage d’échanges sur les questions de conditions de travail (ex. les espaces de travail au bureau), de santé, de sécurité, de connectivité, parfois au-delà même de ce que prévoit à ce jour la législation belge.
Cependant, rappelons que les usages du télétravail se définissent souvent au-delà de ce que peut prévoir une CCT d’entreprise. Ils sont socialement construits et s’ancrent dans la vie locale d’un collectif. Les représentant·es syndicaux·ales pourraient alors y avoir un rôle fondamental en accompagnant un usage durable du télétravail localement, dans les équipes, en sus des différents organes de concertation.
Il y a fort à parier que le télétravail sera davantage ancré dans les habitudes de travail de demain. La question qui se pose dès lors est « à quelles conditions ? ». Si les premières tendances observées en temps de crise 10 laissent présager du renforcement de certaines reconfigurations observées notamment par rapport aux contrôles et aux responsabilités, d’autres, comme celles relatives aux interactions ou à l’organisation des temps productifs pourraient encore évoluer. Il paraitrait prudent dès lors de prendre le recul nécessaire afin de comparer l’évolution des enjeux en amont et en aval de la crise pour jeter, avec l’ensemble des parties prenantes, les bases de l’organisation du travail de demain. 

1. Voir notamment M. Ajzen, « Quand le “ nouveau ” monde du travail naturalise la flexibilité : une analyse conventionnaliste des usages du télétravail ». Thèse de doctorat, UCLouvain, 2020.
2. Par le biais de mesures temporaires (comme la récente CCT interprofessionnelle n° 149) ou non comme c’est le cas dans certaines entreprises.
3. Recherches notamment menées par le Centre d’Innovation et d’Expertise sur le Management humain et les Nouvelles Formes d’Organisation de l’UCLouvain (labor-H).
4. Notons toutefois que malgré l’intérêt grandissant des praticien·nes pour ces NFOT, de nombreuses recherches pointent les limites d’une rhétorique managériale parfois creuse ou encore de certains effets potentiellement déshumanisants.
5. Il s’agit là de quelques tendances synthétisées qui se matérialisent, en réalité, par une grande hétérogénéité des contextes organisationnels, des situations de travail et des profils concernés (voir notamment Ajzen, 2020).
6. TIC : Technologies de l’Information et de la Communication.
7. Voir D. Meda, The future of work : The meaning and value of work in Europe, ILO Research Paper N° 18, International Labour Office : Geneva, p. 43, 2016 ; ou encore J. Wajcman, Pressed for Time. The Acceleration of life in digital capitalism, The University of Chicago Press : Chicago, p. 227, 2015.
8. Plusieurs rapports réalisés notamment par Eurofound (2016 ; 2019) montrent comment ceci constitue un enjeu complexe en termes de politiques publiques dans la mesure où cela dépasse le cadre exclusif du travail.
9. Dans la mesure où la CCT interprofessionnelle n° 85 de 2005 prévoit qu’au minimum un accord doit être trouvé entre l’employeur·se et le·la travailleur·se, les représentant·es des travailleur·es peuvent être partiellement mis·es hors-jeu.
10. Rapport de l’Office International du Travail, « Working from home: From invisibility to decent work », 2021.

Michel Ajzen , Docteur en sciences de gestion et Research Manager du Centre d’Innovation et d’Expertise sur le Management humain et les Nouvelles Formes d’Organisation (labor-H) de l’UCLouvain