Article Pierre WEBDes tensions nouvelles sont apparues sur un précieux dispositif de droit culturel : le congé-éducation payé. Le transfert de la compétence vers les Régions à l’occasion de la sixième réforme de l’État réactive des tensions anciennes et les accentue. Ce qui, en son temps, était formulé comme une crainte est devenu réalité : progressivement, le dispositif diffère selon les Régions (quand il n’est pas purement et simplement supprimé, comme c’est déjà le cas en Flandre). Fixons le sujet en deux temps : une synthèse de l’Histoire ; l’exposé de la situation présente 1.

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La mobilisation des organisations ouvrières en faveur de l’émancipation culturelle du monde du travail est ancienne et multiforme. Une revendication particulière, déjà formulée dès l’entre-deux-guerres 2, va trouver à se concrétiser à partir de 1963, avec une loi de « promotion sociale » 3 créant une indemnité pour les travailleur·ses en formation, selon deux voies possibles : d’une part la formation générale ; d’autre part la formation professionnelle. Ces deux voies sont en tension : l’une relève du droit individuel du·de la travailleur·se à se former ; l’autre est un mixte de ce même droit individuel et d’intérêt de l’employeur·se à pouvoir compter sur des personnes compétentes à occuper leur poste de travail. La tension ne va jamais disparaître.

Crédits d’heures

Un dispositif de « crédits d’heures » est mis en place en 1973 4, qui permet l’obtention d’un congé en vue de suivre des formations 5.
Nouvelle étape en 1985, avec la transformation des crédits d’heures en congé-éducation payé (CEP) 6 : tous les acquis sont amplifiés 7 ! Le·la travailleur·se 8 a le droit de s’absenter de son travail pour suivre une formation sans perte de salaire 9, avec le bémol cependant que les travailleur·ses à temps partiel font l’objet d’un traitement distinct 10, toujours d’application, et dont l’effet concret est que le droit est « consommé » à raison de 70 % par des hommes pour seulement 30 % par des femmes 11. À cette occasion, les formations universitaires à horaire décalé sont introduites dans la liste des formations admissibles, ainsi que les formations sectorielles : ces dernières visent principalement l’adaptation des travailleur·ses à la nouveauté. Un beau « compromis à la belge » : l’extension du champ des formations générales en même temps que la reconnaissance de formations en lien avec le marché de l’emploi.
Par la ratification en 1993 de la convention de l’OIT consacrant le droit au CEP 12, la Belgique se lie à une norme internationale, sa philosophie et ses contraintes. En l’occurrence, c’est bien le droit culturel individuel qui fonde la convention.
Toute l’affaire ne tient debout que parce que l’État rembourse l’employeur·se pour les heures qui ont été consacrées à la formation pendant les heures de travail. Du coup, s’il y a trop de demandes, le budget du CEP ne sait pas suivre ! Pour alors gérer la crise, la gamme des possibles n’est pas gigantesque : soit augmenter le budget 13, soit établir un plafond dans le remboursement des salaires, soit baisser le plafond des heures de formation autorisées.

Régression

En plusieurs séquences, toutes les possibilités de gestion de crise ont été actionnées : hausses ponctuelles des budgets, limitation des remboursements à un plafond, diminution du nombre d’heures remboursées 14. Les formations courtes, massivement des formations professionnelles sectorielles 15, ne sont pas impactées par la diminution des heures. Au contraire des formations longues ! Force est de constater que, par ses choix, le législateur a opté pour le camp de l’instrumentalisation du droit au profit des contraintes du marché de l’emploi plutôt que de celui du droit individuel.

Sixième réforme de l’État

Avec la sixième réforme de l’État, le CEP est intégré aux matières « emploi » transférées vers les Régions le 1er avril 2015. Pour les défenseur·ses de la formation générale et du droit individuel, le risque s’accroissait que le CEP ne devienne qu’un des instruments de la formation professionnelle et de la remise à l’emploi, précisément deux des « jobs » dévolus aux Régions. Le jeu a cependant été un peu calmé par l’association des Communautés : les formations qu’elles agréent ne sont pas exclues du champ 16.
Un accord a été passé dare-dare entre les acteurs concernés, pour assurer la continuité du dispositif : ni le domicile du·de la travailleur·se ni le lieu où la formation est suivie n’entrent en ligne de compte ; c’est le lieu de travail qui détermine quelle est l’entité fédérée compétente. Un nouveau nœud se crée, au moins potentiellement : les Régions sont inégales entre elles du point de vue du ratio entre navetteur·ses entrant·es et sortant·es. Dans l’hypothèse où les travailleur·ses font usage du droit en même proportion, le coût peut être plus élevé pour une Région que pour les autres.
Les formations doivent néanmoins être reconnues pour pouvoir ouvrir le droit au CEP : les opérateurs qui, jadis, n’avaient qu’un unique dossier à rentrer peuvent à présent se retrouver avec jusque quatre dossiers (le quatrième est la Communauté germanophone vers laquelle la Wallonie a à son tour transféré l’exercice de la compétence pour le territoire Ostbelgien), parfois pour des raisons simplement proactives : ce serait bête de priver du droit un·e proche du centre de formation agréée qui travaille dans une autre Région. Difficile de tenir la situation comme exemple de simplification administrative.
La régionalisation se traduit progressivement en quatre réglementations différentes : c’est un facteur de fragilisation du droit. Trois scénarios deviennent possibles selon les entités : le maintien du droit tel qu’on en a hérité, sa dégradation, son amélioration.

Différenciations

Pour le moment, la Wallonie et Bruxelles ont assuré la continuité de l’héritage (voir encadré ci-contre).
En Flandre, le choix a été fait de réformer les instruments de formation à disposition des travailleur·ses, en accord avec les partenaires sociaux 17. Désormais, un « congé de formation flamand » remplace le CEP et ne vise que des formations axées sur le marché de l’emploi 18. Les autres outils vont dans le même sens 19. Toute l’énergie est désormais concentrée sur l’optimalisation de la position des personnes sur le marché de l’emploi. Le nouveau dispositif n’interdit pas à des opérateurs francophones d’y être reconnus, à condition de s’inscrire dans le système trois mois avant le début de la formation, ce qui avait échappé à beaucoup, créant un problème particulier pour les étudiant·es concerné·es 20. On espère qu’il ne s’agira que d’une péripétie temporaire.
La logique flamande va-t-elle percoler dans les autres Régions ? C’est la question du moment. Le front actuel est bruxellois : d’une part, la déclaration de politique régionale annonce une réforme du CEP ; d’autre part, certaines délégations au Conseil économique et social peuvent être sensibles aux arguments de leurs homologues de Flandre. Ayons en tête que l’affaire ne se résume pas à syndicats versus employeur·ses : des employeur·ses peuvent adhérer au principe du droit à la formation générale, tandis que des syndicalistes peuvent mettre la focale sur la formation professionnelle. Maintien du droit, dégradation ou amélioration, interrogions-nous plus haut. Le bilan actuel est assez clair : dégradation en Flandre (cependant consentie par les partenaires sociaux au nom de la priorité à donner à l’emploi) ; maintien dans les autres Régions... mais ça pourrait encore bouger. #

1. La présente contribution se veut dans la continuité de celles de
T. JACQUES, « Congé-éducation : droits culturels en péril », FTU, note d’éducation permanente 2006/15 et
F. LIGOT, « Le droit au congé-éducation payé à l’épreuve de la sixième réforme de l’État », FTU, note d’éducation permanente, 2015/18
2. M.-T. COENEN, « L’éducation et la formation des travailleurs adultes : un enjeu permanent », in Le Mouvement ouvrier chrétien 1921-1996, EVO-MOC, 1996, p. 146.
3. Loi du 1er juillet 1963 instaurant l’octroi d’une indemnité de promotion sociale pour les travailleur·ses en formation.
4. Loi du 10 avril 1973 accordant des crédits d’heures aux travailleur·ses en vue de leur promotion sociale.
5. Les conditions sont restrictives : le droit n’est accessible qu’aux adultes de moins de 40 ans. Mais il y a un encouragement à s’investir dans des formations de longue durée : la compensation de la perte de rémunération est progressive et peut aller jusqu’à la compensation complète : 25 % la 1ère année, 50 % la 2e, 100 % ensuite.
6. Loi de redressement économique du 22 janvier 1985, art. 112 et 113.
7. Ex : Il n’y a plus de limite d’âge.
8. En l’occurrence, il s’agit d’un·e travailleur·se du secteur privé, ou d’une ASBL communale, ou un·e contractuel·le d’une entreprise publique autonome. Généralement, les travailleur·es de la fonction publique ne sont pas concerné·es.
9. À condition qu’elle comporte minimum 32 h. de formation/an.
10. Situation actuelle : exclusion du système si on est employé·e à moins d’un mi-temps ; accès aux seules formations professionnelles si on est occupé·e entre 50 et 80 % d’un temps plein.
11. Notre commentaire s’appuie sur les seules statistiques du FOREM pour la Wallonie, mais il n’est pas déraisonnable de penser que les mêmes effets produisent les mêmes résultats à Bruxelles et en Communauté germanophone. Source : Le FOREM, « Congé-éducation payé. Rapport statistique année scolaire 2016-2017 ».
12. Convention 140 de l’Organisation internationale du Travail.
13. Initialement, le budget qui a servi à cela était alimenté par une petite fraction des cotisations sociales et une intervention de l’État. Avec la régionalisation de la matière, l’intervention de l’ONSS a disparu ; tout se mêle en une seule ligne dans les budgets régionaux.
14. En deux vagues successives (dernières adaptations en date : arrêté royal du 7 septembre 2006), les formations professionnelles sont passées de 240 à 100 heures par an, les formations générales de 160 à 80 heures, les formations universitaires de 180 à 120 heures. Lorsqu’il y a coïncidence entre travail et formation, le volume d’heures peut être légèrement remonté.
15. Les secteurs qui consomment le plus sont le métal, la construction, l’industrie alimentaire, le gardiennage et les soins de santé.
16. Elles sont par ailleurs associées aux travaux des commissions d’agrément.
17. Accord du 11 juillet 2017. Les instruments décrits sont opérationnels depuis le 1er janvier 2019.
18. « Vlaams opleiding verlof » (VOV). Décret flamand du 12 octobre 2018 déterminant le congé de formation flamand et diverses dispositions relatives au domaine politique de l’emploi et de l’économie.
19. Les deux autres instruments : à celles·ceux qui se forment en-dehors des heures de travail, on offre le chèque formation flamand (décret flamand du 29 mars 2019) ; lorsqu’un·e travailleur·se cherche à se réorienter et bénéficie déjà du crédit-temps formation de l’ONEM, l’encouragement peut être renforcé par le crédit formation flamand (arrêté du 5 avril 2019 du gouvernement flamand modifiant diverses dispositions de l’arrêté du gouvernement flamand du 3 mai 2002).
20. A. SENTE, « La formation francophone grippée par une réforme flamande », Le Soir, 8 et 9 février 2020.

Pierre Georis Secrétaire général du MOC

Un fonctionnement hybride

Le gros des reconnaissances est automatique dès lors qu’il s’agit d’opérateurs cités dans la loi (l’enseignement de promotion sociale, l’enseignement supérieur à horaire décalé, l’IFAPME, les « formations générales » à comprendre comme les cours organisés par les syndicats, les organisations de jeunes et d’adultes et les établissements de formation des travailleur·ses créés au sein des syndicats ou reconnus par eux) ou d’initiatives sectorielles en commissions paritaires (avec le problème que les critères peuvent être différents d’une commission paritaire à l’autre). Une commission d’agrément paritaire est installée dans les Conseils économiques et sociaux régionaux pour traiter des situations qui ne trouvent pas place dans l’automaticité. On peut cependant y palabrer longuement, car nombre de normes héritées laissent de la marge à de l’interprétation. Il en résulte souvent, dans le doute et l’imprécision, des agréments de courte durée renouvelables, ce qui ajoute aux complications pour les opérateurs concernés. À noter que les commissions d’agrément sont aussi habilitées à contrôler le tout (et donc aussi de retirer ou suspendre l’agrément de n’importe quelle formation). #

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