photo interview« Des réductions salariales et des dépenses publiques insuffisantes sont la voie directe vers une autre grande dépression » 1 écrit l’économiste Heiner Flassbeck début août 2020. Il nous alerte sur le fait que des pays comme les États-Unis et l’Allemagne se dirigent pourtant dans cette direction. Nous l’avons interviewé pour faire le point sur les politiques socioéconomiques européennes et internationales du moment.

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L’Allemagne occupe la présidence de l’UE comme lorsque vous étiez secrétaire d’État (1999). Quel bilan tirez-vous de votre mandat et quelles sont les perspectives selon vous ?

Trois grands thèmes étaient à l’ordre du jour en 1999. Des initiatives européennes étaient ainsi nécessaires en matière de coordination salariale (1), surtout à l’intérieur de la zone euro, d’harmonisation fiscale (2) et d’investissement (3). Du point de vue de la coordination salariale, l’objectif était de promouvoir des formes de coordination salariale permettant des augmentations salariales suivant l’inflation et la productivité pour éviter toute forme de course vers le bas. C’est dans ce domaine que nous pouvons observer aujourd’hui les plus grandes dérives. La politique allemande de dumping salarial en est largement responsable. Il s’agit-là en réalité du problème principal de l’Union économique et monétaire (UEM). Il n’a toutefois pas été possible de faire le point sur ce sujet en Allemagne ces dernières années, que ce soit dans l’espace public, au Parlement ou dans les institutions étatiques. Dès qu’une vague d’indignation ou de contestation liée à ces thématiques émerge, comme dernièrement avec les coronabonds et la relance, le gouvernement allemand injecte quelques milliards, faisant le strict service minimum, l’objectif étant toujours de clore bien vite le débat pour éviter d’attaquer les problèmes et les conflits structurels. En matière d’harmonisation fiscale, la situation européenne reste aussi surréaliste, le dumping fiscal demeurant une politique pratiquée par les gouvernements européens. Par rapport à l’investissement, ce qui n’est pas pris en considération ces derniers temps, c’est que les rôles ont changé au sein de l’économie. Jusqu’il y a quelques décennies, les entreprises avaient surtout besoin de crédits, aujourd’hui elles font généralement des économies. L’économie est dominée par la financiarisation.
Quand on regarde l’action de la présidence allemande actuelle par rapport à ces trois problèmes, force est de constater qu’elle vise à éviter à tout prix les conflits et qu’elle entreprend des actions pour tenter de les dissimuler. Pourtant, ce dont nous avons principalement besoin, c’est d’une discussion ouverte relative aux excédents commerciaux essentiellement allemands au sein de la zone euro, causés par une politique de dumping salarial outre-Rhin. On doit constater que les femmes et les hommes politiques allemands ont jusqu’à présent été incapables de communiquer sérieusement sur ce sujet. Et nous voyons déjà émerger aujourd’hui un consensus politique large pour qu’il n’y ait pas d’augmentation salariale chez nous en 2020, avec des conséquences évidentes pour les travailleur·ses en Allemagne et ailleurs.
La question des salaires minimums et de leur coordination, au programme de la Commission européenne, est certainement importante, mais cela n’épuise évidemment pas la discussion sur la coordination salariale. Ce qu’il faut c’est une coordination plus générale de l’évolution salariale au sein de l’Europe, surtout au sein de la zone euro, c’est là que le gouvernement allemand comme d’autres doit urgemment bouger ! Il ne peut pas s’agir que de salaire minimum. Cela doit concerner tous les salaires qui ne peuvent évoluer en deçà de l’inflation et de l’augmentation de la productivité.

En tant qu’ancien directeur du département macroéconomie et mondialisation de la CNUCED, comment voyez-vous la situation actuelle au niveau international ?

On peut parler d’un échec total. Il n’y a presque plus de positions économiques internationales et là où elles existent encore, elles sont devenues très faibles. Quand on analyse les politiques macroéconomiques comme celles des pays africains, force est de constater qu’elles sont extrêmement limitées ou n’existent pas.
La question de la dette est certainement importante, mais on a tendance à trop se focaliser sur cet enjeu et à en faire une question microéconomique. L’enjeu est pourtant davantage macroéconomique, si on veut véritablement poser la question du développement. Dans ce contexte, une coordination des politiques monétaires au niveau mondial est primordiale. Pour pouvoir parler de politique monétaire, celle-ci devrait avant tout chercher son autonomie par rapport aux pressions des marchés de capitaux. Quant au FMI et à la Banque mondiale, elles manquent de politique macroéconomique. L’absence d’un rassemblement sérieux de données globales entraîne des lacunes dans leur analyse. Des analyses indépendantes, basées sur quelques données disponibles montrent à quel point la situation des dynamiques monétaires est compliquée pour l’Afrique du Sud ou pour le Brésil 2.

Par où dès lors commencer, s’il faut d’autres politiques macroéconomiques ?

Au niveau des universités et des sciences économiques. S’il y a des postes à attribuer, la moitié devrait être réservée à des approches hétérodoxes 3, et non pas à la pensée néolibérale dominante. Il y a une série d’initiatives en ce sens, lancées par des étudiant·es en économie notamment, ici en Allemagne, comme chez vous et comme dans de nombreux autres pays européens et dans les pays du Sud 4.
On ne peut plus mettre de côté des approches systémiques et de politique macroéconomique si on veut des politiques publiques capables d’assumer leur rôle. Les défis contemporains ne manquent pourtant pas. Juste avant la crise du Coronavirus, les politiques économiques néolibérales avaient montré à quel point elles avaient failli à satisfaire les besoins de la plus grande partie des populations. Après le Coronavirus et face aux enjeux climatiques, la recherche de politiques macroéconomiques alternatives est encore plus importante, tout comme par la suite un véritable débat démocratique sur ces alternatives. #

1. https://www.flassbeck-economics.com/how-to-create-unemployment-and-deflation/
2. https://makroskop.eu/
3. https://www.hetecon.net/
4. http://rethinkingeconomics.be/

Propos recueillis par Thomas MIESSEN

 

Heiner Flassbeck

Début 1999, Heiner Flassbeck est secrétaire d’État aux finances sous le ministre des Finances Oskar Lafontaine, au sein de la coalition rouge-vert en place depuis un an. L’Allemagne occupe alors la présidence de l’Union européenne et celle du G8. Un sommet de ce dernier va avoir lieu en juin à Cologne. Les syndicats et d’autres acteurs de la société civile internationale sont mobilisés au sujet des dettes odieuses du Sud : jubilé 2000 est un des slogans de la campagne. Oskar Lafontaine et Heiner Flassbeck souhaitent promouvoir des réformes substantielles au niveau européen et international, en matière d’harmonisation fiscale notamment. Le patronat allemand est mécontent, les élites internationales sont inquiètes. Les premiers mettent le chancelier Schröder sous pression. Le ministre des Finances Lafontaine et ses projets sont marginalisés et il finit par démissionner. Il n’y a plus de place pour lui dans ce gouvernement tout comme pour son secrétaire d’État Flassbeck. Le chancelier Schröder finit par devenir l’exécutant du modèle même des politiques néolibérales, en faisant du dumping salarial sa politique de base. Les réformes Hartz, du nom d’un ancien manager de Volkswagen, ont ainsi apporté une très grande insécurité sociale pour les travailleur·ses allemand·es, faisant notamment en sorte qu’après un an de chômage, un·e travailleur·se tombe sur des forfaits largement inférieurs à la sécurité d’existence. L’introduction du salaire minimum en Allemagne 2008 a remédié quelque peu à la situation d’insécurité sociale des travailleur·ses, mais le secteur de travail précaire reste immense en Allemagne. Selon l’Institut de l’économie allemande (DIW), 22,5 % des salarié·es allemand·es se trouvent dans le secteur des bas salaires et donc en situation précaire. Selon ces mêmes chiffres, ce sont plus de huit millions de travailleuses et de travailleurs 1. Depuis sa démission, Heiner Flassbeck a continué d’approfondir ses recherches de politiques économiques alternatives, visant entre autres, le plein emploi. Il a ainsi publié une série de livres en allemand et en anglais et a fondé la revue économique alternative Makroskop. 

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