photo interview WEBDans cette période où le meurtre de George Floyd ravive les questionnements liés au racisme, nous avons interrogé Nadia Nsayi sur la nécessité de mener le processus de décolonisation jusqu’à son terme pour que nous puissions, tant en Belgique qu’au Congo, regarder l’histoire de la colonisation sans fard. Et pour que nous puissions envisager la construction d’un futur commun plus juste pour toutes et tous.

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Le 30 juin dernier, le Congo fêtait ses 60 ans d’indépendance. Comment expliquer qu’on parle encore de décolonisation ?

Le Congo a été une colonie pendant 75 ans. En 1960, il y a eu une décolonisation formelle. Le Congo est devenu un pays souverain. Mais déjà là, on ne pouvait pas parler de décolonisation économique. Comme le dit le politologue Jean Omasombo, l’État indépendant a été assassiné. La Belgique et ses entreprises ont tout fait pour que l’État et le gouvernement de Lumumba ne puissent pas avoir de force économique. Il suffit de se rappeler la sécession katangaise. Aujourd’hui, 60 ans après, nous devons continuer à parler de la décolonisation par rapport à la situation économique du Congo. Ce pays ne maîtrise toujours pas ses ressources naturelles et reste dépendant de la communauté internationale. Les ressources naturelles notamment minières y sont exploitées, mais la valeur ajoutée ne s’y fait pas. La nouvelle loi agricole est un autre exemple de cette dépendance à la communauté internationale. Il y a eu des pressions terribles, de la Belgique y compris, pour changer par exemple les dispositions relatives à l’acquisition de terres limitant les intérêts étrangers. Récemment, juste avant les élections, il y a eu un nouveau code minier pour anticiper la demande croissante en cobalt. Là aussi la pression a été forte pour maintenir les intérêts de la communauté internationale. Il est donc toujours important de parler de décolonisation parce qu’il faut une indépendance économique pour que le peuple congolais puisse aussi bénéficier de ses ressources naturelles. Potentiellement, c’est un des pays les plus riches du monde, mais la population est parmi les plus pauvres. C’est un paradoxe scandaleux.

On assiste en fait à une forme de néocolonialisme ?

Oui. La colonisation a introduit au Congo une logique de pillage qui est encore à l’œuvre aujourd’hui et qui implique une alliance de la communauté internationale, des multinationales et d’une partie de l’élite congolaise. Tout cela au détriment de la population. Nous sommes dans un système néocolonial qui a commencé dès 1960 avec l’assassinat de Lumumba. En ce point, on peut dire que l’État colonial a une influence qui se ressent encore aujourd’hui sur l’État congolais. L’influence de la Belgique n’a donc pas cessé en 1960. Elle garde une certaine mainmise sur la situation politique, économique et même militaire du Congo.

Quand on parle de décolonisation dans le contexte belge, qu’est-ce que cela veut dire ?

Pour coloniser, la Belgique a dû mettre en place toute une propagande qui a trouvé un terrain d’expression dans les médias, dans l’enseignement. Beaucoup de gens ont grandi dans un contexte où on racontait que les Noirs étaient sous-développés, qu’ils étaient des primitifs qu’il fallait civiliser. L’appel à décoloniser c’est donc d’abord décoloniser les mentalités formatées souvent d’une manière inconsciente : voir les Noirs, mais surtout se voir différemment. Et les Congolais·es qui considèrent la culture des « banoko » 1 comme supérieure doivent décoloniser aussi leur mentalité. Il s’agit principalement d’un travail de décolonisation mentale. L’héritage colonial est aussi palpable dans la coopération au développement qui n’est autre que la prolongation de ce qui était nommé jusqu’en 1960 le travail de civilisation. Le ministère de la colonie est devenu le ministère de la coopération au développement...
Ce passé colonial est inscrit dans nos rues et dans vies. Je pourrais aussi citer la présence de la grande diaspora congolaise en Belgique qui n’est évidemment pas le fruit du hasard. La colonisation c’était une migration des Belges vers le Congo et après 1960, ce sont des Congolais·es qui sont venu·es ici, d’abord pour les études et puis comme réfugié·es politiques. C’est important d’expliquer cela aux jeunes belges. Il faut leur expliquer que la présence de cette diaspora est la conséquence d’une décision politique prise dans le passé, à savoir la colonisation.

Et ce récit occultait la résistance noire. Là aussi, il y a une décolonisation des mentalités à opérer ?

Ce sont des Blancs qui ont décidé la manière dont on voit l’Afrique et l’histoire coloniale. Mais ça, c’est en train de changer. Il y a une nouvelle génération d’afrodescendant·es qui exigent la décolonisation de la société. Il·elles veulent qu’on arrête d’essayer d’effacer ce pan de l’histoire. Que ce soit dans l’enseignement, dans les médias, il faut rouvrir ce passé… parce qu’il est toujours présent dans la société. Il·elles veulent aussi que l’on en parle différemment. Notamment en n’occultant plus le point de vue des Noirs. Une statue de Léopold II aujourd’hui ne suscite pas les mêmes ressentiments chez une personne d’origine congolaise que chez une personne d’origine belge, alors que nous sommes tou·tes citoyen·nes belges ! Ce n’est pas normal de ne pas aborder l’histoire du Congo à l’école ou d’en parler en reproduisant le discours qui légitime la colonisation. Il faut créer des espaces pour avoir d’autres narratifs sur l’Afrique, le Congo et les Congolais·es. Et les Congolais·es et afrodescendant·es doivent avoir une influence sur ces narratifs.
S’il y a un débat en Flandre et en Communauté française à ce propos, au Congo, pas. Il n’y a pas de politique de l’enseignement. On ne fait qu’un copier-coller de la Belgique. Il n’y a pas de vision. Beaucoup de références au Congo se situent dans la période coloniale et c’est assez dramatique. Pourtant, la seule façon de s’en sortir, c’est de créer sa propre vision qui soit inspirée de cette période coloniale, mais aussi de celle qui l’a précédée. Le fait que le français soit toujours la langue officielle, doit être discuté, car pour beaucoup de Congolais·es, ce n’est pas leur langue maternelle. C’est un héritage colonial. Dans les mentalités, être développé c’est bien parler français. Mais comment faire comprendre un programme électoral en français à une population qui ne parle pas la langue ? La seule façon de s’en sortir pour le Congo c’est de trouver son propre modèle à tout point de vue, y compris linguistique.

Cette nouvelle génération semble aussi plus déterminée à faire revendiquer ses droits.
Le mouvement pour la décolonisation semble être plus fort qu’auparavant...

C’est vrai. C’est lié aux injustices qui sont vécues par les afrodescendant·es. Depuis les manifestations après la mort de George Floyd, nous observons que nous sommes dans un processus d’émancipation. De la même manière qu’il y a eu un processus d’émancipation ouvrière, des femmes, de la communauté LGBT, nous avons enclenché un processus d’émancipation des minorités ethnoculturelles. Nous sommes à la troisième génération depuis les premières migrations. La première génération, celle de mes parents, était très silencieuse. Il·elles ne revendiquaient pas à grande échelle. Il·elles avaient en fait une mentalité d’immigré·es. Les deux générations suivantes quant à elles, sont nées ici, ont grandi ici et que remarquent-elles ? Que malgré leur citoyenneté belge de naissance, il n’y a pas grand-chose qui change entre la situation socio-économique de leurs parents et la leur : très bien formées (60 % sont diplômés de l’enseignement supérieur dont la moitié universitaire), elles sont quatre fois plus discriminées sur le marché de l’emploi 2. Les jeunes vivent ça dans leur famille. Leurs parents bien formés restent dans une situation de déclassement professionnel. Cela les frustre énormément. Quand il·elles s’attaquent aux statues ce ne sont pas seulement les statues qu’il·elles visent, mais aussi ce qu’elles symbolisent c’est-à-dire l’exploitation, la domination, le racisme, l’injustice avec laquelle les afrodescendant·es sont traité·es… Les vrais enjeux aujourd’hui pour eux·elles ont trait à la justice socio-économique. Les gens veulent participer pleinement à la société. Ça commence notamment avec un travail digne. Si la classe politique n’apporte pas de réponses, la situation pourrait empirer, se radicaliser et au final, cela constituera un sérieux problème pour la stabilité de la société.

Mais à Bruxelles, l’activisme n’est pas neuf ?

C’est vrai. Mais ce qui est nouveau, c’est sa présence de plus en plus prégnante en Flandre où les nouvelles générations qui y ont grandi sont bilingues et se sentent belges. Il·elles se disent même Flamand·es. C’est une nouvelle dynamique. On voit que l’activisme à Bruxelles est beaucoup plus avancé qu’en Flandre, avec de grosses structures telles que Mémoire collective. Mais dans les grosses villes flamandes, cet activisme se développe et les alliances avec d’autres groupes extérieurs se créent via notamment les réseaux sociaux. La manifestation à Bruxelles début juin était le résultat d’une alliance maghrébine, africaine, subsaharienne, flamande, bruxelloise, etc. Cette jeune génération ne se laisse pas limiter par des différences linguistiques.

Et au Congo ?

Au Congo, il existe depuis 2012 un mouvement citoyen : Lucha. Il se préoccupe principalement de thématiques socio-économiques (accès à l’eau, électricité, etc.) et de citoyenneté (élections, sécurité, etc.). Lucha ne se prononce pas vraiment sur la colonisation, car la situation au Congo est focalisée sur d’autres urgences. En fait, le débat sur la décolonisation n’est pas très présent au Congo sauf peut-être dans certains milieux (culturels, artistiques, activistes...). De plus, ces débats ont déjà eu lieu. Sous l’ère Mobutu dans les années 70, il y a eu un processus de décolonisation culturelle : les statues ont été retirées de l’espace public et mises dans les musées, les noms de rue, de villes ont également été africanisés, les noms chrétiens retirés. Et puis, les gens ne sont tout simplement pas au courant. Les médias n’en parlent pas.

Quel sens donnez-vous à la coopération
au développement dans cette vision ?

Je crois à la solidarité internationale, mais à une solidarité qui va dans les deux sens. Je suis convaincue que le Congo aussi peut apporter à la Belgique. Je pense également qu’on ne peut soutenir une dynamique que si elle existe. Ce n’est pas aux acteurs belges et internationaux de créer cette dynamique. Les Congolais·es doivent avoir leur propre vision par rapport à l’agriculture, à la protection sociale, etc. Comme le disait Joseph Ki-Serbo : on ne développe pas, on se développe. Cela impose aussi de réfléchir sur la façon de faire financer ces activités...
Ce que les organisations belges peuvent faire par contre, c’est renforcer la société civile congolaise. Parce que c’est cette société civile qui va pouvoir revendiquer et changer son propre système et représenter la population. Les petits projets dans les villages, je ne crois pas à leur durabilité. Les paysan·nes forment un groupe qui a un avantage démographique fort, mais il n’est pas structuré. C’est la même chose pour les femmes, les jeunes. S’il y avait un soutien structurel pour renforcer leurs mouvements, on pourrait créer ce nouveau rapport de force dont le Congo a besoin.
Lucha par exemple, je ne comprends pas qu’il ne soit pas encore un mouvement de masse, quand on sait que 65 % de la population congolaise a moins de 25 ans. Si Lucha pouvait être présent dans les 26 provinces, former une jeunesse critique, les choses pourraient changer. Ce serait intéressant serait d’avoir des échanges d’expériences entre les organisations de jeunes belges et congolais. La Belgique a vécu plusieurs processus d’émancipation qui pourraient inspirer les jeunes au Congo. L’émancipation ouvrière par exemple. Comme celle-ci a été menée ? Comment les gens se sont-ils organisés pour obtenir plus de droits, etc. ? C’est intéressant de partager cela avec les partenaires congolais. Le souci, c’est que la coopération au développement s’enferme dans des critères et indicateurs tuant la créativité.
Nous sommes dans un contexte sociétal où chacun et chacune doit questionner sa position dans la société. Cela vaut aussi pour les structures. Interroger l’Histoire pour construire à l’avenir des rapports plus équitables. La colonisation a eu un impact, des conséquences par rapport à l’inégalité dans le monde. Ces inégalités sont là et nous devons changer notre façon de penser, de voir les choses et d’agir. C’est la seule façon d’essayer de créer un monde un peu plus juste. #

Propos recueillis par Stéphanie Baudot

1. Oncles en Lingala, terme utilisé pour parler des Belges.
2. Voir l’étude de la fondation roi Baudouin à ce propos : https://www.kbs-frb.be/fr/Virtual-Library/2017/20171121_CF

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