La crise sanitaire que nous traversons actuellement et la crise écologique et sociale dont l’ampleur pourrait être encore plus importante si nous ne changeons pas urgemment de cap, soulèvent de nombreuses interrogations sur le futur de notre société. Relance, Green New Deal, société post-croissance, transition juste... à quoi ressemblera le monde de demain ? Et quels rôles y joueront les acteurs syndicaux, au niveau belge et européen ? Éléments de réponse avec deux responsables syndicaux.
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Quel est le rôle du syndicat aujourd’hui et pour le monde de demain ?
M-H.S. Une de nos priorités actuelles, comme mouvement syndical, c’est d’assurer que personne ne reste au bord du chemin. C’est de faire en sorte que soient pris·es en compte celles et ceux qui perdent : les travailleuses et travailleurs qui sont au chômage temporaire, mais aussi toutes celles et tous ceux avec un statut précaire, comme les artistes, les accueillant·es d’enfants, les étudiant·es... On assistera probablement prochainement au fait que de nombreuses entreprises ne se relèveront pas de la crise et que dès lors beaucoup de travailleuses et travailleurs se retrouveront en partie sans revenu. C’est auprès d’eux·elles que le syndicat est présent aujourd’hui et le sera encore davantage demain.
Une autre de nos priorités est que celles et ceux qui sont resté·es au travail en première ligne (éducateur·rices en centres d’hébergement, travailleur·euses dans le secteur des soins de santé ou dans la distribution alimentaire...) puissent être davantage reconnu·es et que celles et ceux qui reprennent le chemin du travail puissent le faire en toute sécurité et en étant entendu·es sur leur vécu pendant le confinement.
Quelle sera la nature de la relance, brune ou verte ?
M-H.S. La relance brune est un réel danger. Le risque aujourd’hui est, qu’avec la pression, on redémarre là où on s’était arrêté juste avant la crise, c’est-à-dire que l’on relance et l’on supporte les mêmes activités que celles soutenues précédemment sans que soient prises en compte les externalités sociales et environnementales générées. Nous pensons au contraire que nous ne pouvons pas retourner au monde d’hier ! Le monde de l’après-Covid existe déjà aujourd’hui et était également présent dans le monde d’hier : c’est un monde où la réussite est plus collective et moins individuelle. Les paramètres et indicateurs de réussite doivent aussi être revus dans ce sens. On a vu ces jours-ci dans les médias que la réussite consisterait à devenir une gazelle, c’est-à-dire une entreprise avec capitalisation boursière d’un milliard d’euros. Pour nous, ce sont des indicateurs qui n’ont strictement aucun sens. Le monde de l’après-Covid devra intégrer la prise en compte du long terme, du mieux vivre et du sens dans le travail.
Quels sont les contours d’une société de post‑croissance et post-Covid ?
M-H.S. Dans le monde de demain, l’État doit avoir un rôle tout à fait déterminant. Il doit fixer les activités qu’il souhaite promouvoir et celles qu’il entend faire décroitre. Un large débat public qui dépasse les clivages politiques est nécessaire à cet égard. L’enjeu, c’est une vision de société qui puisse répondre à la question de savoir ce que nous voulons voir croitre : la cohésion sociale, la qualité de vie, la sécurité d’approvisionnement... et ce que nous voulons voir décroitre : les inégalités, la pollution... On a beaucoup parlé ces dernières semaines d’une économie du lien au lieu d’une économie du bien. Si on veut prendre cette économie du lien au sérieux, cela suppose des actions concrètes par rapport aux soins, par rapport à la situation des jeunes ou des familles monoparentales par exemple.
Comment est-ce que cela pourra se faire ?
M-H.S. L’État doit être capable de donner des réponses, en utilisant la boite à outils qui est la sienne, comme régulateur et comme opérateur des biens et services à fournir à la population. Il doit revoir les incitants et désincitants fiscaux tout comme il doit intégrer lesdites externalités sociales et environnementales dans la comptabilité nationale. Par exemple, le cout du CO2. En revanche, nous devons arrêter dès à présent de percevoir les soins de santé uniquement comme un cout et réaliser leur valeur économique, leur « valeur ajoutée » comme disent les économistes aujourd’hui, en termes de besoins fondamentaux satisfaits, d’emploi, de mieux-être de la population... La prévention en matière de santé a des avantages évidents, même dans une perspective purement de couts-bénéfices. Par ailleurs, ce qui frappe depuis le début du confinement, c’est la prise de conscience que les personnes âgées ne sont pas des profiteuses, mais qu’elles jouent au contraire un rôle central dans notre économie. Lorsqu’elles disparaissent, nous prenons la mesure de la perte de liens au sein des familles et l’importance de leur soutien dans la garde des petits-enfants. Nous réalisons la dévalorisation que connaissent les activités essentielles de service à la société. Là encore, notre économie doit pleinement reconnaitre ce travail invisible et lui donner de la place, mais aussi surtout, garantir l’accès à une vie digne à tout le monde. Il faut un minimum décent pour vivre pour toutes et tous. C’est ce que les citoyen·nes soutiennent très largement partout en Europe.
Quel rôle pour les acteurs sociaux dans le monde de demain ?
M-H.S. La participation, la concertation avec les acteurs sociaux et environnementaux, seront centrales pour la société de demain. Si nous voulons réduire les risques sur la santé des perturbateurs endocriniens ou des substances cancérigènes, il faudra, sur base des constats posés par les spécialistes en matière de santé publique, oser interdire certaines substances. Si nous voulons, collectivement, faire en sorte que le travail de demain puisse faire davantage sens pour les travailleuses et travailleurs, il faudra le faire en fonction de ce qui se vit réellement. À la CSC, nous sommes demandeur·euses que ces chantiers soient ouverts.
En même temps, en tant que société civile, nous devons être encore plus à l’écoute des travailleur·euses, citoyen·nes en temps de crise et de bouleversements profonds de la société. Vouloir avancer vers un monde de demain seul·e ou voulant imposer sa propre vision est d’office voué à l’échec. C’est seulement avec et sur base des besoins sociaux qu’un monde de demain pourra être plus résilient et plus juste, et au sein duquel nous pourrons, solidairement, prendre davantage soin les uns des autres.
L’avenir de l’Europe est-il au-delà de la croissance ?
L.V. L’amélioration des conditions de vie et de travail ainsi que le développement durable constituent les enjeux prioritaires de l’Europe comme des autres régions du monde. Il s’agit de découpler la question de la croissance de celle du bonheur et de la prospérité. Il convient également de choisir une politique économique qui détermine ce qui doit croitre ou pas. Comment, dès lors, garantir une véritable transition juste ? Pour la Confédération européenne des Syndicats (CES), il faut rendre possible les besoins sociaux tout en décarbonant l’économie. En fonction de cela, certains secteurs d’activités doivent croitre de manière très importante pour répondre aux besoins sociaux tel que le secteur des soins. D’autres, en revanche, ne pourront plus se développer, sans qu’on ne tienne compte de leurs effets secondaires, sociaux ou environnementaux. Il faudra faire des choix et cela se fera principalement au niveau européen. C’est, en effet, ce niveau de pouvoir qui pourra apporter de nouvelles régulations et garantir des règles harmonisées pour tou·tes les Européen·nes.
Le Green Deal, pourra-t-il apporter cette réponse ?
L.V. On peut se réjouir que répondre au défi climatique soit aujourd’hui un projet politique européen soutenu par un très large spectre de la population, de la société civile et des syndicats, et des familles politiques, de la gauche radicale aux libéraux, en passant par les verts, les socio-démocrates, les chrétiens-démocrates. Les raisonnements et motivations sont évidemment pluriels, mais force est de constater qu’il y a une prise de conscience générale. C’est ce que promeut aussi la CES. Pour que le Green Deal soit réel, il faut des alliances sociales très larges et des majorités nécessaires. Quant au contenu, il y a des visions plus ambitieuses qui ne sont pas présentes à ce stade dans les propositions de la Commission, comme celles d’Aurore Lalucq 1, parlementaire européenne française et proche de la proposition du Green New Deal d’Alexandria Ocasio-Cortez et de Bernie Sanders aux États-Unis. On y parle, par exemple, de garantie d’emploi pour toutes et tous ou encore d’un système dans lequel l’État serait l’employeur en dernier ressort. L’objectif est aussi que les plans de soutien et de relance profitent directement aux travailleur·euses. Les débats européens autour de la monnaie hélicoptère sont intéressants à cet égard 2. Il s’agit de la distribution directe de monnaie auprès des ménages et des entreprises – elle permettrait de retrouver bien plus rapidement la prospérité que de s’en remettre aux banques et aux marchés. Prenons l’exemple des 390 millions d’euros cités dans la presse comme soutien financier à Brussels Airlines. Avec ce montant, les 1.000 travailleur·euses en danger de perdre leur emploi pourraient garder le même salaire pendant cinq à six ans et se former ou chercher un autre emploi. La transition juste, ce n’est pas seulement un concept : il faut la traduire en acte. Quand on est face aux destructions d’emploi, que met-on en place pour s’assurer que personne ne soit mis de côté ? Doit-on signer un chèque en blanc pour l’entreprise qui s’attaque aux emplois et aux salaires ou doit-on aider directement les travailleur·euses ? La question mérite d’être mise en débat.
Que contient le Green Deal pour les travailleur·euses et les syndicats ?
L.V. À l’heure actuelle, reconnaissons l’ambition d’aller à la neutralité climatique en 2050 dans l’UE, la création d’un fond de transition juste pour aider les régions affectées par la décarbonation et le début d’un plan d’investissement durable de l’UE, ainsi que la discussion sur sa nouvelle stratégie industrielle qui intègre cette dimension verte. Mais le cadre austéritaire du pacte de stabilité et de croissance doit être abandonné. Il faudra des sommes importantes pour financer et assurer la transition juste et plus d’implication des travailleur·euses et des syndicats dans la transformation de l’économie et des entreprises. La transition ne sera possible qu’avec des moyens nouveaux et une dimension redistributive et des services publics forts pour piloter cette transition. Ces dimensions sont encore grandement absentes. Leur ajout peut transformer le Green Deal en un Green New Deal. Comme mouvement syndical européen, nous avions participé à de très nombreuses initiatives allant en ce sens. Aujourd’hui encore, nous poursuivons un plaidoyer intensif.
Nous appelons la Commission européenne à mettre en place toutes les mesures nécessaires pour se remettre des dommages économiques causés par le Covid-19 et à utiliser le plan de relance comme un levier pour intensifier sa lutte contre le changement climatique, maintenir l’emploi et garantir des exigences sociales fortes. Outre un objectif intermédiaire de - 55 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, le concept de transition juste devrait être inscrit dans la législation ainsi que le rôle des partenaires sociaux. Le droit à l’énergie devrait également être explicitement mentionné. De ces éléments dépendront la réussite du Green Deal européen et le soutien des travailleur·euses et des citoyen·nes à cette trajectoire. Une bonne protection sociale et sanitaire, la relance économique et la préservation de l’environnement sont les trois piliers interdépendants qui doivent constituer le fondement de l’action de l’UE dans le sillage du Covid-19. Les plans de relance ne doivent pas mener à investir dans la pérennisation d’industries sales et polluantes, mais promouvoir et garder des emplois bien rémunérés dans des secteurs qui respecteront les accords de Paris et la trajectoire de la neutralité carbone.
Que faire aujourd’hui et demain ?
L.V. Travailleur·euses, citoyen·nes, consommateur·rices, nous participons par des formes multiples à la transition. L’action collective est et sera déterminante pour faire bouger les lignes et les institutions. C’est pourquoi nous soutenons les appels des jeunes comme Greta Thunberg, Anuna De Wever et Adélaïde Charlier, à l’urgence climatique. Et comme mouvement syndical, nous y apportons l’indispensable dimension de la transition juste. À notre niveau, nous tentons de faire notre part pour transformer nos secteurs et les entreprises par l’action de nos centaines de milliers de militant·es. Une journée d’action mondiale promue par la Confédération syndicale internationale (CSI) aura d’ailleurs lieu le 24 juin prochain. L’objectif est d’organiser – en ligne – la plus grande conversation mondiale sur notre avenir 3. Tout le monde peut y participer ! C’est une excellente occasion d’échanger sur de bonnes pratiques et de donner un signal fort. Nous devrons ensuite peser en tant que mouvements sociaux sur les engagements de nos pays à la COP 26 en 2021, qui discutera des objectifs de diminution d’émission de gaz à effet de serre de chaque pays. Les négociateur·rices y auront une grande responsabilité : transformer l’espoir des jeunes, des travailleur·euses et des populations en actes concrets, ou prendre le risque de la « canicularisation » du monde et de « l’hibernation » de nos démocraties. À la destruction de la biodiversité s’ajoutera celle de notre vivre-ensemble. #
Propos recueillis par Thomas MIESSEN et François SANA
© Aude Vanlathem
1. https://www.alternatives-economiques.fr/green-new-deal-programme-economique-na-jamais-ete-pertin/00092751.
2. https://www.nouvelobs.com/economie/20200330.OBS26781/tribune-la-monnaie-helicoptere-ou-le-desastre.html.
3. https://www.ituc-csi.org/cepow?lang=fr https://www.etui.org/fr/Publications2/Livres/Vers-une-transition-juste-le-charbon-l-automobile-et-le-monde-du-travail.