DEMO03 PhotoLigue Copyright EvaJimenezLamas pp 13 15Créée en 2018, la Ligue des travailleuses domestiques regroupe des femmes sans-papiers vivant dans l’isolement, la peur et des conditions de vie précaires malgré leur rôle indispensable au fonctionnement de notre société. Aujourd’hui, elles sortent de l’anonymat pour révéler au grand public leur situation et pour revendiquer, entre autres, une régularisation par leur travail mais aussi la lutte contre l’exploitation et les violences dont elles font l’objet au quotidien.

 

 

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Dans quelles conditions se trouvent les travailleuses domestiques sans-papiers dans notre société?

Ces femmes sont corvéables à merci et soumises au bon vouloir de leur employeur, bien souvent abuseur : maltraitances, salaires sous-payés ou encore agressions sexuelles sont le quotidien de nombreuses travailleuses domestiques sans-papiers. Selon une enquête réalisée par la CSC en 2017, une travailleuse du nettoyage sur trois est victime de violences sexuelles au travail 1. On imagine aisément que dans le secteur non formel, cette proportion est encore plus importante, voire généralisée. Certains patrons n’hésitent pas à utiliser des moyens de pression sur les travailleuses en leur refusant de payer le salaire dû, voire même en confisquant leur passeport.
Le fait de travailler au domicile d’un particulier peut soulever plusieurs problèmes. Les femmes sont isolées et vulnérabilisées. La prise de conscience de leur situation précaire est moins évidente, car elles sont chacune confinée dans l’espace domestique dont elles ont la charge. Ajoutons à tout cela la difficulté pour un syndicat de porter plainte contre un particulier ou de mener une action syndicale devant un domicile privé... Dans ces conditions, elles ont plus de difficultés à demander leur dû ou à porter plainte en cas d’agression.

Elles sont pourtant indispensables à notre société...

Les femmes migrantes remplissent un rôle fondamental dans nos métropoles. De plus en plus de personnes ont recours à ces femmes comme travailleuses domestiques. Avec le vieillissement de la population dans les pays d’Europe du Nord, on constate un accroissement de la demande dans les métiers du care et du travail domestique 2. Les femmes migrantes aujourd’hui en Belgique sont l’illustration même de la Global care chain (la chaîne globale du soin) : laisser sa famille (ses parents, ses enfants et les malades) et les confier à d’autres femmes dans son pays d’origine et venir ici pour garder nos enfants, nos parents et nos malades. Nous avons parmi les travailleuses de la ligue, des mamans contraintes d’élever leur enfant via skype... Par ailleurs, régulariser les femmes sans-papiers c’est aussi les faire contribuer à la redistribution des richesses : elles payeraient des cotisations sociales et des impôts. Le manque à gagner pour les caisses de la sécurité sociale pour 50.000 femmes vivant et travaillant au noir est estimé à 29 millions d’euros par mois.
Enfin, ces femmes contribuent au fonctionnement de la société au travers des remittances, c’est-à-dire des transferts de revenus vers leur pays d’origine. Elles ont tendance à transférer plus souvent et une part plus élevée de leurs revenus que les hommes 3.

Sait-on combien de femmes sans-papiers travaillent dans le secteur ?

Les estimations de personnes sans-papiers qui travaillent dans le secteur informel sont très variables et difficiles à établir précisément. Il s’agit en effet de personnes qui doivent rester dans l’invisible. Pour se protéger, elles poursuivent des stratégies de survie qui font que certain·e·s n’introduisent même pas de demande de régularisation ou de demande de carte d’aide médicale urgente. Évaluer la population de sans-papiers en Belgique et le nombre de femmes engagées dans le travail domestique constituerait pourtant une donnée importante. Le Conseil économique et social de la Région de Bruxelles-Capitale 4 a d’ailleurs émis un avis d’initiative en 2016 mettant en évidence l’écart du taux d’emploi entre les hommes et les femmes venu·e·s par le biais du regroupement familial. C’est pourquoi le Conseil relevait alors l’absolue nécessité de développer une recherche de terrain sur le travail domestique pour mettre en lumière le nombre de femmes migrantes avec ou sans papiers présentes dans ce secteur. Mais à ce stade, cette recherche n’a pas encore été menée.

Ces femmes sont déjà opprimées en tant que travailleuses et sans-papiers mais en plus, elles sont dominées en tant que femmes.

On sait juste que la population de sans-papiers sur le territoire belge est estimée à 150.000 personnes d’après le mouvement associatif 5 et que les femmes en faisant partie ayant moins facilement accès à l’emploi se retrouvent confinées dans des secteurs tels que le care, le nettoyage, le travail domestique...

Comment viser l’égalité de droit pour toutes, notamment en leur apportant une protection ?

Pour protéger au mieux les travailleuses sans-papiers, il y a une nécessité de reconnaitre et de définir clairement le travail domestique. En 2011, l’Organisation internationale du travail a adopté la Convention 189 sur les travailleur·euse·s domestiques. Ce texte reconnait la contribution significative des travailleur·euse·s domestiques à l’économie mondiale et prévoit un travail décent pour ceux·celles-ci 6. Cette convention n’a été ratifiée par la Belgique qu’en 2015.
Dans notre plaidoyer en faveur de la reconnaissance du travail domestique s’ajoute désormais la Convention 190, adoptée l’an dernier, contre les violences au travail. Celle-ci reconnait le droit de toute personne à exercer un travail exempt de violence et de harcèlement 7. Ces deux conventions sont importantes car elles servent d’appui à notre ligne argumentaire, mais dans les faits, ces sont des conventions internationales sans véritable sanction. On aimerait pouvoir les rendre contraignantes par la force des choses, comme l’exemple de la Convention d’Istanbul.
En dehors de ces conventions, il existe un autre type de protection qui couvre un sans-papiers qui souhaite porter plainte. Le seul texte qui peut permettre aujourd’hui de récolter des preuves, de protéger la victime sans-papiers durant la plainte et durant toute la durée de la procédure en lui donnant un titre de séjour c’est l’article 13 alinéa 4 de la Directive sanctions du Parlement européen 8. En totale cohérence donc avec le principe supérieur de la Victime contenu dans la Directive victimes 9. Toute la Directive sanctions a été transposée dans le droit belge, à l’exception de l’article 13.4. Or, sans cet article, il n’existe aucun mécanisme de sanction efficace.
En l’absence de l’application de cet article, une personne sans-papiers qui dépose plainte dans un commissariat s’expose à être détenue dans les 24h dans un centre fermé, avec le risque ensuite d’y rester avant expulsion... Beaucoup n’osent donc pas porter plainte. Des arrangements existent cependant, notamment avec certaines zones de police mais uniquement s’il s’agit d’une violence au sein d’un ménage. Le problème se pose encore pour les femmes qui sont violentées en dehors du cadre familial, notamment au travail. C’est précisément à ce type de violences que fait référence la Convention 190. Et malheureusement dans ces cas-là, aucune protection n’existe.

Est-ce qu’une reconnaissance du travail domestique pourrait être un motif de régularisation ?

L’une des revendications de la CSC à court terme c’est de faire reconnaitre le travail domestique parmi la liste des métiers en pénurie. C’est une manière de reconnaître et valoriser un travail qui, par ailleurs, ne pèse pas dans la comptabilité nationale. De plus, étant donné la pénurie structurelle en matière d’accueil des enfants, des malades et des personnes âgées, la Belgique pourrait se déclarer en état d’urgence de care, à l’instar de l’Allemagne. En effet, aujourd’hui le travail domestique n’est pas reconnu comme un métier en pénurie et n’ouvre donc pas le droit à un permis de travail suivant les conditions de la migration économique. Dans la perspective d’une régularisation du séjour liée à une régularisation du travail, c’est fondamental.

Vous avez aussi soutenu la création d’une Ligue des travailleuses domestiques...

La ligue est née d’un constat : les femmes étaient peu présentes au sein du comité des travailleur·euse·s migrant·e·s avec ou sans papiers. À partir du moment où il y a des hommes, il y a une reproduction de schémas de domination (répartition du temps de parole, etc.). Il ne faut pas oublier que ces femmes sont déjà opprimées en tant que travailleuses et sans-papiers mais que, en plus, elles sont dominées en tant que femmes. Il nous semblait donc nécessaire de créer un espace comme la ligue qui leur permet de se coaliser, se réunir, se structurer pour mieux organiser leur lutte spécifique tout en faisant partie d’un mouvement plus large comme celui du comité travailleur·euse·s migrant·e·s avec et sans papiers de la CSC Bruxelles.
En tant que comité syndical de travailleuses de care, la ligue a pu établir une liste de revendications : la lutte contre l’exploitation des travailleur·euse·s migrant·e·s avec ou sans papiers, la lutte contre les violences (harcèlement, violences sexuelles et morales, exploitation), la régularisation par le travail, l’accès à une couverture maladie, l’accès à des logements décents, la fermeture des centres fermés et l’arrêt de l’enfermement des enfants et enfin l’accès à l’éducation pour les travailleuses et leurs enfants.

Comment cette ligue a-t-elle été créée en dépit de leur situation d’isolement et de domination ?

Mobiliser les femmes sans-papiers c’est compliqué et ce pour plusieurs raisons : elles travaillent énormément, mais surtout elles travaillent au domicile de particuliers sans possibilité de s’unir avec d’autres femmes travaillant dans le même secteur, c’est un paramètre essentiel au moment de faciliter l’organisation d’un collectif de travail. Par ailleurs, elles ont peu l’habitude de prendre la parole en public, elles parlent différentes langues... Il a donc fallu s’adapter à toutes ces difficultés et mettre en place des solutions : travailler le week-end ou en soirée, organiser des garderies ou encore des équipes de traduction.
La question des langues est fondamentale au sein de la ligue. La mise en place d’un système de traduction permet de partager beaucoup plus largement cette lutte. La femme sans-papiers qui parle espagnol ou anglais, qui travaille six jours par semaine et qui n’a pas le temps d’apprendre le français, a assurément sa place dans la Ligue des travailleuses domestiques mais il faut lui en donner les moyens.
La solidarité avec d’autres femmes est aussi importante au bon fonctionnement de la ligue. En novembre 2019, les femmes de la ligue ont ainsi manifesté au côté des travailleuses des titres-services, descendues dans la rue pour réclamer un meilleur salaire.

Quels sont les objectifs de la ligue ?

Un des objectifs de la ligue est d’interpeller le grand public et les politiques sur le rôle indispensable de ces travailleuses dans la société au travers d’actions de sensibilisation. En avril 2019, la ligue a organisé une action au Parlement fédéral. « Vos toilettes propres, nos propres papiers ». Cette phrase ainsi que des revendications ont été placardées dans les toilettes des parlementaires. Cette action a eu une belle visibilité dans les médias. Le travail de mobilisation est essentiel tant pour la motivation du groupe que pour permettre aux femmes de faire reconnaître leur travail et sortir de leur invisibilité quotidienne. À travers cette action, les femmes de la ligue ont pu s’exprimer directement sur la place publique et sortir de leur invisibilité quotidienne.
Un documentaire, réalisé entièrement par les femmes, est également en préparation en collaboration avec ZIN TV. Au départ, le but était de réaliser un film court mais elles étaient tellement motivées que c’est devenu un documentaire de 40 minutes. Dans le cadre de l’Éducation populaire, il y a eu la mise en place de moments d’échange d’informations pratiques et de « bons plans » au début des réunions. C’est une façon très concrète de soulager le quotidien de femmes qui n’ont déjà pas accès à grand-chose. #

1. L’Info, Journal d’informations syndicales, CSC, n °13, pp.  4-6, 30 juin 2017.
2. La distinction est difficile quand ces notions sont appliquées aux travailleuses domestiques sans-papiers car elles sont amenées à effectuer aussi bien du soin aux personnes que du travail domestique.
3. Organisation internationale pour les migrations (OIM), Document thématique sur les rapatriements de fonds, voir : https://www.iom.int/sites/default/files/our_work/ODG/GCM/IOM-Thematic-Paper-Remittances-FR.pdf1.
4. Conseil économique et social de la Région de Bruxelles-Capitale, Avis d’initiative relatif à la migration économique et l’occupation des travailleurs étrangers en Région de Bruxelles-Capitale,16 juin 2016. Voir : https://www.ces.irisnet.be/fr/avis/avis-du-conseil/par-matiere/economie/a-2016-045-ces/view
5. Fin 2014, l’Observatoire de la Santé avait estimé la population de sans-papiers à 100.000 personnes. Depuis lors, en intégrant les nouvelles arrivées, cette population est estimée à 150.000 car on compte 20.000 demandes d’asile par an dont près de 2/3 sont déboutées, sans parler des rejetées du 9 ter (maladies graves), 9 bis (circonstances exceptionnelles).
6. « Convention 189 », voir : https://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C189
7. « Convention 190 », voir : https://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_ILO_CODE:C190
8. Directive 2009/52/CE du Parlement européen et du Conseil du 18 juin 2009 prévoyant des normes minimales concernant les sanctions et les mesures à l’encontre des employeurs de ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier.
9. Directive 2012/29/UE du Parlement européen et du Conseil du 25 octobre 2012 établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité et remplaçant la décision-cadre 2001/220/JAI du Conseil

Propos recueillis par Élodie JIMÉNEZ ALBA

Eva JIMÉNEZ LAMAS : Responsable des migrants CSC Bruxelles et du Comité des travailleurs migrants avec et sans papiers de la CSC

Magali Verdier: animatrice MOC BXL

Crédit photo : Eva Jiménez Lamas

 

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