photo Interview yves hellendorffDe réformes structurelles en réformes de son mode de financement, le secteur hospitalier a progressivement dévié de son objet social, le soin, au profit d’une approche toujours plus gestionnaire. C’est pour remettre l’humain au centre du jeu dans les relations avec le·la patient·e qu’est né le mouvement des Blouses blanches. Ses revendications peinent à être entendues par les employeurs, mais la situation n’est pas à l’arrêt. L’espoir vient notamment d’un nouveau fonds qui leur est destiné.

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Quel est l’état de santé des hôpitaux ?

La situation est variable d’un hôpital à l’autre. Il y a des hôpitaux qui se portent bien et d’autres qui sont en difficulté. Globalement, leur santé financière est relativement stable depuis une dizaine d’années et à l’équilibre dans son ensemble. Cela ne doit toutefois pas occulter qu’un tiers des hôpitaux environ est actuellement déficitaire 1 et que pour atteindre cette stabilité financière, des politiques de gestion interne très agressives sont menées. Les directions des hôpitaux se plaignent d’ailleurs régulièrement des pressions subies pour parvenir à équilibrer leur compte.

La performance financière de l’hôpital est devenue aujourd’hui incontournable...

En effet. Il s’agit d’un mouvement de transformation du secteur hospitalier qui a été marqué par au moins trois types d’évolution au cours des dernières décennies. La première initiée à la fin des années 1980 a consisté à réduire quantitativement le nombre d’hôpitaux. Il s’agissait de supprimer les petites institutions au profit de plus grandes. La norme minimale de 150 lits par établissement a alors été établie et des lits hospitaliers ont été réaffectés à des maisons de repos et de soins. La mise en réseau des hôpitaux a ensuite été mise en oeuvre notamment autour de la notion de bassin de soins. Cela a eu lieu dans le cadre spécifique du secteur public (ex.Vivalia dans la province du Luxembourg), associatif privé (GHDC à Charleroi, CHC à Liège...) et même parfois dans une logique de fusion des institutions à la fois publiques et privées (ex. Centre hospitalier Wallonie Picarde). Enfin, la troisième tendance a été caractérisée par une incitation de la part des politiques de soins de santé à la réduction des durées de séjour  2. Dans ce cadre-là, un nouveau mode de financement a été introduit pour les interventions dites à faible variabilité, c’est-à-dire des interventions qui ne nécessitent pas de soins différents entre les patient·e·s, comme le placement d’une prothèse du genou par exemple. Leur faible variabilité permet en théorie de fixer une durée de séjour standard pour la prise en charge du·de la patient·e et un financement identique pour tous les hôpitaux. Mais dans la pratique, cela conduit à des situations problématiques comme la pénalisation financière des hôpitaux qui pratiquent des durées de séjour supérieures aux normes fixées.

Ces réformes visent à faire des économies dans un contexte budgétaire difficile ...

Le financement forfaitaire permet en effet d’éviter la surconsommation d’actes techniques qui pouvait se révéler problématique dans certains établissements. On ne peut le nier, tout comme on peut trouver tout à fait normal qu’il y ait une réflexion sur la durée d’hospitalisation, ne fût-ce que parce que les progrès technologiques ont permis de réduire considérablement la durée des interventions médicales. Mais le problème vient de cette logique de réduction de séjours basée sur le peer review (comparaison entre pairs) et la pénalisation des hôpitaux qui sortent des normes. Devenue indispensable à la survie financière des hôpitaux, elle incite leurs gestionnaires à réduire toujours plus les durées de séjour pour rendre rentable leur institution, et ce au détriment des conditions de travail et de la qualité des soins. La réduction des durées de séjour débouche aussi inévitablement sur une réorganisation des services en raison des surplus de lits qu’elle occasionne et dans certains cas sur la fermeture d’unités ou leur regroupement.

Qu’en est-il des conditions de travail ?

On observe une intensification croissante du travail avec des conséquences négatives sur la santé physique et psychologique du personnel hospitalier. Et ce sont tous les services qui sont impactés par cette rationalisation et la cadence qu’elle induit : les services de nettoyage doivent changer les lits et laver les chambres beaucoup plus régulièrement, les services administratifs doivent gérer plus de sorties et de rentrées, les diététicien·ne·s doivent confectionner davantage de menus adaptés aux besoins des patient·e·s, le personnel soignant doit accélérer la cadence laissant l’humain toujours plus de côté... Il y a des machines qui tournent presque sans arrêt. Les scanners par exemple se font tous les jours jusqu’à 23 h 00, dimanche compris. L’aspect humain s’évapore dans toutes ces activités et le personnel soignant se trouve piégé entre la double contrainte d’une rentabilité économique et celle d’un idéal professionnel. À ces contraintes s’ajoute aussi celle de la toute-puissance médicale qui impose au personnel soignant d’être toujours disponible. L’absence de respect de la part de certains médecins pour le travail infirmier accentue les autres difficultés ressenties. Le mouvement des Blouses blanches  3 est né de là, de leur volonté de garder l’aspect humain et relationnel au-delà des exigences de rentabilité, mais aussi leur volonté d’être respecté·e·s en tant que professionnel·le·s ayant droit à une vie privée.

La qualité des soins est-elle à présent impactée ?

Nous avons clairement atteint les limites de l’approche technocratique et gestionnaire de l’hôpital. Les niveaux de prise en charge sont tellement bas qu’ils ne sont plus acceptables en matières de services et de soins. La diminution d’un demi-jour sur la moyenne des durées de séjour en maternité préconisée par Maggie De Block, revient finalement à réduire la prise en charge des patientes et de leur bébé au seul geste technique en oubliant toute la dimension humaine du soin pourtant cruciale dans cette étape de la vie. Globalement en matière de santé publique, on en arrive ainsi à « l’os ». Certains hôpitaux vont jusqu’à sélectionner les pathologies les plus rentables et les patient·e·s les plus solvables. En France par exemple (et la tendance est identique chez nous si ce n’est que les hôpitaux privés belges sont organisés en ASBL 4), 70 % des interventions froides (cataracte, prothèse de genou...) sont effectuées dans des cliniques privées spécialisées, car ce type de prise en charge très standardisé permet d’effectuer un travail à la chaine et d’amortir les équipements. En raison du caractère non urgent des interventions, il rend possible le refus de soigner certain·e·s patient·e·s pour des motifs de planification, mais aussi au regard de leur solvabilité. Les interventions les moins rentables sont quant à elles reléguées dans les hôpitaux publics, ce qui dégrade encore davantage leur rentabilité...

Une privatisation des soins de santé en somme ?

Oui, de nombreux hôpitaux travaillent dans l’intérêt financier des médecins. Et plus les politiques de soins de santé encadrent et contrôlent les budgets des hôpitaux grâce au nouveau système de forfait, dont on a parlé précédemment, plus les hôpitaux vont chercher des modes de financement alternatif. Explications. Une partie du financement de l’hôpital 5 vient des honoraires des médecins et de la rétrocession qu’ils font à leur institution pour l’utilisation du personnel, du matériel et des infrastructures mis à leur disposition. Le taux de rétrocession fait l’objet d’une négociation entre le Conseil médical et le gestionnaire de l’hôpital. Dans le cadre de ces négociations, on définit aussi le niveau d’augmentation des honoraires médicaux dans les chambres particulières et le taux de rétrocession des suppléments. C’est une source évidente de revenus pour l’hôpital. Certains hôpitaux pratiquent des taux de rétrocession très bas pour attirer les meilleurs médecins. Se développe alors une médecine élitiste. La quote-part des patient·e·s augmente, mais avec la garantie qu’ils bénéficieront des meilleurs médecins. La conséquence de ces pratiques est l’augmentation de 7 % des primes d’assurance hospitalisation en un an. La Belgique est à présent le pays européen qui a le taux de « out of pocket » le plus élevé (22 % du coût du soin). C’est pour éviter cette sélection des patient·e·s que syndicats et mutuelles demandent de plafonner les suppléments d’honoraires ou de les interdire.

Quelles sont les perspectives pour l’avenir ?

Il faut briser le cercle vicieux de la pénurie de professionnel·le·s de santé dans les hôpitaux. Les conditions de travail sont telles que de nombreux·ses travailleur·euse·s quittent la profession ou passent à temps partiel pour tenir le coup. En améliorant l’attractivité de la profession par de meilleurs horaires, des équipes renforcées, des équipes mobiles opérationnelles, etc. on pourra enrayer ce cercle vicieux. Cela demande de réfléchir au problème dans sa globalité. Pour la CNE, le fonds Blouses blanches débloqué par le Parlement peut aider. La CNE propose de destiner les 400 millions que représente ce fonds à l’amélioration des conditions de travail, au soutien à la formation et à la création d’emplois, dans une vision stratégique de long terme. #

1. 32 % des Hôpitaux en 2018 étaient dans le rouge selon le rapport Maha  : https://research.belfius.be/wp-content/uploads/2019/10/Pers-maha-FR2.pdf
2. Entre 2008 et 2017, la durée moyenne de séjour a ainsi diminué d’un jour dans les services de maternité et les services aigus. En maternité, dans 55 % des cas, la durée ne dépasse pas trois jours et 80 % des séjours ne dépassent pas quatre jours.
3. Le mouvement des Blouses blanches est né le 4 juin 2019. Les actions pour dénoncer la dégradation des conditions de travail, l’augmentation de la charge de travail et le manque de valorisation de la profession étaient menées les mardis.
4. Sur les 103 hôpitaux belges, 28 % sont publics, c’est-à-dire gérés par une autorité publique (commune, intercommunale, province, région…), et 72 % sont privés et organisés en Asbl. https://www.health.belgium.be/sites/default/files/uploads/fields/fpshealth_theme_file/donnees_phares_soins_de_sante_hg_v07.pdf p.7
5. Les principales sources de financement des hôpitaux (hors infrastructure) sont : le Budget des Moyens Financiers (coût de fonctionnement, régularisation a posteriori des budgets), les activités médico-techniques (sous forme d’honoraires ou de forfait), les activités annexes (commerciales, produits pharmaceutiques...), les suppléments de chambre et la quote-part du·de la bénéficiaire.

Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT

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