Gratuité de l’eau, des transports publics, des cantines scolaires, des bibliothèques... La gratuité est de plus en plus invoquée comme solution pour corriger les inégalités sociales et les difficultés d’accès à certains biens et services . On voit d’ailleurs des initiatives et des expérimentations de gratuité se développer un peu partout en ce sens. Mise au service d’un projet de civilisation, la gratuité donne à repenser notre modèle de société pour qu’il soit plus juste, démocratique et écoresponsable.
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La perspective émancipatrice serait-elle morte avec l’effondrement des grandes Utopies qui ont marqué les 19e et 20e siècles ? Ne peut-on penser, au contraire, que la crise systémique actuelle (écologique, sociale, politique, anthropologique) rend plus actuelles et plus urgentes que jamais les grandes questions que posaient nos anciens ? Nous savons globalement vers quel type de civilisation avancer, nous savons qu’il faudrait davantage de justice sociale face aux inégalités croissantes ; qu’il faudrait privilégier le ralentissement versus l’accélération et la dénaturation du temps ; l’idée coopérative plutôt que l’esprit de concurrence ; le choix d’une vie simple contre le mythe de l’abondance ; la relocalisation contre la globalisation ; la défense et l’extension de la sphère de la gratuité face à la marchandisation de tout ce qui peut l’être.
L’urgence est à multiplier les îlots de gratuité (transports en commun urbains, services culturels et funéraires, activités scolaires et périscolaires, droits aux soins, restauration scolaire et sociale, droit au beau, etc.) avec l’espoir qu’ils deviennent demain de nouveaux archipels et après-demain de nouveaux continents.
Construire la gratuité
La gratuité n’a pas disparu de nos sociétés marchandes quoi qu’on en dise. On peut ainsi citer deux premières sphères de la gratuité, la première concerne les gratuités dites premières, comme la transmission de la langue, l’amour, l’amitié, l’engagement. La deuxième concerne toutes les formes de gratuité coopératives, entraide entre voisin·e·s, les boîtes à livres, les zones de gratuité servant à recycler des produits...
La gratuité qu’évoque cet article est d’un autre type, complémentaire aux deux premières. Il s’agit de la gratuité des services publics et des biens communs. Cette gratuité, comme les deux autres, est une gratuité construite, économiquement construite, politiquement construite, juridiquement construite, socialement construite. La marchandisation résulte elle-aussi d’une construction historique prolongée, depuis le mouvement des enclosures entre le XVe et le XVIIIe siècles.
Cette construction de la gratuité repose sur une véritable grammaire avec trois règles de base. Première règle : la gratuité peut concerner tous les domaines de l’existence. Il n’existe pas de domaine a priori marchand et d’autres a priori gratuits. Autrement dit, la gratuité ne vise pas seulement les secteurs que le capitalisme ne sait pas valoriser, ou le seul domaine de la survie avec, par exemple, l’eau vitale. La gratuité de l’eau élémentaire, quarante litres d’eau gratuits par jour et par personne et gratuité des abonnements, est, bien sûr, essentielle, mais la gratuité des bacs à sable également. C’est aux citoyen·ne·s de décider ce qui doit être gratuit selon les spécificités locales.
Deuxième règle : si tous les domaines de l’existence ont vocation à devenir gratuits, tout ne peut être gratuit dans chacun des domaines concernés, et pas d’abord pour des raisons comptables, mais parce que la gratuité est mise au service d’un projet de civilisation, c’est-à-dire d’une société plus juste, écoresponsable et démocratique. C’est la raison pour laquelle nous proposons un nouveau paradigme économique : gratuité du bon usage face au renchérissement voire à l’interdiction du mésusage.
La question n’est complexe qu’en apparence car sa résolution renvoie d’abord au bon sens : pourquoi payer son eau le même prix pour son ménage et pour remplir sa piscine privée ? Ce qui vaut pour l’eau devrait s’appliquer à l’ensemble des domaines. La définition du bon usage n’est pas moraliste ni scientifique mais citoyenne. C’est aux gens concernés de définir ce qui doit être gratuit, renchéri et parfois même interdit. Les gens en situation font très bien la différence entre un usage normal de l’eau et son gaspillage. Il existe, dans ce domaine, un bon sens populaire au sens d’Orwell ! Il s’agit, bien sûr, d’apprendre à faire primer les valeurs d’usager·ère, l’utilité des choses, sur la valeur marchande et aussi les usager·ère·s sur les producteur·rice·s/consommateur·rice·s.
Troisième règle : il ne s’agit surtout pas de rendre gratuits les produits existants, mais d’utiliser le passage à la gratuité pour les repenser socialement et écologiquement. Il ne s’agit pas, par exemple, de rendre gratuite la malbouffe de la restauration collective, mais de profiter du passage à la gratuité de la restauration scolaire, pour avancer vers une alimentation relocalisée, resaisonnalisée, moins gourmande en eau, moins carnée et carnée autrement, d’adopter une cuisine faite sur place à partir de produits issus de l’agroécologie paysanne et servis à table, pour que l’alimentation redevienne un partage et un langage, bref se re-symbolise.
Pas un domaine n’échappe à cette nécessité de repenser les produits et les services, afin d’avancer vers une société des usager·ère·s maîtres de leurs usages, afin de construire une société plus égalitaire, moins sexiste, plus écologique, plus participative...
La croisade contre la gratuité
La croisade contre la gratuité a ses grands prêtres (recrutés dans toutes les écoles de pensée), ses églises (lobbies et autres think tank qui poussent à la marchandisation), ses actions de grâce (la charité et le conservatisme compassionnel), son paradis et son enfer, ses pénitences (les tarifs sociaux) et son dogme sacré, la célèbre « tragédie des communs » que récite tout·e converti·e. Cette croisade a certes remporté une bataille mais pas encore la guerre. L’écologiste Garnett Hardin (1915-2003) entendait apporter la preuve, en publiant, en 1968, dans la revue Science, son célèbre texte La tragédie des communs, que l’humanité serait totalement incapable de gérer une ressource sous forme de commun. D’abord utilisée pour dénoncer l’inefficacité des systèmes staliniens, cette thèse fut généralisée sous la forme d’une nouvelle doxa : l’accès libre à une ressource limitée engendrerait inexorablement sa surutilisation, et, donc, son érosion rapide, voire sa disparition ! Conséquence : seule l’appropriation par le marché ou l’État pourrait garantir la préservation des ressources naturelles. Hardin prend l’exemple d’un pâturage commun imaginaire et démontre que chaque éleveur « en tant qu’être rationnel cherche à maximiser son gain, en rajoutant librement une ou plusieurs bêtes à son troupeau, donc du surpâturage additionnel provoqué par la bête supplémentaire », avec pour conséquence la destruction assurée du pâturage. Semblable idée s’avère être un pur exercice intellectuel reposant sur une méconnaissance de ce qu’ont toujours été les communs. Elinor Ostrom (1933-2012), prix Nobel d’économie, a depuis tordu le cou à cette légende en montrant que les communs n’ont toujours existé qu’avec des règles collectives encadrant leurs usages, sauf dans l’imagination des dévots du capitalisme. L’hypothèse de Hardin fonctionne dans le cadre de la rationalité de l’Homoeconomicus qui n’est justement pas celle des communautés d’hier et de la civilisation de la gratuité de demain, celle des usager·ère·s maîtres de leurs usages. On sait mieux aujourd’hui qui était Hardin et ce qui motivait sa haine du gratuit.
Il ne s’agit pas de rendre gratuits les produits existants, mais d’utiliser le passage à la gratuité pour les repenser socialement et écologiquement.
L’écologiste était un grand lecteur de Malthus : « Un homme qui est né dans un monde déjà occupé (...) n’a aucun droit de réclamer la moindre nourriture et, en réalité, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert disponible pour lui ; elle lui ordonne de s’en aller, et elle ne tardera pas elle-même à mettre son ordre à exécution » 1. Hardin fut, en bonne logique malthusienne, un eugéniste et même le principal dirigeant de l’American Eugenics Society 2. Cette obsession le conduira à dénoncer systématiquement les actions sociales menées aux États-Unis, à refuser la fiscalité redistributive, l’aide alimentaire aux pays du tiers-monde, à prôner la fermeture des frontières, la stérilisation des esprits faibles, la création d’un marché des droits à enfanter, car l’État, en soutenant les plus faibles, dégraderait le capital biologique de l’espèce (sic). Pourtant, la question n’est pas celle du « trop d’humains » mais du « trop d’hyper-consommateurs » ! La meilleure façon de réussir la transition démographique reste la gratuité de ce qui permet de vivre bien, car la misère est le lit des grossesses nombreuses. Oserais-je dire qu’il y a toujours trop d’humains pour ceux·celles qui ne les aiment pas ! Oserais-je dire que les amoureux de la gratuité sont fier·ère·s d’avoir en Garnett Hardin un adversaire aussi vil !
La gratuité c’est bon pour la planète
Le livre-manifeste Gratuité vs capitalisme 3 expose les conséquences de la gratuité dans de nombreux domaines. Contrairement aux idées reçues, la gratuité ne conduit pas à l’irresponsabilité et au gaspillage, bien au contraire. Les villes qui pratiquent la gratuité de l’eau élémentaire constatent une diminution de la consommation globale d’eau, déjà parce que les usager·ère·s font plus attention pour ne pas accéder aux tranches surfacturées, ensuite parce les villes mettent en place des politiques d’accompagnement avec embauche de personnel municipal dédié et distribution de kits anti-gaspillage (conseils, joints pour éviter les fuites, etc.). La gratuité de l’eau est d’ailleurs déjà fondée sur l’échec du système marchand dans lequel l’eau est beaucoup trop chère et plus du tiers est gaspillé dans les canalisations.
La gratuité ne trace pas tout le chemin de l’émancipation, mais elle est un pas essentiel pour passer de la jouissance d’avoir à la jouissance d’être.
Les villes qui pratiquent la gratuité des services culturels, comme les médiathèques, constatent un phénomène du même type : augmentation considérable, mais attendue du nombre d’abonné·e·s, meilleure ambiance, moins d’agressions, pas moins ni plus de perte, de vol, ou de dégradation, mais réduction du tiers du nombre d’emprunts par usager·ère. L’explication est simple : lorsqu’une médiathèque est payante, chacun·e devient un·e bon·ne petit·e consommateur·rice en voulant pour son argent, il·elle emprunte le maximum quitte à ne pas tout lire ou visionner, mais lorsque la même médiathèque devient gratuite, chacun·e échappe à la logique de la consommation et devient, déjà, un peu, un usager·ère maître de ses usages... Les villes ou les pays, comme la Suède, qui pratiquent la gratuité des cantines scolaires, parce qu’apprendre à bien manger est aussi important que d’apprendre à lire, à écrire ou à compter, constatent une fréquentation et une satisfaction accrues, mais réussissent, également, à faire de la restauration sociale un levier essentiel pour assurer la transition agricole. Le retour sur expérience prouve également qu’on peut mettre en place une restauration scolaire 100 % bio-local, en créant notamment des régies municipales fermières chargées d’approvisionner les écoles, collèges, lycées, les maisons de retraite, etc. avec un coût matière plus faible qu’en restauration conventionnelle.
La culture de la gratuité
Il ne saurait exister de civilisation de la gratuité sans culture de la gratuité, tout comme il n’existe pas de société marchande sans culture marchande. L’invention d’une culture de la gratuité est donc un chantier considérable pour lequel nous avons besoin d’expérimenter des formules différentes mais on peut penser que l’école restera un relais essentiel pour développer une culture de la gratuité et apprendre le métier d’humain, et non plus celui de bon·ne producteur·rice et consommateur·rice. Parions que la gratuité ayant des racines collectives et individuelles beaucoup plus profondes que la vénalité en cours, il ne faudrait pas très longtemps pour que raison et passion suivent...
La gratuité ne trace pas tout le chemin de l’émancipation nécessaire, mais elle est un pas essentiel pour passer de la jouissance d’avoir à la jouissance d’être, pour mettre la fabrique de l’humain au cœur de notre praxis, de nos pensées, de nos rêves. La gratuité est aussi une autre façon de penser une écologie des revenus, avec un plafond (grâce à la fiscalité et à la règle du renchérissement du mésusage) et un plancher, mais en pensant un revenu universel qui soit au maximum démonétarisé c’est-à-dire sous forme de droits d’accès à des biens communs. La grande force de la gratuité est de partir d’un déjà-là (gratuité de l’école, de la santé) mais aussi de prendre appui sur la culture de la gratuité que pratiquent les jeunes notamment par les échanges de fichiers sur Internet, le téléchargement rendu illégal, les espaces de gratuité qui foisonnent... #
1. T. Malthus, Essai sur le principe de population, Londres, 1798.
2. F. Locher, « Les pâturages de la guerre froide, Garrett Hardin et la tragédie des communs », Revue d’histoire moderne, N° 60, Belin, 2013.
3. P. Ariès, Gratuité vs capitalisme, Larousse
Paul ARIES, Politologue, directeur de l’Observatoire International de la Gratuité
Crédit photo : Squonk11