ulia Steinberger NBMalgré son rôle discret, la communauté scientifique est une pierre angulaire de la lutte contre le réchauffement climatique. Par ses recherches. Mais pas seulement. L’urgence climatique a amené certain·e·s scientifiques à sortir de leur devoir de réserve et à revendiquer dans la rue aux côté des Youths for Climate les transformations indispensables à la préservation de la planète. Julia Steinberger membre du GIEC en fait partie. À l’invitation de Climat et Justice sociale, elle exprime son point de vue personnel sur les apports et les limites des scientifiques dans ce combat.

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Comment le GIEC fonctionne-t-il pour préparer les rapports sur le changement climatique ?

Le but du GIEC est d’informer les gouvernements et les organisations internationales sur l’état de la science quant au réchauffement climatique. Il est divisé en trois groupes de travail distincts qui traitent, respectivement, des sciences naturelles (climat, terre, océan), des impacts liés au changement climatique, et de son atténuation. Chaque groupe de travail est chargé de présenter et préparer ses rapports sur base de la littérature scientifique. En tant que scientifiques du GIEC, nous ne faisons pas de recherches originales au sein de l’institution. Notre rôle consiste à présenter un aperçu aussi complet et représentatif possible de la littérature existante. Dans certains cas, le GIEC produit des rapports spéciaux dont le plus connu est celui sur les 1,5 degré de réchauffement climatique de 2018, un rapport qui a été rédigé la demande des gouvernements internationaux. Ceux-ci voulaient connaitre la différence d’impact entre 1,5 et deux degrés de réchauffement. Ce rapport a été élaboré par des représentant·e·s de chaque groupe de travail ce qui a permis au GIEC d’avancer de façon plus conséquente que lorsque chaque groupe travaille individuellement.

Les rapports ont donc un retard par rapport à la science en cours d’élaboration. Voyez-vous d’autres limites au travail du GIEC ?

Il y a plusieurs problèmes que j’identifie personnellement. Le premier est la division en groupes de travail. Au départ, cette structuration n’était pas mal pensée. Mais aujourd’hui, le fait qu’on soit divisé en groupes spécifiques limite le travail de chaque groupe, alors qu’une intégration plus intense serait bénéfique.
Une autre limite du GIEC est la quasi-absence jusqu’à récemment des sciences sociales parmi les scientifiques. Les seul·e·s scientifiques représenté·e·s au sein du GIEC jusqu’à leur arrivée étaient ceux·celles des sciences physiques et naturelles, les ingénieur·e·s civil·e·s et les ingénieur·e·s en énergie et les économistes. Et tou·te·s dans des groupes différents comme je viens de le dire. Il n’y avait pas de politologues, sociologues, psychologues. Leur présence aujourd’hui nous permet tout à coup de poser d’autres questions, liées notamment aux changements sociétaux induits par le changement climatique ou souhaitables pour le contrer.

Une autre limite du GIEC est la quasi-absence jusqu’à récemment des sciences sociales parmi les scientifiques.

Dans le rapport sur les 1,5 degré, le ton est plus pressant. Est-ce un effet de l’irruption des sciences sociales de nature plus politisées ?

Le ton n’est en effet pas le même. Dans ce rapport on ne parle plus de transitions énergétiques, mais de transformations profondes, rapides, sans précédents... Le GIEC semble sortir de sa réserve scientifique habituelle. Personnellement, j’y vois deux explications. Tout d’abord, les groupes de travail étaient intégrés. Les scientifiques responsables de modéliser et de parler de l’atténuation du réchauffement climatique ont dû se concerter avec ceux·celles qui faisaient la recherche sur les impacts. Ensuite, la communauté scientifique responsable de mesurer et de modéliser les impacts du réchauffement climatique s’est fait peur à elle-même lorsqu’elle a constaté l’immense différence en termes d’impacts entre 1,5 degré et deux degrés. Elle a pu préciser les modèles, car nous sommes officiellement passé depuis 2015, à 1 degré de réchauffement climatique par rapport à l’ère préindustrielle, qui sert de référence. Elle a dès lors pu comparer les modèles d’impact avec la réalité récente de ces dernières années et voir que la réalité figurait dans les pires scénarios. Cette prise de conscience a vraiment impressionné les chercheur·euse·s. Au départ, le monde politique et celui de la recherche pensaient que deux degrés de réchauffement n’allaient pas conduire au cataclysme. Mais quand ils ont réalisé que deux degrés signifieraient la fin des récifs coraliens, l’extinction ou la menace de disparition d’un cinquième des espèces d’insectes ainsi que les impacts considérables sur la biodiversité alors qu’ils savaient déjà que rester sous le seuil des 1,5 degré était quasiment impossible, ils ont bien été obligés d’utiliser un nouveau vocabulaire plus pressant et de parler de transformation rapide, massive, sans précédent de l’économie globale.

Les scientifiques des sciences naturelles ont moins la culture de l’analyse politique. Comment en viennent-ils à se politiser ?

En fait, c’est une leçon qu’on réapprend à chaque fois. Régulièrement, les sciences naturelles se retrouvent confrontées aux effets néfastes d’une activité industrielle. Il y a eu l’épisode de la prise de conscience des atteintes sur la santé du plomb dans l’essence, du tabac... Les scientifiques qui les étudient essaient d’alerter le public et les politiciens, mais très vite subissent des attaques de la part de l’industrie. Avec le réchauffement climatique, nous observons le même schéma. L’industrie du déni scientifique s’attaque aux résultats scientifiques et aux scientifiques eux·elles-mêmes. Les scientifiques qui se sont radicalisé·e·s sont souvent ceux·celles qui ont subi ces attaques. Se mettre en avant comme personne politisée est en effet une façon de se défendre. C’est donc un engagement plutôt au niveau de l’individu que du collectif et en partie lié à un effet de peur.

Des scientifiques se regroupent quand même sous la bannière des Scientists for Climate dans les manifestations...

Effectivement et c’est d’ailleurs un phénomène très intéressant. Il y a beaucoup de scientifiques qui se déclarent en faveur par exemple des étudiants qui font la grève pour le climat, qui les encouragent, les aident dans leur discours et leur positionnement. Il y a également des scientifiques qui récemment se sont associé·e·s avec Extinction Rebellion. Ces scientifiques croient à leur science, à leurs résultats et estiment dès lors qu’il·elle·s ont le devoir professionnel et civique d’aller manifester dans la rue, de faire de la désobéissance civile non violente parce que ce sont les seules façons pour eux d’être en intégrité avec leurs résultats scientifiques.
Mais il y a deux camps au sein de la communauté scientifique. D’un côté celui de scientifiques comme Claire Wordley et Charlie Gardner 1 qui ont publié il y a quelques mois dans Nature Ecology and Evolution un appel aux scientifiques pour qu’il·elle·s agissent dans le sens de leur sciences, qu’il·elle·s aillent manifester et qu’il·elle·s agissent politiquement. De l’autre côté, il y a ceux·celles qui se rallient au point de vue de Ken Caldeira 2, par exemple, qui déclare que dans notre rôle professionnel, nous ne devons pas être des parties prenantes. Je dirais qu’en ce moment, du moins en Europe, ce point de vue est nettement minoritaire.

Est-ce que le financement de la recherche par l’industrie influence la science ?

Au Royaume-Uni, depuis la crise financière, nos agences de recherches exigent que tous les projets de recherche précisent à quelle hauteur ils vont contribuer à la croissance du PIB britannique. Je ne sais pas du tout comme font les philosophes et les archéologues (rire). Cela fait de certain·e·s d’entre nous des menteur·euse·s, car soit nous disons que nous sommes en faveur de la croissance et nous contribuons de fait à l’expansion économique, soit nous le disons et nous ne le faisons pas. Mais la plupart s’y engagent vraiment, car c’est leur carrière qui est en jeu et leur capacité d’agir comme chercheur·euse·s. Les contraintes de travail sont de plus en plus alignées sur un modèle productiviste de l’économie et nous sommes mis au service du privé plutôt que du public, de façon explicite. Toutefois, cette tendance très forte au Royaume-Uni incite en même temps les chercheur·euse·s en désaccord à se politiser...

En attendant, le rapport d’évaluation (6e) du GIEC va arriver trop tard...

En effet, il va sortir en 2022. Il ne faut surtout pas attendre ce rapport pour travailler. Les rapports précédents sont pertinents et peuvent être utilisés comme base d’action. J’ai l’impression qu’on a un processus scientifique qui est trop lent et trop lourd par rapport à la réalité qui nous entoure. Il faut en être conscient. On est en train de faire ce que l’on peut, mais à l’intérieur d’un cadre qui ne convient probablement plus à l’urgence nécessaire pour éviter une catastrophe planétaire et sociale. C’est un constat grave...

Comment est-ce qu’on fait pour combiner recherche, enseignement et engagement ?

Je pense qu’enseigner ça aide beaucoup parce que les étudiant·e·s sont demandeur·euse·s d’alternatives, d’éducation et d’expériences radicales, car il·elle·s sont les plus confronté·e·s à ce monde qui change. Il·elle·s sont conscient·e·s de la gravité de la situation. En tant qu’enseignante à l’Université, j’ai un nouveau mode de fonctionnement. Je me lève le matin et je me dis que je ne vais plus travailler pour mon recteur, mais pour Greta. Pour définir mes priorités, je me demande ce qu’elle voudrait que je fasse : répondre à mes deux cents mails ou avancer sur mon papier qui peut faire bouger les choses ? Du coup, je ne lis pas mes deux cents mails...

Est-ce qu’un papier publié dans une revue scientifique peut changer les choses ?

Cela dépend du papier. Celui que je suis en train de rédiger oui, car il montre que la croissance économique, que l’énergie et les émissions contribuent à la croissance économique, mais pas du tout au bien-être humain. C’est un nouveau résultat qui peut soutenir le mouvement. Les activistes actuel·le·s et les étudiant·e·s grévistes se basent beaucoup sur les résultats scientifiques. Donc nous avons un rôle de communicateur à jouer. Le but n’est pas toujours d’avancer sur de nouvelles recherches. Dans certains cas oui, mais les nouvelles informations doivent servir au mouvement. Je n’oriente plus ma recherche par rapport à une avancée académique, mais plutôt en espérant que le résultat de la recherche va pouvoir être mis sur une pancarte, utilisé comme base de revendication. Bien sûr, cela ne veut pas dire que j’oriente mes résultats d’une façon ou d’une autre. Je suis intéressée de savoir ce qui se passe dans la réalité, mais la réalité que j’interroge dépend de ce qui sera utile pour le mouvement. Il faudrait que nous nous organisions collectivement pour être dans ce nouveau monde, pour orienter l’action de la manière la plus efficace possible. Peut-être qu’on devrait tou·te·s démissionner et passer à autre chose. Je me pose sincèrement la question...

J’ai l’impression qu’on a un processus scientifique qui est trop lent et trop lourd par rapport à la réalité qui nous entoure.

Et ce serait quoi cet autre chose ?

La mission principale serait de détruire le capitalisme fossile, attaquer et éliminer les industries fossiles. Si on n’arrive pas à faire ça, on arrive à rien faire d’autre. Il faut amener des informations qui réussissent à contrer ce que dit cette industrie de façon à ce qu’on lui enlève sa licence sociale, son permis social d’opérer dans nos sociétés. Qu’on se rende compte que nous pouvons fonctionner beaucoup mieux sans elle et que nous pouvons aider la mobilisation pour les éliminer. #

1. Ch. J. GARDNER et C. WORDLEY, « Scientists must act on our own warnings to humanity », Nature ecology & evolution, 2019, vol. 3, no 9, p. 1271-1272.
2. « In our professional roles as scientists we should not at all be advocates for change »: https://physicsworld.com/a/climate-scientist-or-climate-activist-wheres-the-line/

Propos recueillis par Grégoire Wallenborn et Stéphanie Baudot