croix rouge franaise 92En Belgique, des milliers de personnes ont recours à une aide pour satisfaire le besoin élémentaire de s’alimenter. Entre lutte contre la pauvreté et gestion de l’urgence, le défi est ardu. La révision prochaine du Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD) risque de ne pas simplifier les choses. Éclairage.

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En 2018, les Banques alimentaires 1 ont distribué de la nourriture à 159.081 personnes (un record !), par l’intermédiaire de 623 associations 2. Une grande partie des produits (plus de 6.000 tonnes en 2018) provient du Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD). Facilement identifiables grâce au petit drapeau européen qui figure sur les boîtes, ils doivent être distribués gratuitement. Les autres aliments sont collectés auprès de l’industrie alimentaire, des grandes entreprises de la distribution et des criées, et également en sollicitant le don de vivres auprès du grand public. Ces dernières années, la demande ne cesse d’augmenter en Belgique. 3
Au nombre de personnes soutenues par les Banques alimentaires, s’ajoutent celles qui ont reçu des produits du FEAD via les CPAS. Cela porte le nombre de personnes qui ont eu recours à une aide alimentaire à plus de 300.000.

Une aide européenne modeste devenue indispensable

Selon son règlement officiel, le FEAD « favorise la cohésion sociale, renforce l’inclusion sociale et, à terme, participe donc à l’objectif d’éradication de la pauvreté dans l’Union ». De manière plus spécifique, ce Fonds se donne pour objectif d’atténuer les « formes les plus graves de pauvreté en apportant une assistance non financière aux personnes les plus démunies par le biais d’une aide alimentaire et/ou d’une assistance matérielle de base ainsi que des activités d’inclusion sociale visant à l’intégration sociale des plus démunis » 4. Son champ d’action : l’Europe.
Concrètement, le FEAD est principalement un programme d’aide alimentaire, puisque 83 % de ses ressources sont consacrées à l’alimentation. Seuls quatre États – l’Allemagne, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède – ont centré l’affectation du Fonds sur des mesures d’inclusion sociale telles que des cours de langue, un accompagnement social...

L’Union européenne y consacre une enveloppe de 3,8 milliards pour la période 2014-2020, à laquelle s’ajoutent des contributions des États membres pour parvenir à un financement total de 4,5 milliards d’euros. Quant aux bénéficiaires de l’assistance du FEAD, à titre d’exemple, l’année 2016 en a compté près de seize millions.

Aux yeux de la Commission européenne, « le FEAD a démontré qu’il constitue un véritable complément aux efforts déployés à l’échelon national pour remédier à la privation matérielle et lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale » 5. L’institution reconnaît toutefois sa portée « limitée ».
Un rapport d’audit de la Cour des comptes européenne conclut également à l’utilité du Fonds, mais pointe les limites dans ses effets. Ainsi l’audit déclare que « le FEAD est un instrument utile [...] accueilli favorablement par ceux qui s’occupent des personnes les plus démunies. Cependant, sa contribution à l’atténuation de la pauvreté n’a pas pu être établie » 6.

Ce même rapport recommande entre autres de mieux cibler l’aide, en raison du manque de moyens financiers alloués au Fonds. Deux exemples de ciblage y sont proposés : les enfants et les personnes sans-abri. Selon le critère choisi, le montant dédié à chaque personne serait plus ou moins élevé. Par exemple, une aide consacrée uniquement aux sans-abris dégagerait 160 euros par an en faveur des quatre millions de personnes concernées dans l’Union européenne ; contre seulement cinq euros/an si l’on étend le champ d’action à toute personne exposée au risque de pauvreté. Quoi qu’il en soit, ces sommes semblent dérisoires, vu l’ampleur du défi.

À nos yeux, vu les moyens qui lui sont alloués et la manière dont il est utilisé, le FEAD doit être évalué pour ce qu’il est : un programme d’aide de première ligne, et non un programme de lutte contre la pauvreté. Tout au plus permet-il d’améliorer ponctuellement les conditions de (sur)vie des personnes qui y ont recours... ce qui le rend indispensable à court terme. Mais l’objectif d’éradiquer la pauvreté, exprimé dans la réglementation du FEAD, ne peut réalistement être atteint. Et pour cause, l’investissement dans des programmes sociaux n’est pleinement efficace que s’il s’inscrit parmi un ensemble de mesures politiques cohérentes, en vue de réduire les inégalités et l’exclusion sociale. On peut redouter que les règles d’austérité, les privatisations ou les accords de libre-échange aggravent la situation...

Sur le terrain belge

L’usage du FEAD en Belgique est cité en exemple dans un rapport de la Commission européenne, pour avoir mis en place « une procédure collaborative pour choisir la composition des colis alimentaires et favoriser l’équilibre alimentaire » 7. Les produits sont acquis via des marchés publics qui intègrent certains critères de qualité. 

Concrètement, poursuit la Commission, « la Belgique a distribué des denrées alimentaires et des céréales durables et sans OGM, évité l’huile de palme et fourni des produits issus du commerce équitable et de l’agriculture biologique » 8. 
Quant au bilan de l’action du FEAD en Belgique, une enquête du SPP Intégration sociale sur l’aide alimentaire 9 donne quelques indications. Citons certains points saillants de cette étude :
– une forte augmentation du nombre de personnes recourant à cette aide (on est passé de 225.549 en 2014 à 300.526 personnes en 2016, soit une augmentation de plus 33 %) ;
– la majorité de ces personnes sont des femmes, « la part de femmes parmi les bénéficiaires de l’aide alimentaire est notamment beaucoup plus élevée que la part de femmes dans la population générale », dit le rapport. On trouve une forte proportion de mères isolées avec enfants ;
– le pourcentage de personnes étrangères est également important : 27 % n’ont pas la nationalité belge (dont une majorité provenant de pays hors de l’Union européenne). Cette donnée concorde avec le risque de pauvreté, bien plus élevé pour les étrangers que pour les personnes de nationalité belge ;
– l’obtention de cette aide n’est pas aisée pour tout le monde, certain·e·s faisant état d’obstacles de nature administrative (difficulté d’obtenir les documents requis), d’autres pointant la distance (toutes les personnes ne disposent pas d’un véhicule ou du budget pour se rendre au point de distribution), ainsi qu’un « sentiment de honte » ;
– l’aide alimentaire est perçue sans surprise positivement par celles et ceux qui y ont recours : 96 % des bénéficiaires estiment qu’elle a au moins partiellement « changé quelque chose de façon positive dans leur vie » ;
– enfin, l’aide alimentaire représente « plus que le simple fait de répondre à un besoin (urgent) de nourriture ou de compléter un revenu (trop) limité. » Elle est notamment l’occasion d’entrer en contact avec des services administratifs et sociaux, de rompre l’isolement, de recevoir de l’aide matérielle...

2020, une perspective d’évolution

Le FEAD, sous sa formule actuelle, arrivera à échéance en 2020. Pour sa nouvelle mouture, selon les projets de la Commission européenne, il devrait être intégré au sein d’un nouveau Fonds social européen élargi (FSE+). Certains observateurs craignent que l’enveloppe consacrée à l’aide alimentaire s’en trouve fortement allégée. La proposition initiale de la Commission envisageait de consacrer un seuil minimal de 2 % du FSE+ à l’aide alimentaire et/ou matérielle (sur une enveloppe de 100 milliards), soit une diminution drastique. 10

Outre cette aide de première ligne, c’est de justice sociale dont les personnes appauvries ont besoin.


Les acteurs du secteur se sont fortement mobilisés, notamment à l’approche des élections européennes en mai 2019, pour maintenir les budgets en l’état (soit 4 % du FSE+ dédiés à l’aide alimentaire/matérielle). On comprend leur souci que ce soutien, pour minime qu’il soit au regard des moyens de l’Union européenne et des besoins en jeu, ne soit pas réduit. Cependant, l’urgence – remplir son assiette au quotidien – ne doit pas nous faire perdre de vue l’horizon. Outre cette aide de première ligne, c’est de justice sociale dont les personnes appauvries ont besoin.

Une réponse de gestionnaires

L’aide alimentaire a pris une telle ampleur qu’on peut désormais parler d’un « second circuit de distribution alimentaire » à côté des achats en magasin, grandes surfaces et autres, ou d’un « circuit parallèle », comme l’évoquent Christine Mahy et Jean Blairon du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté. 11 Ils y voient un « renoncement à régler le problème de la pauvreté », en se contentant d’une « " gestion " [...] dont l’organisation pose d’ailleurs de nombreux problèmes » 12.
Leur constat est confirmé par les conclusions d’une récente étude de l’IWEPS. 13 L’institut de conseils aux pouvoirs publics relève, lui aussi, « une certaine institutionnalisation du secteur de l’aide alimentaire ». Il observe que « ce qui était considéré comme faisant partie de l’aide d’urgence devient permanent, plus organisé et plus contrôlé » 14.

La normalisation de l’aide alimentaire a de quoi inquiéter. Christine Mahy et Jean Blairon parlent d’« installation culturelle » 15. On en perçoit aussi les signes au niveau des pourvoyeurs de l’aide alimentaire. Aux plus « classiques » banques alimentaires ou autres organismes dits « caritatifs », et aux collectes de vivres via les écoles, les paroisses ou les mouvements de jeunesse (opérations arc-en-ciel, shoe box, etc.), viennent encore s’ajouter les initiatives propres à la grande distribution : « Zero Food Waste » (Delhaize) ou « À table pour 1-2-3 euros » (Colruyt). S’il ne s’agit pas à proprement parler d’aide alimentaire dans ce dernier cas, l’idée générale est bien que les personnes en situation précaire puissent se fournir des aliments à bas coût... Ces démarches marchandes partent sans doute de bonnes intentions, mais sont loin d’être désintéressées. Tout profit, en effet, pour ces entreprises, qui se présentent comme « engagées socialement » et renvoient ainsi une image positive d’elles-mêmes.

Plus généralement, l’aide alimentaire comporte le risque de ne pas questionner les raisons structurelles de la pauvreté. Comme l’admet Piet Vanthemsche, président de la Fédération belge des Banques alimentaires, « l’aide alimentaire n’est [...] pas la solution pour éradiquer la pauvreté dans notre société. Elle combat les symptômes, mais n’attaque pas le problème à la racine » 16.
C’est, du reste, ce qu’affirment les acteurs rencontrés au cours de l’étude de l’IWEPS : « l’amélioration de l’organisation de l’aide alimentaire et de la récupération des invendus alimentaires ne suffit pas à lutter contre la précarisation. On reste dans la gestion de la pauvreté, non dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités. D’autres mesures politiques doivent être envisagées. »

Lutter pour le droit à l’alimentation

Mis sous pression par l’augmentation des besoins, les acteurs de l’aide alimentaire ne doivent pas perdre de vue que le système actuel... ne résout pas les problèmes de fond. « Selon la manière dont l’aide alimentaire est mise en œuvre, elle participe même parfois d’un système qui reproduit les rapports de domination à la base de l’exclusion et des inégalités sociales » 17, met en garde Déborah Myaux (Concertation aide alimentaire de la Fédération des services sociaux).
Ce constat vaut plus largement à l’échelle de l’Union européenne. Il est partagé par un panel d’experts en matière d’alimentation regroupés au sein de l’IPES-FOOD 18 : selon eux, l’alimentation low cost proposée par le modèle agro-industriel et, en bout de chaîne, le recours aux banques alimentaires par manque de moyens, représentent « la solution par défaut ». C’est pourquoi ils demandent à l’Union européenne de « mettre en place des politiques sociales qui combattent les inégalités et œuvrent à un système alimentaire où l’accès à une alimentation saine et durable est un droit humain » 19.

Le droit à l’alimentation ne se résume pas à recevoir de la nourriture.


Pour idéaliste qu’elle puisse paraître, cette vision a le mérite de recentrer le débat vers les enjeux structurels. Le droit à l’alimentation ne se résume pas à recevoir de la nourriture. Il suppose « que chaque ménage ait les moyens de produire ou d’acheter sa propre alimentation. » Or, « pour acheter de la nourriture, une personne a besoin de revenus adéquats : le droit à l’alimentation implique par conséquent que les États fassent en sorte que les politiques salariales ou les filets de sécurité sociale permettent aux citoyens de réaliser leur droit à une alimentation adéquate » 20. Ces observations d’Olivier De Schutter, alors Rapporteur des Nations unies sur le droit à l’alimentation, ne concernent pas seulement l’Afrique, l’Amérique latine... Elles valent aussi pour l’Europe et la Belgique.
C’est pourquoi la refonte du FEAD dans un nouveau Fonds social européen ressemble déjà à une occasion manquée. Pour avoir un impact sur la réduction de la pauvreté, les programmes sociaux de ce type doivent être inclus dans une dynamique globale de redistribution des richesses et de lutte contre les inégalités. Les leviers à actionner sont connus : fiscalité, services publics, emploi, logement... mais la volonté politique manque. Rien de nouveau sous le soleil, en somme, c’est bien là le problème. #


1. L’appellation « banque alimentaire » est aussi utilisée pour désigner les services assurant la distribution de colis, mais cette appellation devrait en principe être réservée aux centres régionaux membres de la Fédération des Banques alimentaires qui assurent un lien entre les fournisseurs et les associations.
2. Parmi elles, des associations chargées de la distribution des colis comme les Conférences Saint-Vincent de Paul, mais aussi des épiceries sociales qui vendent des produits à prix réduit, des restaurants sociaux qui fournissent des repas gratuits ou pour une somme symbolique, etc.
3. Banques alimentaires, Chiffres annuels Banques Alimentaires 2018, http://www.foodbanks.be/images/cont/2019-01-28-chiffres-annuels-banques-alimentaires-2_file.pdf.
4. Règlement (UE) No223/2014 du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2014 relatif au Fonds européen d’aide aux plus démunis, disponible en ligne : https://eur-lex.europa.eu
5. Commission européenne, Rapport de la Commission au Conseil et au Parlement européen. Synthèse des rapports annuels d’exécution des programmes opérationnels cofinancés par le Fonds européen d’aide aux plus démunis en 2016, Bruxelles, 14.11.2018, p. 13.
6. Cour des comptes européenne, Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD) : un soutien précieux dont la contribution à la pauvreté reste toutefois à établir, 2019, p. 5.
7. Commission européenne, op. cit., p. 10.
8. En 2019, la liste des produits mis à disposition était la suivante : lait demi-écrémé (UHT), sardines à l’huile d’olive, salade de riz au thon issu de la pêche durable, farine de blé, café moulu 100% Arabica issu du commerce équitable, pâtes : spaghettis, riz, tomates pelées concassées en cubes, haricots verts entiers très fins, petits pois, pois chiches, confiture aux fraises allégée en sucres, huile d’olive, biscuits secs type petit-beurre, chocolat au lait issu du commerce équitable, soupe, pétales de blé au chocolat, chili con carne.
9. SPP Intégration sociale, « L’aide alimentaire en Belgique », Focus, n° 22, novembre 2018, 21 p.
10. https://ec.europa.eu/commission/sites/beta-political/files/budget-may2018-european-social-fund-plus-regulation_fr.pdf, consulté le 23.08.2019.
11. Respectivement secrétaire générale et président du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté.
12. MAHY C. et BLAIRON J., « L’aide alimentaire, une installation qui pose question », Intermag.be, décembre 2018, www.intermag.be.
13. Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique.
14. IWEPS, Les collaborations logistiques locales organisant l’aide alimentaire : quels apports et quelles difficultés pour les bénéficiaires ?, Rapport de recherche n°31, mai 2019, p. 49.
15. MAHY C. et BLAIRON J., op. cit.
16. https://plus.lesoir.be/224376/article/2019-05-15/la-nourriture-est-un-droit-en-belgique-aussi, consulté le 06.08.2019.
17. Aide alimentaire. Les protections sociales en jeu, sous la dir. de D. Myaux, éd. Academia – L’Harmattan, 2019.
18. International Panel of Experts on sustainable food system.
19. IPES FOOD, Vers une Politique alimentaire commune pour l’Union européenne, février 2019, p. 15.
20. http://www.srfood.org/fr/droit-a-l-alimentation, consulté le 06.08.2019.



Renato PINTO, Coordinateur régional Vivre Ensemble Hainaut

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