photo interview sarah divercity 17Le mois dernier, 78 organisations de la société civile flamande cosignaient une lettre ouverte 1 dans laquelle elles s’insurgeaient contre les projets du futur gouvernement flamand en matière d’intégration et d’égalité des chances. Démocratie a rencontré l’une des signataires pour faire le point sur l’évolution des liens entre société civile et monde politique flamand ainsi que sur les conséquences de la montée du nationalisme et de l’extrême droite sur leur terrain d’action.

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Quel était le contenu de la lettre ouverte adressée aux négociateurs flamands ?

Cette lettre a été écrite par des personnes travaillant sur les thèmes de l’intégration et de l’égalité des chances, en réaction à une note de la N-VA rédigée durant les négociations pour la formation d’un nouveau gouvernement flamand 2. Cette note nous préoccupe sérieusement. Elle affirme que les organisations qui regroupent des personnes sur base de leur origine ou d’une philosophie de vie ne sont pas utiles à la société. Et qu’elles constitueraient même un obstacle au développement d’une société inclusive. Concrètement, cela signifierait, entre autres, la fin du Forum des minorités (asbl Minderhedenforum) qui est le porte-parole des minorités ethniques et culturelles en Flandre. Donc, la suppression de la voix de celles et ceux qui dénoncent les discriminations et qui luttent précisément pour l’égalité de traitement et l’inclusion.
De plus, il semblerait que les organisations qui travaillent avec des personnes en situation de pauvreté, avec des femmes, etc. soient aussi dans le viseur de la N-VA. Or ce sont précisément ces personnes qui sont touchées par les inégalités et les privations induites par les orientations politiques de la N-VA. C’est une grave menace pour notre démocratie. C’est pourquoi, en l’espace de quelques jours, tant d’organisations 3 ont accepté de signer cette lettre ouverte. Tout le monde est conscient des conséquences désastreuses pour le vivre ensemble si on élimine de la sorte la société civile.

Dans cette note, vous pointez également des violations des Droits de l’Homme...

Plusieurs propositions vont effectivement à l’encontre de la Convention internationale des Droits de l’Homme. La N-VA veut distinguer les enfants qui ont droit aux allocations familiales de ceux qui n’y auraient droit qu’après 6 mois de résidence. Ils veulent conditionner l’accès à la sécurité sociale. Les migrant·e·s n’y auraient droit qu’après 5 ans. L’accès à un logement social ne serait accordé aux migrant·e·s que si des conditions très strictes sont remplies. Et j’en passe ! En d’autres termes, une distinction très nette serait faite entre les personnes auxquelles s’appliquent les Droits de l’Homme et celles auxquelles ils ne s’appliquent pas, ou dans une moindre mesure. C’est l’affaiblissement complet de notre État de droit démocratique. Il est impératif que nous luttions pour ne pas devenir un pays avec des citoyen·ne·s de première et de deuxième classe. La N-VA se vante de défendre les valeurs des Lumières alors qu’elle est elle-même chaque fois plus responsable de moins de liberté, moins d’égalité et moins de solidarité.

Voyez-vous des changements dans votre travail depuis l’arrivée de la N-VA au pouvoir ?

On observe depuis lors une emprise accrue du politique sur le fonctionnement des organisations non gouvernementales. Même si nous n’avons pas à faire de travail de mise en œuvre des politiques, car nous ne sommes pas des fonctionnaires, on attend de nous que nous fassions un travail « pertinent pour les politiques », surtout lorsque la tutelle est aux mains de la N-VA. En d’autres termes, ce que nous faisons doit s’inscrire dans le cadre défini par le ministre, même si cela va à l’encontre de la vision de l’organisation. Or, c’est précisément en soutenant les organisations qui font entendre une voix différente que vous maintenez la substance démocratique de la société. Ce n’est pas en forçant tout le monde à exprimer à l’unisson votre propre idéologie. Ça, ce n’est pas de la démocratie, c’est de l’autoritarisme.

Craignez-vous que cela empire avec les scores du Vlaams Belang ?

Le déplacement vers la droite de l’échiquier politique observé en Flandre est certainement lié au rôle que joue le Vlaams Belang. Si les plans actuels sont approuvés, les partis qui formeront le gouvernement flamand seront la N-VA, le CD&V et l’Open VLD. Ils seront tous responsables de ce qui est énoncé dans l’accord de coalition. En d’autres termes, le Vlaams Belang n’attire pas seulement les nationalistes flamands vers la droite, mais aussi les partis démocratiques traditionnels. C’est très troublant. Il y a 25 ans, ces partis démocratiques ont décrété un cordon sanitaire contre le Vlaams Belang, alors dénommé Vlaams Blok, mais entre-temps ils mettent en œuvre eux-mêmes les propositions du Vlaams Belang. Cela montre que le centre s’est déplacé vers la droite.

Comment la société civile résiste-t-elle ?

Les organisations et associations sont très solidaires les unes envers les autres. Pourtant, les extrémistes flamands cherchent en permanence à les diviser. On peut néanmoins remarquer une différence dans les stratégies des unes et des autres. Certaines veulent continuer à négocier en coulisse, d’autres veulent agir ouvertement. C’est en combinant différentes méthodes que nous pouvons accroître la pression. Au CD&V et à l’Open VLD, il y a des gens qui sont fondamentalement en désaccord avec cette attaque des acteurs du terrain. Il est important qu’il·elle·s reçoivent le soutien d’un grand nombre d’organisations dans lesquelles leurs sympathisant·e·s sont également uni·e·s.

Que fait la gauche ? On a l’impression qu’elle est quasiment inexistante au nord du pays...

Partis politiques de gauche et mouvements sociaux de gauche sont bien là : mouvements étudiants, mouvements de femmes, etc. L’impression que la gauche est presque inexistante en Flandre est fausse. Cependant, nous voyons avec regret que les politicien·ne·s de gauche ont de moins en moins de réticences à gouverner avec la N-VA. Pour beaucoup, gouverner semble plus important que le respect de leurs principes. Groen et SP.a gouvernent ensemble avec la N-VA dans de nombreuses communes flamandes.

L’impression que la gauche est presque inexistante en Flandre est fausse.

Et même après le 26 mai, Groen et SP.a étaient prêts à former un gouvernement flamand avec la N-VA, ce qui n'est pas facile à accepter pour une grande partie de leurs partisan·e·s. Enfin, il y a le PVDA (le PTB flamand), qui a fait de grands progrès le 26 mai, contrairement au SP.a et à Groen. Beaucoup attendent donc énormément de leur présence au Parlement flamand. En tout cas, ils sont du côté de la société civile, tout comme le SP.a et Groen. Ces trois partis de gauche ont d’ailleurs exprimé leur soutien aux signataires de notre lettre ouverte.

Comment voyez-vous l’avenir du travail associatif en Flandre ?

L’avenir de la société civile sera politique. Il appartient à ces organisations non seulement de rassembler les gens et de mener des activités avec eux, mais aussi de sensibiliser le monde politique. Les gens sont des êtres politiques, la politique est l’affaire de tou·te·s, pas seulement des représentant·e·s élu·e·s. Rassembler les gens dans un collectif est un acte politique. La démocratie doit s’exprimer plus qu’en votant une fois tous les quatre ou cinq ans. La démocratie, c’est être constamment à l’écoute des gens, et travailler dans leur intérêt, dans l’intérêt des travailleur·euse·s ordinaires. Donner aux gens la chance de faire entendre leur voix. Maintenant que les associations subissent tant de pressions, nous devons plus que jamais faire ce travail de politisation avec les gens, pour qu’ils comprennent d’où viennent les attaques contre leurs intérêts, l’idéologie sous-jacente, ses dangers et comment la combattre. Dans le contexte politique belge actuel, aucune organisation ne peut prétendre que cela ne fait pas partie, du moins dans une certaine mesure, de sa mission principale.

Faut-il, selon vous, renforcer les liens avec les associations francophones ?

Il n’est certainement pas bon que les organisations soient de petites îles sans aucun lien avec les autres. Nous avons besoin non seulement de plus de liens avec les organisations francophones, mais aussi avec la société civile au niveau international. La société civile est attaquée partout où la droite se renforce. Cette tendance veut éliminer tout ce qui permet de rassembler les gens en collectifs et défendre leurs droits fondamentaux. L’État de droit est organisé au niveau international. Nous qui œuvrons pour la préservation de la démocratie, nous ne pouvons réussir que si nous faisons preuve de solidarité au-delà des frontières linguistiques et nationales. #


Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT


 

1. « 78 organisaties : " Middenveld van gelijke kansen en integratie afbouwen is nefast " », De Morgen, 4 septembre 2019.
2. NDLR: cet entretien s'est déroulé mi-septembre. Au moment d'imprimer ce numéro, nous apprenions que le gouvernement flamand à peine formé décidait de se retirer d'UNIA, confirmant ainsi les craintes formulées par la société civile flamande lors de cette interview.
3. Parmi les signataires, on trouve des associations aussi diverses que le Chiro (le Patro flamand), les scouts, les organisations LGBT, les syndicats...

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