Le droit de vote est un droit fondamental. Les personnes handicapées éprouvent pourtant de nombreuses difficultés à exercer ce droit et les réponses apportées sont davantage envisagées en termes de mobilité et d’accessibilité des sites électoraux. Dans les faits, les personnes avec une déficience intellectuelle ou un trouble psychique sont les plus éloignées du vote. Elles manquent notamment de support, d’informations accessibles, d’un entourage formé et informé, ou encore elles sont considérées incapables de voter. Tels sont les premiers constats d’une étude en cours réalisée par Unia sur la participation citoyenne de ce public cible, à l’occasion des élections de 2018 et 2019.
Il y a 80 ans, les femmes accédaient au vote en Belgique, au prix d’une lutte engagée. « Faiblesse », « manque d’intelligence », « instabilité mentale », autant de raisons défendues à l’époque par ceux qui remettaient en cause la légitimité du suffrage féminin. Et si ces clichés, aussi choquants soient-ils, ciblaient aujourd’hui encore un autre public ? Car l’idée que les personnes en situation de handicap ne sont pas capables de voter ou pas concernées par le vote est bien réelle. Avant tout, lorsque ces personnes présentent une déficience intellectuelle ou un trouble psychique.
Unia, le Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les discriminations, réalise actuellement une étude sur la participation citoyenne des personnes avec un trouble psychique ou une déficience intellectuelle. Il en ressort que ce public est encore fort éloigné du vote et se heurte à des obstacles qui dépassent largement l’accessibilité des sites électoraux. À l’instar du suffrage féminin il y a 80 ans, le suffrage pour les personnes handicapées exige un changement radical des mentalités. Ce changement des mentalités, bien que balbutiant, s’inscrit dans le sillage du changement de paradigme introduit par la Convention ONU relative aux droits des personnes handicapées.
La Convention ONU, un nouveau paradigme
La Convention ONU introduit un changement de paradigme dans la conception de la personne handicapée. Celle-ci n’est plus perçue comme un individu souffrant d’une incapacité et objet de charité mais bien comme un sujet de droits. Les principes directeurs de la Convention sont l’égalisation des chances des personnes handicapées, leur autonomisation ainsi que leur pleine et entière participation à la vie sociale et politique. La logique sous-jacente est donc celle de l’inclusion. C’est pourquoi les Nations Unies adoptent une approche environnementale, et non plus médicale, du handicap : celui-ci est le résultat de l’interaction entre la(les) limitation(s) que peut présenter une personne et les obstacles développés par l’environnement à la participation sociale et citoyenne de cette personne. En ce sens, les personnes présentant des troubles psychiques et/ou un handicap cognitif sont bien en situation de handicap et bénéficient des droits garantis par la Convention.
Le vote, droit fondamental et absolu
Le droit à la participation politique est fermement ancré dans le droit international. Aussi, la Convention ONU rappelle en son article 29 le droit des personnes en situation de handicap à participer à la vie politique et à la vie publique, y compris le droit de voter et d’être élues. En 2013, le Comité des droits des personnes handicapées des Nations Unies s’est prononcé en faveur d’une interprétation stricte de l’article 29 de la Convention ONU qui balaie toute conception capacitaire du suffrage : « l’article 29 ne prévoit aucune restriction raisonnable et n’autorise d’exception pour aucune catégorie de personnes handicapées» 1. Dans son observation sur la reconnaissance de la personnalité juridique 2, le Comité précise également que « les États Parties ont l’obligation de protéger et de promouvoir le droit des personnes handicapées d’avoir accès à un accompagnement de leur choix lorsqu’elles votent à bulletin secret ». L’importance de l’article 29 est de taille « puisque les personnes handicapées manquent généralement d’impact politique en dépit de leur grand nombre » 3. Si le vote pour tou·te·s assure la légitimité des organes publics, il contribue aussi à la mise en place d’une société inclusive à laquelle chacun.e participe pleinement. En ce sens, la Belgique a progressé pour garantir le vote des personnes handicapées.
Plusieurs avancées
Oui, chez nous, de nombreux efforts ont été accomplis pour rendre les sites électoraux accessibles. Mais des enquêtes de satisfaction laissent apparaître des points d’amélioration 4. Oui, des transports adaptés sont mis à disposition des personnes à mobilité réduite le jour des élections. Mais ces transports n’assurent pas une couverture géographique suffisante. Oui, les personnes handicapées peuvent être accompagnées dans l’isoloir. Mais le président du bureau de vote, pas toujours formé aux questions de handicap, peut refuser l’accompagnateur·rice choisi·e et désigner un assesseur à sa place 5.
Mais surtout, les obstacles ne se limitent pas au jour des élections et dépassent largement les questions de mobilité ou d’accessibilité des sites électoraux. En Belgique, la loi relative aux régimes de protection juridique a été modifiée 6. La décision du juge de mettre une personne sous statut de protection juridique (pour les actes en lien avec sa personne) ne la prive plus systématiquement de son droit de vote. Le droit de vote ne peut être retiré que sur décision expresse du juge. Passé ce premier filtre de l’appréciation subjective du juge, les personnes avec un handicap mental ou psychique vivent des difficultés tout au long du processus de vote.
Aussi, dans le contexte des élections de 2018 et 2019, Unia réalise une étude 7 dont l’objectif est d’évaluer la mise en œuvre du droit de vote des personnes en situation de handicap cognitif et/ou psychosocial et d’identifier les difficultés qu’elles, et leur milieu de vie, rencontrent dans l’exercice effectif de ce droit. La première phase de la recherche a permis de mettre en avant plusieurs écueils à l’exercice effectif du vote des personnes en situation de handicap. Certains témoignages recueillis illustrent les constats.
Manque d’informations accessibles
Pour la plupart, les programmes électoraux, les débats politiques, les idéologies politiques, l’information des médias et toute information pratique sur les élections sont communiqués dans un langage difficile à comprendre. La personne ne s’approprie pas l’information et il devient difficile d’espérer de sa part de l’intérêt pour une question dont elle ne comprend pas les enjeux. Et quand l’entourage entreprend une démarche d’information sur le vote, il se heurte vite à la difficulté de transmettre une information politiquement neutre. « Le souci aussi est de ne pas partager ses propres valeurs, de tenter de rester neutre », explique une éducatrice au sein d’un service résidentiel.
De fausses idées sur le vote
Outre la barrière que constituent les obstacles matériels du processus électoral, la méfiance ou l’indifférence que portent l’entourage et le monde politique sur l’électeur·rice avec un handicap mental ou psychique est plus pesante encore. « C’est quelque chose d’important car on n’est jamais écouté si on ne va pas voter. On nous prend pour des gamins mais on n’est plus des gamins, on est des adultes », témoigne Marc.
Incapacité à voter, risque de porter sa voix sur un mauvais candidat, manque d’intérêt pour le vote, influençabilité. Autant de jugements de valeur avancés par certain·e·s. Et s’ils peuvent s’avérer exacts, ils le sont tout autant pour l’ensemble des citoyen·ne·s. Car « la citoyenneté se construit » et pour tout·e citoyen·ne, il faut « rendre capable » de voter 8. À la faveur d’un accompagnement dans le processus de vote, ces électeur·rice·s aujourd’hui jugé·e·s incapables ne se révéleront-ils·elles pas les électeur·rice·s les plus concerné·e·s de demain vu l’enjeu d’inclusion qui sous-tend le vote ?
Des contraintes liées à une vie en collectivité
Selon les observations d’Unia, le personnel des structures d’accueil ne dispose pas toujours des moyens humains et matériels nécessaires pour préparer leurs résident·e·s au vote. L’ampleur des tâches quotidiennes prend souvent le dessus. « Nous sommes habituellement seuls pour un groupe de 16 résidents. Ce n’est pas toujours une évidence de mettre autant de temps à disposition », explique une éducatrice. De même, les élections ont lieu le dimanche et il convient de prévoir du personnel supplémentaire pour accompagner les électeur·rice·s aux urnes. Enfin, le lieu de résidence est parfois très éloigné du lieu du domicile, lequel détermine le bureau de vote où l’électeur·rice doit se rendre. Dans certains cas, les déplacements s’avèrent longs et compliqués.
Pour ces raisons et d’autres encore, tentante est la pratique de recourir à des certificats médicaux pour dispenser les personnes de l’obligation d’aller voter. « Je pense qu’on vient d’un système où souvent les soignants pensaient «à la place de». Du coup, j’ai entendu que certains de mes collègues avaient, par le passé, signé à tour de bras des certificats d’incapacité pour aller voter. Ce sont des choses que je ne signe quasiment pas. C’est vraiment une lutte », explique un psychiatre.
Des bureaux de vote et des scrutins inadaptés
Les conditions de vote ne sont pas adaptées aux besoins des personnes avec une déficience intellectuelle ou un trouble psychique. Pour les premières, le bulletin de vote est compliqué. Il pourrait être simplifié avec la présence de photographies des candidat·e·s ou des couleurs des différents partis. Pour les secondes, les lieux peuvent avoir un caractère anxiogène : trop de personnes et de stimuli dans des lieux confinés. « Je prenais des trucs pour me calmer et rien que l’idée d’y aller, c’était un enfer ! Au départ, je savais que la politique est très importante mais dans les faits et dans ma situation, je ne réfléchissais pas à tout ça ! Englué dans mes peurs, tu vois. [...] Et c’est vrai que d’être isolé socialement, c’était pas facile au quotidien. Être isolé politiquement en plus, c’est quelque chose ! J’avais vraiment le sentiment d’être à part. En plus, au départ, je regardais les résultats et l’idée que j’avais en tête : les gens se sont exprimés et moi j’étais en dehors. C’était une frustration ! », explique Mike.
Un levier incontournable : la mobilisation du milieu
Les premières conclusions de l’étude d’Unia démontrent que la mobilisation du milieu dans lequel évolue la personne (famille ou structure collective) influence considérablement sa participation citoyenne. Au fil des élections, les pratiques évoluent favorablement. L’entourage professionnel prend davantage conscience de l’impact du vote sur l’ouverture au monde et sur l’estime de soi. « Le droit de vote est extrêmement important dans la dynamique de rétablissement des personnes. [...] Le travail des soignants, c’est justement de remettre en phase, de promouvoir l’intégration des patients dans les communautés de la personne. Et l’expression d’un droit de vote me semble être cohérente par rapport à ça. On travaille à la restauration des capacités, en termes d’expression de l’autonomie, c’est souvent un bon outil », affirme un psychiatre.
Une fois le projet porté par les équipes professionnelles, le nombre d’électeur·rice·s au sein de la structure d’accueil augmente considérablement. « Il y a quatre ans, c’est 18 personnes sur les 136 qui ont voté. Cette année, c’est 50 personnes sur 110 ! » Dans un autre service, c’est « deux ou trois patients qui sortaient voter car ils étaient les seuls à sortir le week-end. Alors que maintenant c’est plus de 20 personnes sur 30 qui vont voter ». La préparation au vote peut prendre différentes formes : sensibilisation à la chose publique, mise en situation, rencontres avec des responsables politiques, séances d’informations ou de formation, recours à des kits pédagogiques.
En même temps que les conclusions de son étude, Unia publiera une série de recommandations.
La solution ? Un environnement accessible et favorable
Si l’environnement est accessible et favorable, les personnes handicapées peuvent être des citoyen·ne·s actif·ve·s qui participent avec enthousiasme et engagement à la vie politique. À l’aune des élections du 26 mai, Unia invite les autorités à approfondir leurs efforts pour renforcer l’accessibilité des informations électorales et à prendre des mesures pour sensibiliser l’entourage et les acteurs en charge du processus électoral (autorités, juges, assesseurs...) à l’importance de la participation citoyenne des personnes handicapées. De même, Unia rappelle la responsabilité de l’entourage d’encourager, d’informer et de soutenir la personne handicapée tout au long du processus de vote.
Car tout·e citoyen·ne a le pouvoir de créer les conditions d’une société inclusive, préalable indispensable et corollaire de la participation citoyenne de chacun·e.
Puissions-nous lire dans quelques années : « Il y a 80 ans, les personnes avec une déficience intellectuelle ou un trouble psychique accédaient toutes au vote en Belgique, au prix d’une lutte engagée. " Faiblesse ", " manque d’intelligence ", " instabilité mentale ", autant de raisons défendues à l’époque par ceux qui remettaient en cause la légitimité du suffrage des personnes handicapées ». #
Tine Anseel, François Bouharmont et Marie Horlin, Collaborateur·rice·s auprès d’Unia, Service Handicap-Convention ONU
1. Comité des droits des personnes handicapées, Communication n° 4, 2011, §9-4 - Constatations adoptées à sa dixième session - 2-13 septembre 2013.
2. Observation générale n°1 de 2014 sur la reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité, p. 14, §49, disponible sur https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G14/031/21/PDF/G1403121.pdf?OpenElement
3. G. QUINN, « A short guide to the United Nations Convention on the rights of persons with disabilities », European yearbook of disability law, 2009, p. 108.
4. Voir notamment, pour les élections communales de 2018 en Région wallonne : http://electionslocales.wallonie.be/actualites/synthese-enquete-accessibilite-bureau-vote Pour les élections communales de 2018 en Région bruxelloise : https://localadm.irisnet.be/fr/fichiers/rapport-accessibilite-des-elections-communales.pdf
5. Code électoral fédéral, article 143, lokaal en provinciaal kiesdecreet van 8 juli 2011, artikel 138 §2, Code de la démocratie locale et de la décentralisation, article L4133-2, article 37 du code électoral communal bruxellois.
6. Loi du 17 mars 2013 réformant les régimes d’incapacité et instaurant un nouveau statut de protection conforme à la dignité humaine, M.B. du 14 juin 2013, n°2013009163, p. 38132.
7. Pour mener à bien cette étude, Unia a réalisé, dans les trois régions du pays, une série d’entretiens individuels et/ou des rencontres collectives auprès de 80 personnes en situation de handicap. Parallèlement à la consultation du public cible, Unia a interrogé une vingtaine d’experts de terrain (directeurs d’institutions, médecins, éducateurs, assistants sociaux, chefs de service) et des parents proches sur les pratiques en matière de droit de vote et les obstacles que rencontrent les personnes handicapées qu’ils côtoient. Une enquête en ligne a également été adressée au personnel des structures d’accueil.
8. CNCDH, « Avis sur le droit de vote des personnes handicapées », p. 18 disponible sur https://www.cncdh.fr/sites/default/files/170126_avis_droit_de_vote_des_pers._handicapees_a5_vdef_1.pdf