Dossierclimat1Gustave DeghilageL’ampleur du changement climatique et les peurs de ses conséquences mènent à questionner en profondeur notre modèle social-libéral occidental de marché. Dans ce débat, les partisan·e·s d’une économie environnementale qui s’inscrit dans le capitalisme côtoient ceux et celles qui souhaitent un changement radical de modèle de société. Pourtant, l’urgence du défi et son universalisation font craindre une dépolitisation des approches. Une posture qui peut être dépassée en encastrant la question climatique dans les luttes sociales et culturelles.

 

 

L’« Affaire du siècle » ! C’est le nom que viennent de donner quatre importantes associations françaises, agissant au nom de « l’intérêt général », à leur action en justice contre l’État français pour contraindre celui-ci à respecter ses engagements climatiques et protéger « nos vies, nos territoires et nos droits ». Le nom attribué à cette initiative est révélateur de l’importance prise par le changement climatique sur les places publiques et dans les consciences de chacun et chacune.

Certes, les prises de conscience des contraintes liées aux ressources naturelles ne sont pas nouvelles. L’émergence des grandes préoccupations environnementales apporta, à partir des années soixante, un coin décisif pour enfoncer la doxa d’une maîtrise totale de l’Homme sur les lois naturelles. Les inquiétudes liées à la dégradation des ressources naturelles et les perspectives de leur épuisement, ou les menaces sur la biodiversité, conduisent à une très sérieuse remise en cause de la téléologie du progrès illimité.

Comme l’annonce Peter Sloterdijk, la « Terre est enfin ronde »1. Cette nouvelle rotondité, sa véritable rotondité, signifie que l’homme s’aperçoit que les conséquences de ses actions lui reviennent dessus par effet boomerang. Nous devenons peu à peu, pour utiliser le terme qu’il propose, des « monogéistes » : ceux et celles pour qui la Terre est devenue une ; ceux et celles qui n’ont pas d’autres terres de rechange. Il n’y a pas d’extérieur qui serait en même temps habitable et vivable. Avec la modernité, cette fragilité était étouffée, mise dans le tiroir des problèmes que les moyens matériels de l’homme pouvaient affronter. « Nous étions encore dans l’émancipation, dans la grande aventure pour nous extraire des contraintes écrasantes, étouffantes, archaïques du passé, pour sortir justement à l’extérieur. Aujourd’hui, c’est l’extérieur qui est devenu invivable, inaccessible. Pour un tel exode, il n’y a plus de Terre promise. L’environnement se trouve internalisé. »2


Tous sur un même bateau qui coule

Avec le changement climatique (CC) et ses conséquences, les inquiétudes sur l’avenir prennent encore une autre dimension. On en vient à concevoir la menace d’une apocalypse 3 qui signifie que l’on n’est pas entré dans la « fin de l’histoire » mais dans une prise de conscience d’une fin possible de l’Humanité elle-même. La grande ligne du temps redevient très incertaine et même bornée du côté du futur, mais à notre époque sécularisée, il n’y a plus de possibilité nouvelle d’immortalité ou de recours à la bienveillance d’une divinité. S’il bouleverse notre conception du temps, le CC est aussi un problème universel qui s’affranchit de l’espace. Il transcende toutes les frontières physiques, historiques, administratives, culturelles... L’Environnement et l’Humanité, humains et non-humains, sont menacés de la même manière dans la mesure où plus personne n’est à l’abri. Il n’y a plus de zones géographiques, de blocs politiques, de genre, de couleur de peau, de religion... Tout le monde est maintenant dans le même bateau, et le bateau est en train de couler.

Le CC est dès lors présenté comme le problème central à partir duquel tous les autres problèmes de société se déclinent. La transition, nouveau concept qui supplante petit à petit celui de développement durable, doit être d’abord et avant tout une transition énergétique et écologique : il faut réduire les émissions carbone ! La lutte contre les émissions de dioxyde de carbone et le retour vers un niveau pris comme référence historique sont la condition préalable pour régler les grands problèmes du monde. Le mot d’ordre est généralisé : scientifiques, activistes, politiciens, marcheurs et marcheuses, transitionneurs et transitionneuses... s’accordent pour reconnaître qu’il y a urgence d’agir. Pour certain·e·s, il est même déjà trop tard. Les conséquences se manifestent dès à présent et on doit seulement se préparer à affronter le pire 4.

La nature prend la position d’un super-déterminant des enjeux sociaux. On assiste à une sorte de réification de la Nature, qui (re-)devient une superpuissance, à l’image d’un Dieu qui impose ses lois à l’Homme. L’apocalysme environnemental renforce la dichotomie conceptuelle nature-société avec un net glissement du curseur sur le premier terme (ce que Neil Smith appelle le nature-washing5).

Cette urgence, la peur profonde des conséquences du CC, le fait que l’environnement devienne une cause humanitaire planétaire et les certitudes du discours scientifique, conduisent à renforcer deux grandes positions qui s’articulent autour du devenir du modèle social-libéral occidental de marché, et qui sont à première vue divergentes.


Économie verte

La première position consiste à continuer à faire confiance aux mécanismes de marché (tels que la taxation carbone et les systèmes d’échange des droits d’émission introduits par le protocole de Kyoto, ou les multiples formes du principe pollueur-payeur) et aux solutions technologiques (sur le plan de la prévention – comme l’amélioration de l’efficience énergétique ou l’élimination des activités des élevages agricoles par fabrication de viande artificielle – ou de la réparation, grâce par exemple aux aspirateurs géants du CO2 de l’air). L’environnement devient un thème de plus en plus central de l’économie, qui cherche à l’intégrer en adaptant ses approches. Dès le début des années septante, des instruments de marché vont être inventés au nom de la lutte antipollution ou pour le climat. Sur le plan politique, l’économie environnementale conduit à considérer que le régime économique qui provoque le problème – ou au moins y contribue significativement – peut aussi apporter le remède. Si le réchauffement est en effet un effet collatéral du capitalisme, le capitalisme va aussi créer les moyens de combattre ses conséquences (faisant à la fois émerger des formes de production et de consommation plus propres et des remparts contre les conséquences du réchauffement). Des opportunités de croissance viennent de l’économie verte elle-même. L’environnement serait simplement devenu la nouvelle frontière de la croissance globale et il convient donc de la faire reculer. Dans cette logique, la nouvelle nature est réintégrée dans l’édifice symbolique, le capitalisme montrant une nouvelle fois sa capacité à s’adapter.

Une version « sociale » de cette position est également très présente dans les débats. Elle consiste soit à argumenter que l’économie verte va créer des nouveaux emplois de qualité ou apporter des nouvelles marges financières gouvernementales pour soutenir l’effort des populations les moins aisées, soit à assortir les plans climat de nouvelles politiques sociales. C’est par exemple le cas du Green New Deal porté par des sénateurs démocrates aux USA. Cette version part du principe que les efforts pour freiner rapidement les émissions de gaz à effet de serre vont coûter très cher, que ce soit pour les collectivités, les entreprises ou les individus. Or, « avant la fin de la planète, il y a la fin du mois », selon la formule d’un politicien connu.

Dans cette optique, les pouvoirs publics ont évidemment un rôle central à jouer, pour la mise en place des incitants et des sanctions, tant au niveau des individus qu’à celui des sociétés ou des collectivités. Ils sont d’ailleurs mis sous forte pression par la rue, mais aussi, ce qui est tout aussi nouveau, par le pouvoir judiciaire 6. Au nom de l’urgence, ils sont sommés de prendre des mesures aussi radicales qu’immédiates. Dès lors, cette position consiste à ne pas remettre fondamentalement en cause les modes de gouvernance et les élites aux pouvoirs, mais seulement leurs politiques en lien avec les questions environnementales.


Changement de modèle

La deuxième position est de considérer que le modèle global doit être radicalement transformé, le capitalisme (en tous les cas dans sa version néolibérale) étant perçu comme la cause profonde du CC. C’est la position adoptée par de nombreuses associations, ONGs, ou des mouvances activistes en lien avec l’altermondialisme. Les grands problèmes environnementaux ne peuvent être solutionnés qu’à travers une sortie de capitalisme, du libre-échange, de la logique hégémonique du profit, du productivisme, de la financiarisation de l’économie. Dans une version extrême, en particulier celle des collapsologues, le système global actuel est de toute façon appelé à imploser, s’effondrer sur lui-même, selon des scénarios tels que les avait déjà construits le Club de Rome dans son rapport Meadows (Les Limites de la croissance) en 1972. Dès lors, qu’on le veuille ou non, on va tous et toutes être forcé·e·s de ramer dans le même sens, avec la préservation des ressources et du climat comme grande boussole.

La stratégie du "progresser en marchant par petits pas" serait une manière de contourner la difficulté de tracer les contours d’une société post-capitaliste. 

Et puisque échapper à l’apocalypse passe par un changement radical de modèle de société, les acteurs qui favorisent sa perpétuation ou son approfondissement, en particulier les multinationales, les détenteurs du capital financier et la majorité des élites politiques, doivent être remplacés. Il convient à tout le moins de chercher à les contourner, d’inventer des modes de production, d’échange et de consommation qui échappent à leurs emprises.

Dans la ligne de cette position, il faut mentionner l’orientation particulière du mouvement de la Transition, et notamment celui des Villes en Transition. Les transitionneur·euse·s défendent des approches localistes, orientées acteurs au sein de communautés clairement délimitées, visant des transformations sociales, environnementales et culturelles. Ils s’appuient sur des ressources narratives qui véhiculent d’importantes critiques de la modernité occidentale (ses valeurs individualistes, matérialistes, anthropocentristes, son modèle économique fondé sur la croissance...) et sur l’inaction des élites politiques. L’environnement global devenant de plus en plus incertain, chacun·e doit individuellement et collectivement renforcer ses capacités à faire face aux chocs en développant son autonomie, son autoapprovisionnement alimentaire, énergétique... L’insistance sur l’urgence d’agir, sur la nécessité que tous et toutes se mettent en mouvement sans attendre qu’une vision claire de la société de demain émerge, que d’éventuelles réponses techniques aux grands défis environnementaux soient proposées, et que la macro-politique – lente à évoluer –  prenne un virage dans cette direction, témoigne de la volonté de la Transition de s’inscrire dans un horizon de possibilités largement ouvert. Dès lors la route à emprunter reste consensuelle, suffisamment pour permettre de convaincre un très large public. Cette stratégie du « progresser en marchant par petits pas » 7 serait alors une manière de contourner la difficulté de tracer les contours d’une société post-capitaliste. Elle correspond à la rhétorique de l’apolitisme revendiqué par le mouvement. Éviter les confrontations et les rapports de force, ne désigner aucun ennemi à combattre (qui conduit les transitionneur·euse·s à chasser de leur discours des mots tels que décroissance, ou à ne pas s’identifier à des assemblages sociaux particuliers, tels que « anti-capitaliste »), ne plus compter sur les élites dirigeantes, alimenter une vision toujours positive du futur, s’inscrivent dans cette volonté de non-engagement politique. Il s’agit de développer une « sub-politic », en tablant sur le fait que la multiplication de petits pas à l’échelle individuelle et communautaire peut conduire à un effet cumulatif qui provoquera un changement structurel plus profond.


Dépolitisation des questions environnementales

Ces différentes positions se rejoignent pourtant sur un point : elles contribuent à des formes de dé-politisation des grandes questions environnementales. La globalisation et l’universalisation de la menace, les certitudes scientifiques, l’urgence absolue à affronter l’ennemi commun et tout puissant incarné sous la forme de molécules chimiques, provoquent un élan citoyen et politique sans précédent et de plus en plus consensuel qui crée un imaginaire impersonnel, désincarné, du CC. Ou, comme s’interroge Bruno Latour8, « l’échelle de la menace est si grande, et son extension si ″globale″ qu’elle agirait mystérieusement comme un aimant unificateur pour faire de tous les peuples éparpillés de la Terre un seul acteur politique occupé à reconstruire la Nature ». Ce ne serait alors fondamentalement qu’une question de motivation et donc de sensibilisation des individus, des collectivités et des décideurs. Dans ce sens, Erik Swyngedouw considère que « la question environnementale en générale, et l’argument du changement climatique et comment il est mis en scène en particulier, ont été et continue à être un des principaux canaux par lequel la post-politisation est construite » 9.


Justice climatique

Parallèlement à ces tendances de dépolitisation, on assiste toutefois à des courants de pensée et des mouvances activistes qui, au contraire, s’emparent de la question climatique pour appuyer des luttes sociales, identitaires, et lui donnent une dimension politique forte. Parmi les différentes mobilisations pour lesquelles le CC est un marqueur des inégalités sociales et économiques et une porte d’entrée pour les combattre, il faut particulièrement mentionner celles qui se réclament de la justice climatique.

Au niveau des conséquences du CC d’abord, les considérations de justice climatique soulignent qu’elles se manifestent à des degrés très divers selon que vous habitez au Nord ou au Sud, à la ville ou à la campagne, dans des zones résidentielles vertes ou des bidonvilles 10, du degré de dépendance de votre reproduction sociale et économique aux ressources naturelles, de vos moyens, pouvoirs, capital relationnel, pour vous protéger. Elle rappelle que l’universalisation du phénomène de CC ne signifie pas une universalisation des victimes, et que celles-ci restent avant tout des sujets politiques très hétérogènes 11.

Il est aussi de plus en plus courant d’associer à la justice climatique la question de la « dette climatique »12. Cette idée signifie d’abord, dans une version comptable, que ce sont les pays du Nord qui sont très largement responsables du CC. Le total accumulé, le supplément de CO2 actuel dans l’atmosphère, est grosso modo à 80 % originaire des pays industrialisés13. Elle conduit, en matière d’effort à fournir, au principe de responsabilités « communes mais différenciées » qui est le principe de base de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Assurer le transfert de technologies et alléger les coûts permettant aux pays du Sud de lutter contre le CC fait partie de cette responsabilité.

De très nombreuses associations, ONGs, mouvements paysans, représentants des peuples indigènes, réseaux activistes 14, plateformes 15... lui donnent toutefois un sens plus fondamental en intégrant la question des rapports historiques Nord-Sud et les dynamiques de domination par lesquelles les pays du Nord ont assuré leur prospérité. Ils remettent au centre du débat les interrelations entre les causes profondes des destructions environnementales, les injustices sociales et les rapports de domination économique sous-jacents aux logiques du capitalisme. Dans cette perspective, la justice climatique consiste à rejeter les solutions au CC qui se fondent sur les logiques de marché et qui conduisent à poursuivre, voire renforcer, un « éco-impérialisme » et une « dette écologique » 16, c’est-à-dire la perpétuation d’une exploitation inégale des énergies fossiles, l’accaparement des ressources naturelles et l’externalisation des déchets au détriment d’une très large franche des populations « des Suds ». Les mécanismes économiques de « commodification » 17 des ressources (par les crédits carbone et les mécanismes de développement propre, notamment) encouragent le land – water – green grabbing 18, en élargissant la gamme des ressources visées et l’échelle des accaparements.

Cette mouvance d’acteurs et réseaux autour de la justice climatique s’inscrit dès lors radicalement en faux contre une eschatologie apocalyptique qui « naturalise » les questions sociales. Elle rappelle qu’avec le greenwashing, il n’y a rien de nouveau dans les entreprises de masquage des rapports de pouvoir. Dans les pays du Sud, depuis l’époque coloniale, les affirmations alarmistes sur l’état des ressources naturelles ont toujours constitué une justification puissante pour la délégitimation des populations locales et donc l’interventionnisme des pouvoirs coloniaux puis étatiques et postcoloniaux, et les dépossessions qu’il entraîne.


Rapports de domination

Cette vision des enjeux du réchauffement climatique propose donc aussi une remise en cause du modèle capitaliste. Mais elle démonte et dépasse de manière fondamentale celle de la thèse de l’effondrement et des collapsologues. Au-delà du fait que l’on peut se demander si les limites écologiques de la Planète et de ses dérèglements constituent une réelle menace pour le capitalisme 19, la critique de celui-ci interroge les relations sociales à sa base, et comment il les transforme. Les questions du réchauffement climatique, d’épuisement et dégradation des ressources, médiatisent les rapports de domination, d’exclusion et d’injustice sociale à toutes les échelles, du global au local, et peuvent les accentuer. Les enjeux ne sont pas tant la destruction de la Nature et ses conséquences pour l’Homme, que celle de la responsabilité des différents acteurs et celle du partage des profits comme du poids des coûts, privations et pertes.

Le réchauffement climatique, la compréhension de ses causes, les voies à emprunter pour affronter ses conséquences, constituent une porte d’entrée majeure pour la remise en cause du modèle néolibéral à travers ses rapports de pouvoir. Les campagnes autour de la justice climatique soulèvent en particulier des questions de fond autour des droits d’usage, de gestion et d’appropriation des ressources naturelles. Elles s’opposent également à une vision fonctionnaliste des territoires qui tend à les considérer comme des réservoirs de ressources et de services (tels que les puits carbone) et de main-d’œuvre mobilisable au nom de la lutte contre le CC.

 Le changement climatique devient surtout inquiétant lorsqu’il détache les faits globaux des valeurs locales. 

La grande idée du climat et de la biodiversité érigés en communs globaux à préserver pour le bien de l’Humanité peut apparaître comme une justification d’un « éco-colonialisme » ou « éco-impérialisme ». Les luttes paysannes comme celles menées par les organisations membres de la Via Campesina, ou celles de peuples indigènes, sont très sensibles à la question du CC, et le sont d’autant plus que les populations par ou au nom desquelles elles sont menées comptent pour beaucoup dans les premières victimes du réchauffement. Mais elles le font dans un esprit de re-socialisation de la nature, d’une nature porteuse de droits. L’environnement devient un terrain sur lequel les acteurs locaux peuvent affirmer leurs identités propres, se ré-approprier les ressources indispensables à leur reproduction sociale et économique et réhabiliter leurs territoires comme espaces de vie sur lesquels ils gardent le contrôle.


Reconstruire les communs

Avec cette perspective, la question n’est plus celle de l’antagonisme entre la croissance économique et la réduction des nuisances environnementales, ou plus globalement, celle de l’arbitrage entre développement et sauvegarde de la Planète. Elle n’est pas non plus prioritairement la recherche d’un cercle vertueux entre ces deux objectifs, même si les efforts allant dans ce sens sont évidemment très importants. Mais plus fondamentalement, elle touche à la capacité des communautés locales à déterminer elles-mêmes les trajectoires du développement qu’elles imaginent, négocient et contrôlent pour leurs territoires de vie. L’articulation développement – lutte contre le CC doit moins se poser en termes de croissance verte ou de transferts financiers qu’en termes de possibilités de choix collectifs face aux pressions de l’urgence climatique, et de capacité des communautés à élaborer les institutions locales qui permettent de préserver et de renforcer leurs espaces de négociation des conditions de participation aux stratégies environnementales globales. Parmi ces institutions, celles qui vont dans le sens d’un renforcement de la capacité à résister à la commodification des ressources et à une dé-territorialisation de celles-ci sont essentielles. Dans ce sens, la défense et le renforcement de la maîtrise par les acteurs locaux de leur territoire de vie passent par le maintien et la re-construction des communs, pris à la fois comme système de droits sur les ressources et comme pratique sociale 20. Ils constituent en effet des espaces de ré-encastrement des rapports sociaux dans leur contexte social, historique, culturel et identitaire. Dans leur dimension politique, ils offrent des espaces d’autonomie dans l’édification des systèmes de maîtrise des facteurs terre et travail, sur lesquels les forces de désagrégation sociale, liées à la privatisation-marchandisation, ont beaucoup moins de prises.

La question du changement climatique est donc de plus en plus traversée par une tension fondamentale entre des discours et des pratiques qui tendent à la dépolitiser et d’autres, au contraire, à la mobiliser pour l’intégrer dans des luttes sociales et culturelles. Autour du réchauffement, un imaginaire impersonnel, universel, techno-économique projeté par la science et la peur de l’apocalypse entre en conflit avec les imaginaires subjectifs, situés, encastrés dans les conditions de reproduction sociale et économique des acteurs populaires. Le changement climatique devient surtout inquiétant lorsqu’il détache les faits globaux des valeurs locales, projetant « une nouvelle image totalisante du monde comme il doit être » 21, sans considération pour les rapports Homme-Nature, situés spatialement et temporellement, que les sociétés ont construit dans leur territoire de vie et l’épaisseur de leur histoire. #

                                                         Etienne Verhaegen, Chargé de cours à l’UCLouvain, Centre d’études du développement

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1. P. Sloterdijk, Le Palais de cristal, Maren Sell éditions, Paris, 2006.
2. B. Latour, « L’Anthropocène et la destruction de l’image du Globe », in É. Hache (sous la direction de), De l’univers clos au monde infini, éditions Dehors, Paris, 2014, pp. 27-54.
3. B. Latour, I. Stengers, A. Tsing, et al. « Anthropologists are talking – About capitalism, ecology, and apocalypse », Ethnos, 2018, vol. 83, n°3, pp. 587-606.
4. Voir le très récent livre de David Wallace-Wells, The uninhabitable earth, ou celui de Edward Struzik, Firestorm, how wildfire will shape our future.
5. N. Smith, Uneven Developmen : Nature, capital and the production of space, The University of Georgia press, Athens and London, 2010.
6. Citons par exemple la décision Urgenda (du nom d’une ONG environnementale néerlandaise) du 24 juin 2015 condamnant l’État néerlandais pour inaction climatique ou en France, le dépôt, en mars 2019, d’un recours administratif contre l’État pour « inaction climatique » de la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme, Greenpeace France, Notre Affaire à tous et Oxfam France.
7. La 11e étape décrite par le Manuel de la Transition de Rob Hopkins est « Laisser les choses aller là où elles veulent aller ».
8. B. LATOUR, op.cit.
9. E. Swyngedouw, « Apocalypse forever ? Post-political populism and the spectre of climate change. Theory », Culture and Society, 2010, vol. 27, n°2-3, pp. 213-232.
10. Une étude très récente aux USA vient de montrer un clivage racial entre les pollueurs et les victimes des pollutions, The Washington Post, 12 mars 2019.
11. E. Swyngedouw, op.cit.
12. P. Chatterton, D. Featherstone, P. Routledge, « Articulating climate justice in Copenhagen : antagonism, the commons, and solidarity », Antipode, vol. 45, n°3, pp. 602-620.
13. J.-P. van Ypersele, « Les changements climatiques et la politique belge de coopération au développement : défis et opportunités » rapport réalisé à la demande de M. Charles MICHEL, ministre de la Coopération au développement, 2008.
14. Le réseau Climate Justice Now (CJN) !, par exemple.
15. Telle que Climate Justice Action.
16. P. Chatterton, D. Featherstone, P. Routledge, op.cit.
17. La commodification peut être comprise comme une transformation des relations de propriété aux ressources dans le sens d’une privatisation et d’une marchandisation de celles-ci.
18. C’est-à-dire les acquisitions à grande échelle de terre ou d’autres ressources (eau, forêts...) par des États ou multinationales étrangers.
19. On peut se demander si cet horizon des limites écologiques de la Planète constitue une réelle menace pour le capitalisme, un moteur suffisamment puissant pour un dépassement de celui-ci. Il est possible en effet de penser que le capitalisme sera capable de surmonter – et plus encore de se réinventer comme il l’a fait suite à de très nombreuses crises – le changement climatique, la fin des énergies carbonées ou la déplétion des ressources naturelles.
20. É. Verhaegen, « La forge conceptuelle. Le “commun” comme réinterprétation de la propriété », Recherches sociologiques et anthropologiques, 2015, vol. 46, n°46-2, pp. 111-131.
21. S. Jasanoff, « A new climate for society », Theory, culture & society, 2010, vol. 27, n°2-3, pp. 233-253.