welcome refugeeLa solidarité ne constitue pas un délit en Belgique. La justice vient (provisoirement) de le rappeler dans le cadre du procès des hébergeur.euse.s de migrant.e.s. Le caractère humanitaire et désintéressé de ces démarches citoyennes d'aide aux populations en migration a donc bel et bien été reconnu dans toutes ses dimensions. Victoire ? Indéniablement, même si, à regarder de près ce procès qui est aussi celui des « hébergés », il y a quelques ombres au tableau. Et la dernière en date n'est pas la moindre : le procureur général a fait appel de la décision...

 

Le 12 décembre dernier se clôturait, au Tribunal correctionnel de Bruxelles, le procès dit de la solidarité. Sur le banc des accusés, d'un côté quatre hébergeur.euse.s de migrant.e.s, de l'autre six étrangers 1 en séjour illégal. Tou.te.s étaient poursuivi.e.s pour trafic d'êtres humains et participation à une organisation criminelle. Une première en Belgique. Derrière les êtres humains qui étaient jugés, c'est la solidarité elle-même qui a été examinée. Quelle vision de cette dernière a été défendue par la justice après plusieurs mois d'enquêtes judiciaires mais aussi de mobilisations citoyennes en faveur des hébergeur.euse.s solidaires ? Jusqu'où, au-delà de l'hébergement, l'aide humanitaire a-t-elle été acceptée sans tomber dans l'illégalité2 ? Mais aussi, quel message la justice a-t-elle envoyé aux hébergeur.euse.s et à ceux qui sont de l'autre côté de l'aide, les « hébergés » ?


Après une séance de deux heures au cours de laquelle la juge rappela les faits reprochés aux inculpé.e.s, le verdict tomba. D'un côté du banc, ce fut l'acquittement, les juges reconnaissant le caractère humanitaire de l'aide apportée, sous ses différentes formes ; de l'autre, la condamnation avec sursis. Malgré des jugements diamétralement opposés, ce fut le soulagement de part et d'autre. Les sourires suspendus aux prononcés de peine des juges sont revenus sur le visage des prévenu.e.s  et de leurs nombreux soutiens. Peut-on pour autant considérer que ce verdict constitue une pleine victoire ? La réponse est plus nuancée que ce que les premières expressions d'apaisement n'ont pu laisser transparaitre. Voyons comment et pourquoi avec la journaliste Myriam Berghe, hébergeuse de migrants inculpée dans ce dossier et Vincent Lurquin, avocat d'un des prévenus.

 

Non-respect des garanties élémentaires du droit

La justice, rappelle Vincent Lurquin, doit juger ce que l'on a fait et non ce que l'on est. Or dans ce procès « on avait l'impression que parce qu'on était étranger, on devait être poursuivi. Que le statut plus que les actes était jugé ». Le jugement à l'égard d'Hassan, l'un des sept prévenus étrangers, le montre particulièrement. Hassan a été condamné bien qu'il n'ait pas été reconnu comme faisant partie de l'association de malfaiteurs. Pourquoi ? « Le jugement s'appuie sur des indices d'assistance portée à d'autres migrant.e.s dans leur tentative de prendre le chemin de l'exil. » Concrètement, cela signifie avoir ouvert et fermé les portes de camions sur des parkings d'autoroute en échange de petites sommes d'argent, juste de quoi survivre dans la clandestinité. « Cet argent leur sert à manger et à dormir. Rien de plus », explique Myriam Berghe. « Et quand on n'a aucun moyen de subsistance ici en Europe parce qu'on n'est pas une terre d'accueil, qu'est-ce qui est pire : voler ou aider des migrant.e.s à rejoindre l'Angleterre ? », s'interroge-t-elle. « En somme, ils font le même travail que Théo Francken, c'est-à-dire sortir les migrant.e.s du pays sans utiliser d'arme et de violence... », ironise-t-elle. Ces gestes sont loin, du point de vue lucratif et de la sécurité des personnes, de ceux réalisés par les passeurs qui organisent les voyages de Syrie en Europe par un passage en Méditerranée, au péril de la vie de ceux.celles qui font la traversée.


Par ailleurs, pour être reconnu coupable de trafic d'êtres humains, il faut que les victimes identifiées soient particulièrement fragilisées. Or pour Hassan, sur les 95 victimes présumées, la seule victime identifiée était un mineur qui a finalement été régularisé. Ce jeune réfugié était même présent dans la salle pour soutenir Myriam Berghe et Hassan au cours de leur procès. Mais il n'a pas pu être entendu, comme toutes les victimes identifiées dans ce dossier. On a donc établi un jugement sur base d'infractions s'appuyant sur des preuves qui n'étaient pas clairement établies, ce qui est très difficile pour la défense... « Quand on condamne de la sorte, c'est le statut d'étranger qui est criminalisé. Les procès pour l'exemple sont des procès qui ne respectent pas les garanties élémentaires du droit », ponctue Vincent Lurquin.


Et cette criminalisation n'est pas seulement nuisible pour l'étranger.ère qui est assimilé.e à un.e délinquant.e et du coup potentiellement privé.e de l'aide de citoyen.ne.s belges. Elle est aussi dangereuse pour tout un chacun car elle conduit à justifier toute une série de mesures liberticides. Pour assurer une pleine victoire du procès, « la justice aurait dû réaffirmer que ce n'est pas en raison de leur statut illégal que ces migrants devaient être jugés mais pour leur réelle responsabilité dans un délit de trafic d'êtres humains », soutient Vincent Lurquin. « La procureur de Bruxelles s'est distancée du réquisitoire de Termonde 3 bien plus sévère que le sien mais pas assez. Elle aurait dû aller au bout de sa logique. Cela aurait permis la décriminalisation de l'étranger en séjour illégal. Sans cette décriminalisation, les hébergeurs auront toujours un problème de solidarité puisque la personne qu'ils hébergent constitue en elle-même un délit. Condamnons-les pour ce qu'ils font s'ils ne respectent pas la loi, pas pour ce qu'ils sont, des migrants dont le seul crime est d'être à la recherche d'une terre d'accueil. Cela nous fera l'économie d'un procès ainsi que des angoisses et des détresses qu'il engendre. »


Une politique injuste, une justice politique ?

La dimension politique du procès a été révélée à divers moments de son déroulement par des collectifs de soutien aux hébergeur.euse.s. Ils ont dénoncé un procès politique d'intimidation de la part de nos dirigeants visant à faire peur aux migrant.e.s en les pourchassant, en les persécutant, en les faisant fuir, en les enfermant. Ce faisant, constate Myriam Berghe qui a hébergé plus de cinquante migrants dans son appartement, « ils pensent qu'ils vont les décourager dans leur volonté de rejoindre l'Angleterre et réduire ainsi l'appel d'air. Mais c'est un raisonnement totalement erroné. Ce n'est pas de cette manière-là qu'ils pourront gérer les flux migratoires. Notamment parce que les personnes en exil sont prêtes à tout pour arriver en Angleterre. C'est une véritable obsession. Elles sont parfaitement conscientes des risques qu'elles prennent. Et ce ne sont pas ces pratiques intimidantes qui les arrêteront... Nous n'avons pas assez, en Europe, d'empathie par rapport aux situations de vie que traversent les personnes en exil », regrette-t-elle. « Nous leur infligeons des traitements brutaux et discriminants qui sont insupportables. » Ce procès l'a en effet montré à maintes reprises : des arrestations musclées, des traductions peu fiables, des interventions policières intimidantes, un manque d'écoute... « Il y a même un prévenu qui a été conduit depuis le centre fermé de Vottem jusqu'au palais de Justice pour assister à son propre procès en tongs et en short, en plein mois de novembre », s'indigne Myriam Berghe. « Et si la brigade de Bruxelles ne faisait pas le déplacement à chaque audience pour venir le chercher, il n'aurait tout simplement pas pu assister à son procès... », poursuit Vincent Lurquin.

Sans décriminalisation de l'étranger en séjour illégal, les hébergeur.euse.s auront toujours un problème de solidarité.

Autre objet d'inquiétude : le fossé grandissant entre les logiques du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif révélé dans ce procès. En effet, ce même prévenu a été expulsé vers l'Allemagne par l'Office des étrangers, avant la fin de son procès et sans que les juges en aient été avertis. « Quelle arrogance du secrétaire d'État à l'Asile et la Migration face au judiciaire en soustrayant ainsi des personnes de la justice ! », réagit Vincent Lurquin pour qui « il y a un réel danger que le pouvoir judiciaire perde la main sur des problèmes qui sont pourtant de son ressort ».

Solidarité attaquée, société en danger

Depuis 2015, on assiste à une escalade de procès de ce type en Europe. Au-delà d'inciter les migrant.e.s à rester chez eux.elles en leur faisant peur, ces procès visent aussi à criminaliser et stigmatiser les personnes qui leur viennent en aide, en les hébergeant, en les transportant, en leur prêtant assistance. En décembre dernier, ce sont sept Français de Briançon qui ont été reconnus coupables pour avoir aidé des migrant.e.s à traverser la frontière franco-italienne. Ces citoyen.ne.s solidaires en soutenant les migrant.e.s pallient les carences de l'État en matière d'asile et d'accueil. Ils.elles protègent des populations déjà fortement fragilisées par leur situation d'origine et par la route qu'elles ont empruntée. En les criminalisant et en les stigmatisant, se créent au sein de la société de multiples fractures dont les conséquences pourraient s'avérer désastreuses en termes de perte de valeur, d'identité et de destruction de la cohésion sociale.
La première fracture s'opère entre l'État et les citoyen.ne.s. L'État se désolidarise des citoyen.ne.s dans l'application de leur contrat commun – l'un par ses institutions, l'autre par la solidarité interpersonnelle – d'inclusion et de protection des plus fragiles. C'est une entaille dans le socle des valeurs de solidarité et de fraternité sur lequel repose notre société. Mais la division se fait aussi désormais entre citoyen.ne.s non-hébergeur.euse.s et citoyen.ne.s hébergeur.euse.s. Comment va-t-on considérer les hébergeur.euse.s qui désormais n'accueillent plus des réfugiés mais des « délinquants potentiels » ? « On a cassé l'insouciance des hébergeurs. Dans la tête des gens, on peut maintenant faire de la prison quand on héberge des réfugiés 4 », déplore Vincent Lurquin. Il y a d'ailleurs beaucoup d'hébergeur.euse.s qui se sont retiré.e.s de leur projet d'accueil à la suite de cette procédure judiciaire qui criminalise l'hébergeur.euse tout en l'acquittant.

On a cassé l'insouciance des hébergeurs. Dans la tête des gens, on peut maintenant faire de la prison quand on héberge des réfugiés.

La deuxième fracture se situe entre les hébergeur.euse.s solidaires eux-mêmes. Le projet de la justice était de créer une ligne de démarcation claire à ne pas franchir dans la solidarité. Dans son réquisitoire, la Procureur a reconnu ce « bonheur » que l'on peut ressentir lorsqu'on aide les autres. Mais elle a malgré tout sollicité deux acquittements et deux condamnations. Comme s'il existait une bonne et une mauvaise solidarité. « Elle a voulu mettre une ligne rouge entre ceux qui font de l'hébergement institutionnel à partir de structures existantes, comme la plateforme d'aide aux réfugiés et ceux qui, comme moi et Zakia, ont agi de manière autonome et spontanée », constate Myriam Berghe. « On nous a reproché d'avoir fait confiance aux migrants. Son message, qui n'a pas été celui des juges heureusement, était de dire qu'on peut héberger des migrants mais à condition de les contrôler. J'ai pour ma part toujours mis un point d'honneur à les accueillir comme j'accueillerais mes propres amis. Car ce n'est pas tant d'un toit et de nourriture dont ils ont besoin que d'un cadre sécurisé dans lequel ils peuvent se (re)poser quelques jours. Or sans confiance, on ne peut offrir cette sécurité... Je suis donc ravie qu'on ne soit pas obligé de faire du suprématisme humanitaire, c'est-à-dire accueillir les migrants en leur faisant comprendre que chacun a sa place : nous au-dessus d'eux. »


Enfin, le verdict du procès, avec d'un côté l'acquittement pour les Belges, de l'autre la condamnation pour les étrangers, fait apparaitre une autre ligne de démarcation qui donne aux premiers le droit d'aider et aux autres pas. « Cela montre qu'en droit, on peut aimer mais ne pas être aimé », dit Vincent Lurquin. « On peut aimer mais sans papier, non. Sans papier, on ne peut pas être solidaire envers les autres. » En fracturant ainsi la société, on délite inévitablement les liens sociaux et de solidarité qui en constituent le fondement et on affaiblit la cohésion sociale, pourtant indispensable pour que l'intégration des populations étrangères puisse s'effectuer positivement et sereinement.

 

Épilogue

Au moment d'écrire ces lignes, nous apprenons que le procureur général du Tribunal correctionnel de Bruxelles fait appel de la décision du 12 décembre dernier. Il conteste l'ensemble des décisions de justice. La victoire dont nous venons de révéler les limites pourrait bien se réduire à néant. Ironie de l'histoire : alors que ces citoyen.ne.s solidaires sont à nouveau inquiété.e.s pour avoir aidé des migrants en perdant à peu près tout ce qu'ils.elles possédaient (logement, argent...), au même moment, d'autres sont suspectés d'avoir reçu d'importantes sommes d'argent pour permettre à des habitants de zones de conflit en Syrie, en Irak de voyager en Belgique avec un visa humanitaire obtenu avec l'aide du secrétaire d'État à l'Asile et à la Migration. Un écart d'un autre ordre se dessine désormais entre d'une part la vision d'une solidarité désintéressée, spontanée et peut-être demain criminalisée et celle d'une solidarité organisée, ciblée et monnayée soutenue par le pouvoir politique en place...#

                              Stéphanie Baudot et Véronique Oruba, Secrétaire nationale MOC en charge des matières Migration.

Télécharger l'article complet en version PDF


1. En principe, il devait être huit. Mais deux manquaient à l'appel, l'un en fuite en Angleterre et l'autre expulsé par l'Office des étrangers en Allemagne.

2. L'article 77 de la loi de 1980 sur l'accès au territoire prévoit des poursuites pour les personnes qui aident ou assistent sciemment un étranger en situation illégale. Mais l'article 77 bis prévoit une exception : « Si un particulier aide un étranger pour des raisons strictement humanitaires, il ne commet effectivement pas d'infraction. 

3. Le dossier a été initialement instruit par le parquet de Termonde. Il a été transféré au parquet de Bruxelles pour des raisons linguistiques en juillet dernier.

4. Deux des hébergeurs acquittés ont fait de la détention préventive. Zakia B., une Belgo-marocaine, a fait deux mois de prison tandis que Walid C., un Tunisien en séjour illimité, a été détenu 8 mois.

 

© Mike Herbst