Photo DigitalTout.e citoyen.ne ou militant.e qui se mobilise est aujourd'hui obligatoirement confronté.e au monde numérique. Si celui-ci constitue la plupart du temps une réelle opportunité, il est également source de méfiance. D'où l'intérêt de s'interroger sur nos pratiques digitales individuelles et collectives ainsi que sur les alternatives existantes. Car si on s'en donne les moyens, surfer autrement est possible !

 

La sphère digitale et celle du monde réel sont de plus en plus intriquées l'une dans l'autre et les pratiques de l'une ont un impact de plus en plus décisif sur l'autre. Depuis longtemps déjà, les mouvements sociaux et les organisations d'éducation permanente utilisent les canaux digitaux pour relayer leurs analyses et leur message. Mais aujourd'hui, ils doivent de plus en plus tenir compte des contenus qui sont relayés dans la sphère virtuelle car elle s'impose comme le vecteur principal d'information et de désinformation du public qu'ils veulent mobiliser.


De nouveaux défis et de nouvelles questions se posent cependant aux mouvements sociaux et aux militant.e.s concernant la sphère digitale et l'usage qu'ils.elles en font. Des questions qui sont un écho d'enjeux similaires dans le monde de la production concrète. Il s'agit, entre autres, de la question de l'utilisation de produits, dont les conditions de production sont contestables, comme outils dans la lutte pour l'émancipation.


Peut-on vendre telle marque de soda au bar de notre association pour alimenter ses caisses ? Ne doit-on pas privilégier les alternatives plus saines ou issues du commerce équitable ? Celles-ci se vendront-elles aussi bien ? Les consommateur.rice.s potentiel.le.s ne seront-ils.elles pas rebuté.e.s ? Ces questions et d'autres similaires ont animé plus d'un débat entre militant.e.s (et responsables d'organisation). En effet, les choix de consommation et les outils utilisés au sein de la lutte sociale comme au quotidien alimentent un rapport de force au sein de la production et façonne une image symbolique du.de la consommateur.rice. Les choses ne sont pas différentes dans le monde digital mais les enjeux et difficultés peuvent parfois l'être. Un article précédent de la revue Démocratie1 a présenté de nombreux questionnements quant à la régulation du secteur digital et les nécessaires réponses politiques à leur apporter. Nous nous concentrerons ici sur les enjeux qui traversent nos pratiques digitales en tant que militant.e.s, les réflexions qui en découlent, les pratiques alternatives qu'il est possible d'adopter et leur intérêt respectif.

 

Des traces pour le meilleur et pour le pire

L'intrication de la sphère digitale et de la vie quotidienne peut entraîner dans la seconde des problèmes qui trouvent leur origine dans la première. La digitalisation croissante de nos vies (communications, loisirs, socialisation...) démultiplie les traces exploitables. Ces traces digitales ont comme principales caractéristiques d'être facilement reproductibles (le partage d'une photo) et relativement pérennes. Ces dewux caractéristiques sont susceptibles de créer ou d'amplifier des situations délicates dans la vie quotidienne. Ceci peut mener jusqu'au harcèlement qui a ainsi pris de nouvelles formes et utilise d'autres canaux.


Du côté de l'action sociale, le problème du partage et de la pérennité se pose pour certain.e.s militant.e.s syndicaux.ales qui ne souhaitent pas que les traces de leur engagement soient si facilement accessibles à leur potentiel nouvel employeur. Heureusement, les outils digitaux peuvent aussi servir à partager rapidement des informations ou organiser des mouvements de solidarité comme celui de l'accueil des migrant.e.s en Belgique. De même, les outils digitaux permettent, d'un côté, aux militant.e.s et aux organisations de créer des liens, des actions et des solidarités au-delà des frontières mais, de l'autre, créent aussi des traces exploitables par les pouvoirs répressifs à l'encontre des militant.e.s.


Dès lors la question de l'usage des outils digitaux se pose sous un premier angle qui est celui des conséquences potentielles de leur usage pour l'ensemble des parties prenantes. Demander de liker la page du syndicat ou communiquer de manière non sécurisée avec des militant.e.s dans des pays intolérants peut avoir des conséquences négatives pour les porteur.euse.s du mouvement social.


Big data et manipulation de masse

Un autre enjeu lié à l'usage des outils digitaux est celui du mode de production de richesse qui y est lié et au rôle que nous y jouons plus ou moins volontairement. De nombreux services et application sont proposés gratuitement à l'utilisateur.rice – et donc aux associations et mouvements sociaux – en échange de l'exploitation commerciale des données qu'ils.elles génèrent par leur utilisation.


Cette utilisation des données massives ne sert qu'à influencer les personnes dont on détient le profil. Cette influence peut prendre différentes formes et poursuivre différentes motivations. Elle peut servir à des fins purement économiques par la manipulation des préférences des consommateur.rice.s via la publicité ciblée et les liens sponsorisés. Les outils numériques de ce type entretiennent alors le modèle consumériste et ses dérives, par la réduction du citoyen au consommateur.


Mais l'influence peut aussi porter sur l'exercice même de la citoyenneté en recherchant à façonner l'opinion publique. Les scandales liés à l'utilisation des données issues de Facebook par Cambridge Analytica sont de cette nature. Plusieurs analystes pointent l'influence déterminante de la désinformation, propagée intentionnellement via les réseaux sociaux, dans les résultats du référendum sur le Brexit ou de l'élection de Donald Trump. Des influences étrangères ne sont d'ailleurs pas à exclure sur ce plan. La personnalisation de contenu (publicitaire ou autre) toujours plus poussée crée au final une « bulle de confort » pour l'utilisateur.rice, sans cesse renvoyé.e aux contenus similaires, et occulte les diversités d'opinions. Il est donc légitime que les défenseur.euse.s d'une citoyenneté éclairée s'interrogent sur la manière d'éviter le recours systématique à ces outils qui ont un potentiel massif de manipulation.


Cette problématique du pouvoir d'influence des outils numériques est intrinsèquement liée à celle de la concentration des données dans les mains d'un nombre réduit d'acteurs. Plus un outil rassemble des utilisateur.rice.s, plus il permet une influence sur un nombre important de personnes et avec des données plus complètes. C'est pourquoi de nombreux outils jouent la carte de l'effet réseau (plutôt que l'interopérabilité) qui incite les utilisateur.rice.s à se rassembler sur une même plateforme. Nous voyons donc émerger un nouveau type de pouvoir, économique et politique, lié aux données massives.


L'utilisation de ces services revient donc à consentir à la marchandisation de nos comportements, afin de donner un pouvoir d'influence aux organismes pouvant s'en offrir l'accès. De nombreuses organisations militantes font usage de ces outils comme canal de publicité ou comme support médiatique. Mais cela implique aussi d'inciter son public à consentir et participer à cette marchandisation. Cela renforce alors notre dépendance à ces outils et encourage un modèle et des acteurs dominants contestables par ailleurs. Tout comme celle qui vend des produits au bar de soutien de son association, sans se soucier de leur origine équitable.

Ce qui est légal aujourd'hui ne le restera pas forcément demain. Cet élément, lié à la pérennité des traces, est souvent sous-estimé.

Nous devons donc tenir compte d'un deuxième angle de questionnement face aux outils digitaux qui est celui de la participation à un modèle de manipulation massive économique et politique et la marchandisation de nos comportements à cet effet.


Il est à noter que ces aspects commencent à être pris en compte et à faire l'objet de sensibilisation dans plusieurs mouvements militants traditionnels (hors hacktivistes). En témoigne, par exemple, la récente campagne des Équipes populaires2. Cependant, l'utilisation d'outils alternatifs et leur promotion ne sont pas encore suffisamment ancrées dans les pratiques militantes personnelles et institutionnelles. Ces différents enjeux appellent différentes réponses de la part des citoyen.ne.s, consommateur.rice.s et des organisations sociales et militantes.

Éducation, toujours

D'une part, pour ce qui est des conséquences personnelles indésirables de notre usage du monde digital, soulignons deux éléments. Le premier est celui de la transformation du rapport vie privée-vie publique entraîné par les réseaux. La notion de ce qui est socialement acceptable ou non peut évoluer avec la pratique.
Le second est le fait que ce qui est légal aujourd'hui ne le restera pas forcément demain. Cet élément, lié à la pérennité des traces, est souvent sous-estimé par les partisans de la théorie selon laquelle l'enregistrement des comportements n'est pas problématique pour les personnes « n'ayant rien à cacher ». Imaginons, par exemple, que le durcissement de la politique face aux transmigrants, mène à s'attaquer systématiquement aux hébergeur.euse.s de la plateforme citoyenne...


Une première réponse aux enjeux pointés dans cet article passe donc par une réflexion sur l'usage et l'éducation aux médias et à la technologie. Il s'agit d'une mission de plus en plus importante qui repose sur différents acteurs pour ses multiples aspects. Les parents, les mouvements de jeunes, les associations et l'école sont chacun concernés à des degrés divers par ces questions : comment faire un usage raisonné de la sphère digitale ? Quel est l'impact de celui-ci sur la vie concrète ? Comment savoir si une information est fiable ? Comment décoder une publicité ? Quel est le modèle économique des entreprises digitales ? etc. C'est par cette réflexion éducative collective que se dessineront les contours des usages et des modèles dans la sphère numérique qui sont acceptables, raisonnables, prudents... ou non.


Un autre Internet est possible !

Une deuxième réponse aux enjeux liés à l'utilisation massive des données et à l'enregistrement de notre comportement passera nécessairement par le changement de certaines pratiques individuelles et collectives. Fouiller dans les paramètres des applications, rechercher des explications sur ceux-ci, essayer des outils alternatifs. Ceci demande un effort, comme toute démarche d'émancipation. Bien souvent l'utilisateur.rice, tout comme les associations, font le choix de la simplicité et de la gratuité dans la sphère digitale, ne la voyant que comme un outil. Mais peut-on encore, au vu de l'importance de ces outils dans notre quotidien comme dans le monde économique et politique, les traiter comme des boites noires ? N'est-il pas de notre devoir de citoyen.ne de s'éduquer un minimum sur leur fonctionnement, leurs potentialités, leurs dérives ? De les choisir de manière éclairée afin de recourir à des outils qui travaillent effectivement avec nous et non contre nous ?


L'utilisation et le paramétrage reposent sur l'utilisateur.rice. Le choix de logiciels ou d'outils alternatifs aussi. De nombreux outils existent (voir encadré). Il s'agit souvent de solutions libres et ouvertes, parfois avec un service payant. Ce sont des points importants car ils permettent de restaurer la confiance sur le fonctionnement de l'outil (transparence de leur conception grâce au logiciel libre) et sur leurs objectifs (modèles d'affaires où le.la consommateur.rice n'est pas le produit destiné à être vendu aux annonceurs). Ces solutions alternatives permettent, entre autres, de sortir de sa « bulle de contenu », d'accéder à une information plus neutre et diversifiée et de rester propriétaire de ses données.
Mais le choix de proposer des plateformes alternatives, des logiciels ou des formats libres, de privilégier des fournisseurs de services qui respectent leurs clients comme leurs utilisateur.rice.s repose aussi sur les associations et organisations qui diffusent du contenu et touchent un large public. Celles-ci ont un rôle d'entraînement vis-à-vis de leur public cible. Dans la problématique de l'utilisation des données à des fins de manipulation massive, un des nœuds repose sur la décentralisation de ces données et l'interopérabilité des systèmes. Diversifier les outils peut offrir un gain collectif en termes de qualité démocratique qui n'est pas négligeable.

Politiques, bien sûr !

Enfin, une troisième réponse nécessaire est bien sûr d'ordre politique. Il est illusoire, dans la sphère digitale comme dans celle de la consommation classique, de faire reposer la charge du choix éclairé uniquement sur le.la consommateur.rice. Il est donc nécessaire d'imaginer des régulations de la sphère digitale et des modèles d'affaires qui la régissent qui contiennent au mieux ses dérives et soutiennent les modèles plus vertueux.#

 
Quelques alternatives simples à découvrir :
Moteurs de recherche :
• www.ecosia.org • www.duckduckgo.com • www.startpage.com
Outils alternatifs à Google (tableurs, rendez-vous, notepad...) :
• framasoft.org
Hébergement web et mail alternatifs :
• chatons.org et les acteurs belges comme domainepublic.net et le projet nubo.coop
Navigation physique (géolocalisation, cartes collaboratives) :
• Openstreetmap.org et l’application du même nom
Traçage :
Installer le navigateur Firefox avec les extensions :
• Lightbeam (Visualiser le traçage)
Bloquer le traçage et la publicité avec les extensions de Firefox :
• Disconnect • Decentraleyes • Privacy badgers • µBlock Origin

 

 

                                                                                                                                       Patrick Dassy, CSC et Cassiopea asbl.

Télécharger l'article complet en version PDF


I. DACHWITZ, S. REBIGER, A. FANTA, « Couper l'herbe sous le pied des GAFAM », Démocratie, décembre 2018.
2. Campagne « Surfez couverts » : www.equipespopulaires.be/campagnes/surfez-couverts-comment-limiter-ses-traces-sur-internet/