PhotoInterviewNDKEn lançant une grande campagne contre la pauvrophobie, le Forum-Bruxelles contre les inégalités s'attaque aux clichés qui collent aux basques des personnes précarisées. Des préjugés qui percolent jusque dans les cénacles politiques et sont un frein à une lutte efficace contre la pauvreté. Rencontre avec Nicolas De Kuyssche, coordinateur du projet.

Comment définissez-vous la pauvrophobie ?


La pauvrophobie est un concept inventé par ATD Quart Monde France en 2016. C'est un néologisme qui identifie une tendance vers une distanciation voire une hostilité plus ou moins visible à l'égard des pauvres. La pauvrophobie, c'est l'histoire du mépris social à l'égard des précaires. Ce mépris prend sa source de manière prioritaire dans des idées reçues. Et comment lutter efficacement contre la pauvreté si l'on se base sur des préjugés ? En Belgique, la proportion de personnes en situation de pauvreté ou à risque d'exclusion sociale ne cesse de grandir. On se situe à 20 %. À Bruxelles, c'est 40 %. C'est une véritable bombe sociale ! Il est fondamental de bien connaître les différentes trajectoires de cette communauté si l'on veut œuvrer à un vivre ensemble. Cela passe notamment par une lutte contre les stéréotypes. C'est tout l'enjeu de notre encyclopédie et de notre campagne.

La pauvrophobie est-elle en augmentation ?


Clairement, oui. Un chiffre l'illustre : le CREDOC1, un centre de recherche français, a publié une étude en 2016 qui acte que plus d'un Français sur trois pense que les pauvres n'en font pas assez pour s'en sortir. 64 % estiment aussi qu'un chômeur peut retrouver un emploi s'il le veut vraiment. Autre chiffre : 44% sont persuadés que les aides sociales déresponsabilisent les bénéficiaires. Malheureusement, pareille étude n'a pas été réalisée en Belgique. Mais tout porte à croire que nous sommes dans les mêmes proportions.
Pourquoi cette augmentation ?
Il y a différentes explications. L'une d'elles est portée par le sociologue français Serge Paugam. Il tend à démontrer qu'en période de crise aigüe, comme lors de la grave crise financière de 2008, la représentation qu'on a des pauvres est une représentation de victime. Tout d'un coup, cela devient « excusable » d'être précaire. Mais dès que la situation s'améliore, même de manière relative, l'image des pauvres colle à nouveau à celle de paresseux et de profiteur. De manière plus générale, le passage à l'État social actif a reporté la responsabilité des situations de pauvreté sur les personnes elles-mêmes. Autrement dit : la pauvreté n'est plus la conséquence d'une inégale répartition des richesses, c'est une faute individuelle qu'il faut expier dans les méandres des dispositifs d'activation. Aujourd'hui, nous sommes dans une société dans laquelle la pauvreté n'est que trop rarement accompagnée d'empathie ou de solidarité. Les systèmes solidaristes ou de sécurité sociale sont de plus en plus critiqués et mis à mal.

La hausse de la pauvrophobie n'est-elle pas également liée à la libération de la parole ?


Tout à fait ! Il y a d'ailleurs un travail à faire sur la dénonciation de ceux qui portent une parole publique qui abuse de clichés. Bien sûr, on peut admettre que ceux-ci ne viennent pas de nulle part. On connait tous « quelqu'un dans notre entourage qui connait quelqu'un de précarisé qui " profite " de sa situation ». L'exemple type, c'est cette personne au chômage depuis dix ans mais qui bosse au noir à côté... Ce qui est intéressant avec le concept de pauvrophobie, c'est qu'il pose la problématique avec une posture plus collective : ce n'est pas à partir de cas individuels qu'on peut avoir une idée de la manière dont fonctionnent les personnes pauvres. Un problème majeur est que ces représentations fantasmées de la pauvreté dépassent les simples conversations de comptoir. Elles s'incarnent aussi concrètement dans les institutions publiques et chez nos décideurs politiques, qui ne sont pas avares en citations pauvrophobes. Prenez l'exemple de Carl Decaluwé, le gouverneur de la Flandre-Occidentale. En 2016, au moment le plus fort de la crise migratoire à Calais, de nombreux migrants ont commencé à arriver dans sa province... et il demande à sa population de ne pas nourrir les réfugiés, « sinon d'autres viendront ». Dans cette parole, il y a une véritable essentialisation de ce qu'est la pauvreté. Il distingue un « eux » et un « nous ». C'est une sorte de négation de notre commune humanité.

En luttant contre les clichés, ne passe-t-on pas à côté de l'essentiel : la lutte contre la pauvreté ?


Soyons clairs : la pauvrophobie ne fait pas le contour de la question de la lutte contre les inégalités et contre la précarité. De plus, les idées reçues ne sont pas le seul ressort de la pauvrophobie. Un autre ressort, peut-être même le plus fort, est celui des rapports de force. Qu'est-ce qui est aussi pauvrophobe aujourd'hui ? Ce sont ces arrêtés anti-mendicité à Liège, Charleroi, Namur, Tournai... Nous l'avions démontré dans notre enquête salaudsdepauvres.be : quand le bourgmestre d'Etterbeek prend ce type d'arrêté dans sa commune, il admet lui-même que c'est la voix amplifiée des commerçants de la rue des Tongres qui a fait plier la commune. Le rapport de force est tellement limpide qu'il pose pas mal de questions sur l'incapacité de la société civile et de nos associations de se faire entendre sur ce genre de sujet. Un autre rapport de classe qu'il serait intéressant d'analyser, et qui explique cette pauvrophobie ambiante, c'est que le pouvoir d'achat de la classe moyenne a connu une érosion considérable ces dix, vingt dernières années. Elle a donc de plus en plus de mal avec notre système de redistribution. Les pauvres ne sont plus seulement les boucs émissaires des riches mais aussi ceux de la classe moyenne. On voit aujourd'hui apparaître des clivages entre des populations qui ne sont pas si éloignées que ça...

En parlant de bouc émissaire, comment avez-vous abordé la question des migrants dans votre livre ?


La question de l'immigration est venue à nous tout à fait naturellement... La pauvreté est en effet un grand ensemble qui se diversifie de plus en plus. Les migrants en font partie. Ils subissent eux aussi toute une série de préjugés que nous avons tenté de démonter. De manière plus globale, en Belgique, même si la pauvreté qui se transmet de génération en génération est encore fort prégnante, on voit apparaître de nombreuses nouvelles formes de pauvreté. Aujourd'hui, elles concernent aussi l'étudiant, la mère de famille célibataire, le pensionné, le travailleur précaire, le transmigrant... Il ne s'agit pas de les opposer, mais au contraire de les rassembler, notamment dans ce concept de pauvrophobie.

Comment traduire concrètement votre travail contre la pauvrophobie en mesures de type politique ?


Notamment en travaillant sur la question juridique que le concept amène : celle de la discrimination sur base de la condition socio-économique de la personne. En France, grâce au travail d'ATD Quart-monde, ce critère a été ajouté. En Belgique, c'est un travail que l'on pourrait mener avec Unia. Une autre idée est d'introduire un « test impact pauvreté » avant chaque décision politique. Par ailleurs, il nous semble essentiel de travailler sur les grilles de lecture d'Actiris quant à ce qui est ou non une attitude active de recherche d'emploi. C'est Marc Zune qui démontre cela dans son étude 2 sur les exclus du chômage : le stage du jeune juriste à la Commission européenne sera considéré comme une recherche active d'emploi. Mais le « remplacement » au noir de ma belle soeur dans la sandwicherie de mon cousin ne le sera pas. Or, stage à la Commission et travail au noir dans une sandwicherie sont deux parfaites stratégies pour se rapprocher de l'emploi. Ces grilles de lectures proviennent d'une vision mainstream du marché de l'emploi. Or, les gens les plus éloignés de l'emploi sont ceux qui sont le moins à même de répondre à cette vision... #


 

1. Centre de Recherche pour l'Étude et l'Observation des Conditions de Vie.

2. M. ZUNE, D. DEMAZIÈRE, E. UGUEUX, Les expériences de l'exclusion du chômage, Observatoire bruxellois de l'emploi, 2017.

* Dans l'encyclopédie Pauvrophobie, ce sont 85 idées reçues sur la pauvreté qui sont déconstruites par autant d'experts. Pour aller plus loin encore dans la vulgarisation de la problématique, le Forum - Bruxelles contre les inégalités mène une large campagne, notamment via des webfictions à découvrir sur www.pauvrophobie.be.