brexitQue de remous autour de ce Brexit. Theresa May a le plus grand mal à gérer les négociations avec l’Union européenne sur les conditions de sortie de son pays. Les démissions de son gouvernement des hard brexiters, David Davis et Boris Johnson, montrent une majorité gouvernementale fragile. Mais la Grande-Bretagne est-elle jamais entrée réellement dans la Communauté européenne ? Refaisons un peu d’histoire.

 

Au commencement était la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) créée par six pays fondateurs (France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg) et par le Traité de Paris de 1951. Il s'agissait pour les pays fondateurs de mettre en commun (ou plutôt sous surveillance commune) les industries de guerre avec cette idée fondamentale d'empêcher, après deux conflits épouvantables (1914-1918 et 1939-1945), toute guerre sur notre continent européen. La Grande-Bretagne ne fait donc pas partie de la CECA mais la Conférence de Messine (Italie) en juin 1955, organisée par les six États membres, décide de mettre en place un Comité intergouvernemental pour réfléchir à une extension de la CECA à tous les secteurs de l'économie. Le gouvernement britannique est invité à participer à ce Comité, ce qu'il fait à partir de juillet 1955 mais, dès octobre, les Britanniques se retirent du Comité et choisissent des rapports préférentiels économiques avec les pays du Commonwealth et sur le plan nucléaire avec les États-Unis et le Canada.

Le Royaume-Uni ne fera donc pas partie du Traité de Rome de mars 1957 (entré en vigueur le 1er janvier 1958) qui crée la Communauté économique européenne (CEE). Par la suite, les gouvernements britanniques vont poser leur candidature à la CEE de 1961 à... 1973. Par deux fois, en 1963 et en 1967, le général de Gaulle opposera son veto, pour la France, à l'adhésion britannique ! En 1970, pour la troisième fois, le Premier ministre conservateur, Edouard Heath pose la candidature du Royaume-Uni à la CEE. La levée du veto français permet l'ouverture des négociations d'adhésion au Royaume-Uni, à l'Irlande et au Danemark qui entrent tous les trois dans la Communauté européenne le 1er janvier 1973.

Un changement de gouvernement en Grande-Bretagne en 1974 amène au pouvoir les travaillistes qui demandent une renégociation sur les termes de l'adhésion sous menace d'un... référendum populaire sur cette adhésion à la CEE ! Il faut dire que la gauche politique et syndicale en Grande-Bretagne est opposée à la Communauté européenne. Cette opposition durera jusqu'en... 1988. Quand Jacques Delors arrive à la présidence de la Commission européenne le 1er janvier 1985, la Confédération syndicale britannique, le TUC, est liée, depuis 1981, par une résolution de son congrès qui appelle le Royaume-Uni à se retirer de la CEE par référendum populaire !

Ce sont les engagements sociaux de Jacques Delors, face aux coups violents donnés par la Première ministre Margaret Thatcher (grève des mineurs, lois antisyndicales de 1980-82-84-88...), qui vont faire évoluer les syndicats britanniques plus vite que le Parti travailliste. En septembre 1988, Jacques Delors participe au congrès du TUC et s'engage sur l'Europe sociale à la grande fureur de Margaret Thatcher qui regarde dans son bureau la retransmission du congrès en direct ! Les syndicalistes britanniques font une ovation à Jacques Delors à la fin de son discours, en lui chantant « Frère Jacques »... Le TUC est devenu pro-européen.

Cette adhésion à l'UE reste pour les gouvernements britanniques conservateurs ou travaillistes un élément de méfiance et de résistance à l'intégration politique. Les gouvernements conservateurs refuseront la mise en place du Système monétaire européen en 1979, la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs de 1989, le protocole social du Traité de Maastricht, les directives sociales telles celle sur le temps de travail et celle sur la mise en place de comités d'entreprises européens... Mais le gouvernement travailliste de Tony Blair, à part des gestes forts de départ comme l'adhésion à la Charte de 1989 et à la Directive sur les comités d'entreprises européens, restera toujours également en retrait sur le social et mènera même une bataille continue contre une proposition de directive sur les droits des travailleurs à une information/consultation au niveau national 2.

Le Brexit : une profonde rupture

La campagne du Brexit et son résultat montrent des fractures importantes dans la population britannique. La première est sociologique : les milieux libéraux, économiques et intellectuels ont voté majoritairement contre le Brexit (à Londres, le vote contre a été de 59,9 % des voix) alors que dans les milieux ouvriers et ruraux le vote pour le Brexit l'a largement emporté avec les craintes provoquées par l'immigration, la mondialisation et le sentiment de perte de souveraineté face à Bruxelles. Cette situation a été une source de problèmes pour le Parti travailliste dans son positionnement pour ou contre le Brexit, mais aussi maintenant pour la gestion de la sortie de l'UE.
La seconde est générationnelle : les plus anciens sont les plus nostalgiques de « l'Empire britannique » et de la force du Commonwealth. Plus de 66 % des plus de 55 ans ont voté pour la sortie de l'Union européenne. À l'inverse, les nouvelles générations ont intégré cette notion européenne, ses capacités de mobilités universitaires et de voyages intraeuropéens. Plus de 70 % des moins de 25 ans ont voté pour rester dans l'Union.

La troisième est territoriale et ce n'est pas la moins importante : si le vote final a été 51,9 % des voix pour le Brexit, il faut noter que 62 % des Écossais ont voté pour rester dans l'UE. En fonction de l'accord ou de non-accord de sortie de l'UE, les velléités d'indépendance vont certainement resurgir. Pire encore avec le cas de l'Irlande du Nord où 55,8 % des citoyens ont voté pour rester dans l'Union. C'est LE sujet, peut-être le plus difficile dans l'accord entre l'UE et le Royaume-Uni. Toute réintroduction de barrières « physiques » entre la République irlandaise et l'Irlande du Nord risque fort de relancer les tensions communautaires entre catholiques et protestants. Mais dans le même temps, la Première ministre britannique est prisonnière de son accord avec les dix députés unionistes nord-irlandais qui lui assurent sa majorité au Parlement et qui ne veulent pas entendre parler « d'unité » économique, séparée de la Grande-Bretagne, entre les deux partis de l'Irlande qui marquerait, de fait, la réunification de l'île...

Comment être à la fois dedans et dehors : le dilemme britannique

Le rêve des Britanniques du Brexit est de pouvoir bénéficier de tous les avantages du marché intérieur sans en avoir les obligations de normalisation et de solidarité. C'est la quadrature du cercle ! La Grande-Bretagne a toujours eu une conception européenne limitée au libre-échange refusant ou limitant tout pouvoir supranational européen et surtout toute vision fédéraliste de l'Europe. Quelles peuvent être les solutions de sortie ? Mais regardons d'abord le calendrier des mois qui viennent, qui est déterminant.


Après le référendum du 23 juin 2016, la Grande-Bretagne a activé le 29 mars 2017 le fameux article 50 introduit en... 2009 dans le Traité de Lisbonne 3. Cet article prévoit un mécanisme de retrait volontaire et unilatéral d'un pays de l'Union européenne. L'activation de cet article 50 entraine donc une sortie de l'UE en mars 2019.

Le rêve des Brexiters est de pouvoir profiter du marché intérieur sans avoir les obligations de normalisation et de solidarité.

Dans une première phase, l'UE et la Grande-Bretagne doivent conclure un accord sur les conditions de sortie de la Grande-Bretagne de l'Union (facture des engagements financiers souscrits – environ 40 milliards d'euros – statuts des citoyens britanniques dans l'UE et des citoyens européens en G-B, « frontières » entre l'UE et le R-U avec le cas particulier de l'Irlande...). Attention, ce premier accord est préalable à la négociation d'un deuxième accord sur les relations futures, en particulier économiques, entre l'UE et la Grande-Bretagne. Cela ne veut pas dire que des travaux ne sont pas déjà en cours en parallèle sur les éléments du deuxième accord mais il ne peut pas exister avant le premier accord. Les négociateurs britanniques voudraient d'ailleurs conclure les deux accords en même temps avec un chantage déjà exprimé par le nouveau ministre du Brexit qui menace de ne pas payer la dette de la Grande-Bretagne s'il n'y a pas d'accord conjoint entre les modalités de sortie et les relations économiques futures. Chantage inacceptable pour l'UE. Là où il y a urgence, c'est que le premier accord doit être conclu avant la fin de l'année 2018 pour pouvoir procéder aux consultations en Grande-Bretagne et dans les pays de l'UE sur le résultat des négociations... S'il y a accord sur les conditions de sortie de l'UE alors, le 29 mars 2019, commencera une période de transition, demandée par la Grande-Bretagne 4, qui durera un an.

Durant cette période, la Grande-Bretagne reste sous l'autorité des directives et règlements communautaires, y compris ceux adoptés durant cette période de transition, ainsi que des accords conclus par l'UE, et reste sous l'autorité de la Cour de Justice européenne. Elle ne participe ni aux négociations ni aux votes mais elle doit contribuer au budget communautaire... Cette période doit permettre la négociation d'un accord sur les relations commerciales futures entre le R-U et l'UE.

N'oublions pas qu'en 2019 il y aura des élections européennes (23/26 mai) et un renouvellement de la Commission dont le Royaume-Uni sera exclu 5. Si aucun accord n'intervenait au 29 mars 2019, le Royaume-Uni deviendrait automatiquement un pays tiers et cela serait un grand saut dans le vide... Cette hypothèse catastrophe n'est plus invraisemblable...


Si un premier accord est conclu, la nouvelle échéance est donc le 29 mars 2020 à la fin de la période de transition. Avec ou sans accord « commercial », le Royaume-Uni devient alors automatiquement un pays tiers. Pendant cette période de transition, le Royaume-Uni pourra commencer à négocier avec d'autres pays tiers 6 pour ses relations commerciales mais des accords bilatéraux ne pourraient entrer en vigueur qu'après la fin de la période de transition.

Quelles solutions possibles ?

Trois hypothèses sont possibles : la « Norvégienne », la « Canadienne » et le non-accord.

La « Norvégienne » c'est l'accord pour un Espace économique européen (EEE) conclu entre les pays de l'Association européenne de libre-échange (AELE) 7 et les pays de l'UE : libre accès au marché européen mais obligation de respecter les règles de l'UE et respect de la libre circulation (pas de participation à la politique agricole ni à la politique européenne de pêche), mais aucune part aux décisions communautaires, participation à des budgets communautaires... Cela serait la solution idéale pour les milieux d'affaires et les syndicats britanniques. C'est ce qui serait aussi la meilleure solution pour l'UE. Mais c'est une hypothèse inimaginable pour le gouvernement conservateur de Theresa May.

La « Canadienne », c'est un simple accord commercial sans obligation et sans droit avec une limitation de l'immigration. Cette hypothèse est celle a minima pour le Royaume-Uni qui souhaite quand même plus d'intégration économique et avoir son mot à dire...

Le « non-accord », le Royaume-Uni se retrouve comme un pays tiers avec lequel il va falloir négocier des accords bilatéraux pendant des années sur chaque sujet. Les conséquences seraient certainement dramatiques tant pour les Britanniques et en particulier les travailleurs que pour l'UE politiquement.

Réintroduire des frontières c'est réintroduire des contrôles aux frontières sur tous les mouvements de biens et de personnes (douaniers, phytosanitaires et sanitaires) avec la réintroduction pour les entreprises britanniques de formulaires administratifs et les encombrements qui seront provoqués au niveau des transports routiers, maritimes, aériens et ferroviaires par tous ces contrôles.

Si on vérifie rapidement les conséquences sociales que la Confédération syndicale britannique craint le plus, il y a bien sûr la remise en cause possible des acquis sociaux de l'UE comme les directives Temps de travail, sur l'information/consultation des travailleurs, le congé maternité, la régulation du travail à temps partiel, à durée déterminée et temporaire, les normes de santé et sécurité au travail... par les ultralibéraux conservateurs qui rêvent de faire du Royaume-Uni une plateforme de dumping social et un paradis fiscal face à l'UE.

Les syndicats britanniques (TUC) mais aussi beaucoup de secteurs économiques craignent des difficultés pour des secteurs comme l'automobile, les secteurs financiers (des banques ont déjà commencé à déplacer des sièges dans l'UE et en particulier à Paris pour continuer à opérer sur le territoire de l'UE), l'agriculture, la santé... Les craintes sur le statut des travailleurs européens au Royaume-Uni 8 et la baisse de la Livre sterling créent déjà des pénuries de main-d'œuvre dans les secteurs agricole, de la restauration et de l'aide à la personne. Dans le secteur de la santé, déjà en crise, plus de 200.000 citoyens de l'UE travaillent au Royaume-Uni. Cela représente 10 % des médecins et 7 % des infirmières qui commencent déjà à repartir vers leurs pays ou n'assurent plus la relève.

Conclusion

La négociation est une véritable partie de poker. Le gouvernement britannique, politiquement fragile, peut tomber même si Theresa May réussit encore à tenir une faible majorité avec l'appoint de quelques parlementaires travaillistes pro-Brexit mais des parlementaires conservateurs pro-européens qui demandent plus de contrôle sur la négociation et le vote sur le résultat d'un accord. Les hard Brexiters comme Boris Johnson, ancien ministre des Affaires étrangères, et le ministre du Brexit David Davis, qui ont démissionné pour protester contre la « mollesse » de Theresa May face à l'UE, sont prêts à prendre la relève et le Parti travailliste est à l'affut en cas d'élections anticipées.

Pour le négociateur de l'Union, Michel Barnier, il n'y a pas de faiblesse possible car toute concession qui permettrait aux Britanniques de bénéficier du marché intérieur sans en respecter les règles de libre circulation des biens, services, capitaux et personnes mettrait en cause les fondements de l'Union car elle inciterait d'autres pays de l'UE à bénéficier des mêmes dérogations. #


 

1. Brexit: what a mess: Brexit : quelle pagaille !

2. Voir sur ce point J. LAPEYRE, Le dialogue social européen : histoire d’une innovation sociale (1985-2003), Bruxelles, édition ETUI, 2017, p.192.

3. Cet article 50 n’existait pas dans les Traités précédents de l’UE ! Et il n’existe pas de clause identique pour sortir de la zone Euro.

4. Cette période de transition a surtout été demandée par les milieux économiques britanniques et par les syndicats. Ils auraient même souhaité une période plus longue. Les employeurs et les milieux financiers s’inquiètent de l’accès aux marchés européens, de leur intégration dans les chaines de valeurs intraeuropéennes et de leur dépendance des fournisseurs. Les syndicats craignent en particulier une remise en cause de droits sociaux acquis avec l’UE et une crise industrielle avec des conséquences dramatiques sur l’emploi.

5. Conséquence de ces élections : suppression des 73 sièges britanniques et répartition de 27 de ces sièges entre 14 pays de l’UE sous-représentés au Parlement européen, plus de Commissaire européen, exclusion des ministres dans les différents Conseils, suppression des membres britanniques du Comité économique et social et du Comité des Régions...

6. Actuellement, le Royaume-Uni est engagé par 759 traités conclus par l’UE avec 168 pays !

7. Islande, Liechtenstein, Norvège et Suisse. 8. Il y a environ 1,6 million de travailleurs de pays de l’UE en Grande-Bretagne.

© Tiocfaidh ar la 1916


JEAN LAPEYRE : Ancien Secrétaire général adjoint de la CES