palais chigiLes résultats des élections générales en Italie du printemps dernier ont suscité beaucoup d’étonnement et d’inquiétude dans les pays européens. Comment un gouvernement xénophobe est-il arrivé à la tête d’un pays qui a connu et connaît de nombreuses vagues d’émigration depuis son unification ? Pourquoi un gouvernement anti-européen dans un des six pays fondateurs de l’UE ? Faut-il s’en étonner ? Y a-t-il de réelles raisons de s’inquiéter ? Éléments de réponse.

Pour essayer d’expliquer la situation italienne d’aujourd’hui on pourrait partir de la qualification manquée de la Squadra azzura 1 à la dernière Coupe du monde de foot. Cela fait désormais une bonne décennie que l’Italie – son équipe nationale et ses principales équipes de club – se trouve loin, en termes de résultats, de son blason historique. En cause : un désinvestissement progressif de la formation de jeunes joueurs ; la transformation des clubs en entreprises financières uniquement intéressées par des contrats de publicité et par les droits de retransmission des matchs ; la gestion de la fédération dépourvue de toute vision stratégique, et visant plutôt la protection des intérêts de quelques acteurs influents... On pourrait transposer cette métaphore à la structure économique du pays, et y retrouver la même absence de vision stratégique, la même tendance au gain à court terme basé sur la rente et sur l’exploitation de ressources primaires  en dehors de tout investissement sur le long terme. Et on pourrait continuer en pensant à la grande quantité de chercheuses et chercheurs, d’artistes, d’entrepreneurs et entrepreneuses qui trouvent à l’étranger, plutôt qu’en Italie, des conditions plus favorables au déploiement de leurs talents. On se souvient encore du discours du Premier ministre précédent (de « gauche »), Matteo Renzi, qui, afin d’encourager des investissements étrangers, n’avait trouvé de meilleur argument que de déclarer que les ingénieurs italiens sont les moins chers d’Europe.

Au risque de gâcher la surprise, on vous donne déjà la réponse aux questions initiales défendues par cet article : non, il ne faut pas trop s’étonner des résultats des dernières élections et oui, il faut s’inquiéter de ce que cela représente comme glissement démocratique, socioéconomique, politique. Toutefois, il faut remonter suffisamment en arrière dans le temps pour dégager des pistes de compréhension. Par exemple : qui a voté pour qui lors des dernières élections et celles des 30 dernières années ? L’analyse des flux électoraux montre qu’une partie substantielle des électeurs qui ont voté pour le Movimento Cinque Stelle (M5S – Mouvement cinq étoiles) avait voté pour le parti de « gauche » qui était au pouvoir au cours de la dernière législature, à savoir le Parti démocratique de Matteo Renzi. Celles et ceux qui ont encore voté pour ce parti de « gauche » sont en grande partie résidents dans les grandes villes (et dans les quartiers aisés de celles-ci), et appartiennent souvent à l’élite intellectuelle et, en partie, économique du pays. Le vote populaire et prolétaire a déserté la gauche traditionnelle depuis une trentaine d’années et s’est orienté progressivement vers l’autre parti actuellement au pouvoir, la Lega (anciennement Lega Nord – la Ligue du nord).

Qui gouverne l’Italie ?

Ces deux mouvements3– la Lega et le M5S – ont réussi à capter deux vagues successives d’insatisfaction populaire, et à fournir des référents crédibles qui ont pratiquement absorbé l’électorat traditionnel des partis de gauche (sans et avec guillemets). Les deux se réclament du dépassement de la distinction gauche-droite, qu’elles considèrent comme inactuelle et inutile, ce qui ne semble pas déranger les électrices et les électeurs. Le M5S porte un discours anti-caste (cette « classe politique qui n’a jamais travaillé »), anti-privilèges et qui érige au rang de valeur la non-compromission avec la gestion du pouvoir. Dans cette optique, les jeunes et les « citoyens qui travaillent » sont ceux qu’il entend représenter. L’efficacité est une autre des valeurs mises en avant par le M5S. À ce titre, les débats et les négociations sont considérés comme des pertes de temps. Certaines procédures démocratiques sont ainsi présentées par le mouvement M5S comme des privilèges à la faveur de certaines catégories de personnes qui en profitent pour protéger leurs propres intérêts. Ce type de discours – justicialiste – dérive et prolonge celui qui avait soutenu l’épisode Mani Pulite4 qui, par voie exclusivement judiciaire, s’était attaqué au système de corruption et à la gestion du pouvoir à des fins d’intérêts partisans par les partis politiques de l’époque.

La Lega, quant à elle, a toujours basé son identité politique sur le racisme, le particularisme local, la lutte contre un ennemi lointain. Au départ (dans les années 1980) et jusqu’au début des années 2010, le racisme de la Lega était orienté vers les Italiens du centre et du sud du pays. L’État national, le gouvernement et les institutions de Rome étaient considérés comme l’ennemi principal en tant qu’organisateur du transfert des richesses produites au nord vers le sud, ce dernier étant accusé de ne pas être aussi travailleur, productif, parcimonieux, vertueux et honnête. D’où les proclamations d’identités (très locales et régionales) à défendre, avec le fétiche de l’indépendance de la Padania 5. Ceci a eu un succès considérable, mais au prix d’un enracinement dans une partie limitée du pays. La grande intuition de Matteo Salvini, secrétaire général actuel de la Lega (mais aussi actuel ministre de l’Intérieur et Vice-premier ministre) a été de changer progressivement de cible, tout en maintenant la même recette (racisme, défense d’un particularisme local et identification d’un ennemi lointain). Il a soustrait aux mouvements et aux partis néofascistes le thème de l’invasion du pays par les migrants extraeuropéens et a transformé le parti en défenseur de l’identité et de l’intérêt de la nation. Avec désormais deux cibles : l’UE et les migrants en provenance du Sud.

Un pays divisé économiquement

Mais pourquoi les discours anti-caste, anti-migrant et anti-UE ont-ils autant d’attrait auprès des Italiennes et des Italiens ? La lectrice et le lecteur de Démocratie auront déjà remarqué que ces discours ne se basent pas sur des théories et des analyses politiques générales : ils ne font qu’identifier des boucs émissaires qui constituent des cibles faciles... Et pourtant, même en considérant le travail incessant et massif des médias italiens qui participent activement à la construction et à la légitimation de ces discours, une telle adhésion populaire nécessite d’autres explications. Aussi parce que ces discours ne sont pas nécessairement cohérents entre eux. D’autre part, il y a dans cette situation politique une certaine assonance avec des propos entendus dans d’autres pays européens, ce qui indiquerait que le problème n’est peut-être pas spécifique à l’Italie. L’explication (ou une partie de l’explication) doit se trouver à un autre niveau, et pour cela – au moins, en ce qui concerne l’Italie – il faut remonter un peu en arrière, disons à la moitié des années 1970. 

Matteo Salvini a transformé la Lega en défenseur de l'identité et de l'intérêt de la nation. Ses cibles : l'UE et les migrants.

L’Italie est non seulement un des pays fondateurs du projet d’Union européenne, elle est aussi aujourd’hui la quatrième économie de l’UE et la deuxième en termes de production industrielle, même si cela ne représente qu’un peu plus d’un tiers de la production allemande . Toutefois, cet écart avec l’Allemagne n’a fait que se creuser et s’aggraver au cours des 40 dernières années. Le pays est caractérisé par un déséquilibre structurel entre des zones (pour simplifier le nord et une partie du centre) où l’économie s’est développée sur les modalités des pays avancés (suivant le modèle fordiste-tayloriste) et d’autres qui ont été réduites à la fonction de production de main-d’œuvre à bas prix et de consommation des productions industrielles venant du nord. Les migrations internes (de main-d’œuvre à bas prix) ont permis un développement basé plutôt sur la réduction des coûts que sur l’augmentation des recettes : les produits à bas prix se sont écoulés sur les marchés internationaux plutôt que sur le marché interne, ce qui a permis d’avoir une redistribution de la richesse moins équitable que dans les autres pays européens, et notamment ceux qui gravitent autour de l’Allemagne.

Ils sont plus de 100.000 à quitter l'Italie chaque année à la recherche d'opportunités de plus en plus rares chez eux.

Les augmentations salariales moyennes dans les années 1950-1960 n’ont pas suivi les augmentations de la productivité, comme c’était plus ou moins le cas dans les autres pays capitalistes avancés. À cela, il faut ajouter que cette situation confortable pour les entrepreneurs italiens (coûts réduits et écoulement de la production à l’étranger) ainsi que l’intérêt (électoral) de la part des gouvernements de protéger les intérêts de catégories particulières ont fait que l’Italie n’a instauré les réformes sociales typiques des politiques redistributives keynésiennes (réforme fiscale, système de sécurité sociale, services publics) qu’au cours de la première moitié des années 1970. Ces réformes sont arrivées tard à la fois parce qu’elles ont été vite remises en question par le tournant néolibéral de la deuxième moitié des années 1970, et aussi parce qu’elles se sont faites sans les ressources (fiscales) que la très forte croissance des années 1950-1960 aurait permis de générer. De là vient, en grande partie, l’énorme dette publique du pays.

Appauvrissement de la classe moyenne

Les Italiennes et les Italiens ont connu en moyenne une amélioration de leurs conditions de vie depuis la fin des deux guerres mondiales, mais pas autant, ni aussi structurellement, que les citoyens des autres pays européens. Et, en plus, avec de fortes différences entre celles et ceux qui vivent dans les zones de développement économique et celles et ceux qui en sont éloignés. La scolarisation de masse, l’accès généralisé à la santé, ainsi qu’une trentaine d’années de plein emploi ont permis le développement de l’idée que la stabilité était à la portée des toutes celles et de tous ceux qui étaient disposé-e-s à travailler dur. Toutefois, la baisse de la profitabilité des investissements productifs d’une part et le haut niveau d’endettement public de l’autre ont provoqué des vagues d’austérité successives, dont la première eut lieu en 1975 et la dernière... est toujours en cours. Au final on n’aura eu que trois ou quatre générations qui auront bénéficié des effets des taux de croissance historiques.

Le réveil du rêve que tout le monde puisse accéder à la classe moyenne a été particulièrement dur à cause, d’une part, de la fragilité (ou de l’absence) de systèmes de sécurité sociale organisés (en Italie, on n’a jamais eu un équivalent des allocations de chômage ou de salaire minimum, par exemple) et, d’autre part, de la grande inégalité du développement territorial. La rareté du travail met les uns en concurrence avec les autres, l’insuffisance des filets de protection sociale oblige les personnes à se rabattre sur l’entraide intergénérationnelle et notamment sur la famille qui, en conséquence, s’appauvrit. Et, ce qui n’aide pas, cela se produit dans un contexte de politiques n’encourageant ni l’innovation ni l’investissement productif : la diminution inexorable de la production industrielle, le développement du secteur de la logistique (qui est à basse valeur ajoutée), l’exploitation pure et simple (sans investissements) des biens naturels et culturels. Non seulement les emplois sont de plus en plus précaires (en raison des réformes néolibérales), mais ils nécessitent des niveaux bas, voire inexistants, de compétences.

Face à ce type de tensions qui, on l’a vu, sont structurelles, quels types de réactions sont possibles ? L’option de la révolution sociale a été tentée au moins à deux reprises en Italie – en 1918-1920 et entre 1960 et 1980 – mais les idées de gauche ont pratiquement disparu de la scène politique italienne. Et puis, il y a l’option du bouc émissaire : au lieu d’identifier les responsables du déclin actuel ou de s’organiser pour produire des changements concrets ici et maintenant7, la tendance visible, qui s’exprime non seulement dans les choix électoraux, mais aussi dans des phénomènes néfastes (violences contre les migrants, contre les femmes, dans les écoles) est de s’en prendre à des cibles génériques. Et cela, bien plus pour donner libre cours à la frustration et à l’absence de perspective que comme solution à des problèmes réels. Enfin, une dernière option est la solution « individuelle » : plus de 100.000 Italiennes et Italiens (en grande partie jeunes et diplômés) décident chaque année depuis une quinzaine d’années de quitter leur pays à la recherche d’opportunités qui deviennent de plus en plus rares chez eux... #

 

 La fin des partis de classe


Mani Pulite a aussi accéléré la décomposition du système de partis italiens. En moins de dix ans tous les partis fondés sur une idée philosophique du XIX e-XX e siècle et sur une appartenance de classe ont éclaté, et des nouveaux partis sont apparus sur la scène. Des partis « légers », d'opinion, inter-classistes, dont l'électorat peut changer substantiellement d'une élection à l'autre. L'arrivée de Silvio Berlusconi sur la scène politique a amené le modèle du parti émanant du charisme du leader et soutenu par les techniques de marketing et les dispositifs de communication. La gauche a pris comme modèle le Parti démocrate aux États-Unis, afin de maintenir un air progressiste tout en abandonnant les propos réformistes sociaux-démocrates. La dernière vague – le M5S et la Lega version 2.0 – est populiste, basée sur l'opposition entre un nous (les « bons ») et un eux (les « méchants ») qui facilite l'identification avec le parti et la convergence électorale de couches fort différentes de la population. #

MARIO BUCCI : Chargé de mission au CIEP


 

1. Surnom de l’équipe nationale italienne de football.

2. Le patrimoine culturel et naturel, mais aussi les migrants arrivés en Italie et directement disponibles sur le marché du travail précaire (saisonniers...).

3. Les deux se revendiquent en tant que mouvement, pas comme des partis.

4. Mani Pulite fait référence à l’opération « main propre » qui s’est déroulée dans les années 90. Il s’agissait, pour la magistrature italienne, de lutter contre la corruption systémique qui touchait une partie du pouvoir politico-économique.

5. La Padania est la partie nord de l’Italie imaginée artificiellement par la Lega dans le but de créer une identité qui aille au-delà des particularismes locaux et régionaux du nord de l’Italie.

6. Données Eurostat pour 2016.

7. Ici, on généralise un peu trop : il existe de très nombreuses expériences locales de collectifs qui s’organisent et font des choses merveilleuses. La capacité d’initiative auto-organisée qui caractérise au moins une partie de la culture italienne est encore bien vivante. Mais elle manque, pour le moment, de capacité de rassemblement pour se transformer en mouvement de masse.

 

© Agenziami

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