avril photo article 2À l’heure où la « démocratie participative » est particulièrement évoquée, voire invoquée, comme une possible solution aux difficultés que rencontrent nos démocraties occidentales, force est de constater que l’on ne mentionne que rarement le rôle de la démocratie culturelle dans la nécessaire appropriation du politique par le citoyen. La démocratie culturelle met pourtant en œuvre des formes de participation nettement plus impliquantes et par là plus « politiques » que les dispositifs construits par les autorités publiques pour rapprocher le citoyen des enjeux publics et collectifs.


Défiance des citoyens à l’égard du politique, indifférence voire apathie, vote populiste, mais aussi déficits démocratiques... Nous n’avons pas l’espace dans cet article de poser clairement le cadre et les causes des pathologies actuelles de nos démocraties occidentales 1. Nous nous contenterons d’indiquer que, face à de tels constats, tout comme face à la complexification croissante des enjeux et au développement conséquent de formes d’expertocraties, des initiatives sont prises par différents types d’acteurs pour tenter de rapprocher le citoyen du politique, pour lui donner la parole sur les enjeux qui le concernent. Les autorités publiques d’abord, qui, redoutant la rupture entre gouvernants et gouvernés et comprenant en conséquence la nécessité d’inscrire la démocratie dans un contexte de proximité, développent toute une série de processus et dispositifs (du référendum au jury citoyen, du budget participatif aux contrats de quartiers...) afin d’associer les citoyens ordinaires à la formation des choix politiques.
Dans ce cadre, les citoyens, comme acteurs de première ligne, sont invités, individuellement, dans des espaces délibératifs 2, à faire entendre leurs préoccupations 3. C’est ce qui est aujourd’hui communément nommé « démocratie participative » dont les formes ont l’ambition de compléter la démocratie représentative par une démarche que nous pourrions décrire comme une « démocratisation de l’énoncé et de la décision », au sens de « rendre accessible ». Est-ce à dire que ce type de processus et dispositifs renforcent la participation réelle des publics, leur pouvoir de choix et d’action, leur pouvoir de transformation sociale ? Nous ne le pensons pas.

Une appropriation du politique


Lorsque l’on interroge la démocratie depuis l’enjeu de la « participation », la question qu’il s’agirait selon nous de se poser est la suivante : quels sont les pratiques et processus qui visent à soutenir l’action politique et démocratique des citoyens ? À la visée de gouvernance propre aux pratiques de démocratie participative telles que conçues et initiées par les autorités publiques, s’oppose ici une autre visée : une visée d’émancipation des citoyens et par-là même de possible transformation sociale. Il ne s’agit donc pas tant de mieux gérer les problèmes en écoutant les citoyens concernés ni de rendre le système représentatif plus interactif et plus responsif. Il s’agit plutôt, lorsque l’on cherche à convoquer la participation pour renforcer la démocratie, de s’interroger sur les expérimentations et les processus sociaux et culturels, participatifs, qui permettent une réelle appropriation, par les acteurs eux-mêmes, des enjeux sociaux et collectifs qui les concernent.
Quelles sont les conditions qui rendent possible une réelle appropriation du politique, « la vraie politique, la politique au plus haut sens du terme, celle des idées qui interrogent dans sa globalité le monde où l’on vit, et qui porte le désir d’en changer » 4 ? Quels sont les processus qui, du point de vue sociétal, accroissent réellement le pouvoir populaire dans l’espace de décision, et qui, du point de vue des acteurs-citoyens, renforcent leurs compétences à prendre leur destin en mains, non pas en répondant à l’injonction de la responsabilisation individuelle, mais en s’engageant dans des processus collectifs de critique et de transformation sociales ? Selon son étymologie, il ne peut y avoir de démocratie que si les citoyens se vivent acteurs de leur société. La citoyenneté renvoie ici à la souveraineté populaire et à l’autodétermination dans une communauté politique à construire, et non à une dimension normative inscrivant l’exercice du politique dans un cadre civique déjà défini et articulé aux valeurs de la société occidentale capitaliste. À l’heure où se vivent des formes de « dé-démocratisation » 5 et où les rapports de domination se sont transformés et renforcés sous l’effet des politiques néolibérales, il est urgent d’articuler solidement le social et le démocratique et de réfléchir la « participation » en termes de politiques d’émancipation 6. Cela passe par le fait de trouver des voies d’énonciation des souffrances et attentes sociales et de se lancer dans l’action... en quelque sorte à « se gouverner soi-même » 7.

« Il y a pour ambition de s’appuyer sur une conception plus participative de la culture, en lui donnant un rôle de production sociale. »



Interviennent alors, dans cette logique à finalité émancipatoire, d’autres types d’acteurs développant d’autres formes de « démocratie participative ». La démocratie associative bien sûr qui, tout en répondant aux insuffisances de la représentation, a « progressivement transformé l’État libéral en État social » 8 et au sein de laquelle s’inscrit la démocratie culturelle. Mais le focus peut également être mis sur de nombreux collectifs de mobilisation porteurs d’alternatives. Ces acteurs mettent en lumière des formes de participation bien différentes de celles auxquelles nous invitent les autorités publiques. Des formes qui, selon nous, contribuent à construire une réelle culture démocratique. Nous n’aborderons ici que quelques pistes, uniquement à partir de ce qui relève de la dynamique de démocratie culturelle.

Démocratie culturelle vs démocratisation de la culture


Le projet de démocratie culturelle et l’histoire de l’éducation permanente sont intimement liés à l’enjeu d’une participation sociale et politique permettant l’implication de tous les citoyens à la construction sociale, et notamment des « publics populaires ».
Si l’on fait un retour aux origines, autour de la contestation de mai 68, du développement de la dynamique portée par la démocratie culturelle, elle se construit précisément en rupture avec une autre logique : celle de démocratisation de la culture 9. Dans ce type de politique, l’essentiel était en effet de démocratiser « la » culture en rendant ses œuvres plus accessibles, en mettant par exemple en place des politiques de diffusion ou d’éducation, afin que toutes et tous puissent y accéder, et notamment les populations plus défavorisées. De nombreux points aveugles s’incarnent dans ce type de politique. La conception de la culture d’abord. Celle-ci semble toujours déjà établie comme un corpus d’œuvres auquel il s’agirait d’accéder, de s’intégrer, quitte à devoir se dépouiller de sa propre culture. Cette culture se concentre dans le monde de l’art (les Beaux-Arts) dont les médiums, tels les musées, théâtres, etc. doivent permettre au peuple de s’éduquer. La place du « peuple » ensuite. Celui-ci est censé rentrer dans les cases qu’un ordre établi a bien voulu lui ouvrir. Il reste un spectateur, voire un consommateur de productions culturelles. Notons tout de même que, suite à la vague contestataire de mai 68, la politique de démocratisation culturelle va elle-même évoluer. En effet, les politiques culturelles existantes vont être perçues comme une manière de légitimer l’ordre social et moral existant. Les œuvres sont créées par l’élite, le peuple se cantonne à les consommer. Après mai 68, la culture prendra un sens nettement plus critique, permettant justement une subversion des codes légitimes et l’expression dans l’espace commun d’œuvres qui émanent de groupes minoritaires dans la société 10.
Il reste qu’il n’y a dans ce type de politique de « démocratisation » (au sens de rendre un espace accessible) aucune volonté de remise en cause de l’ordre social et culturel existant, aucune prise en compte du fait que la conflictualité même du social peut être productrice de sens, aucune volonté d’amener les citoyens, quel que soit leur milieu social et culturel, à participer à la co-construction d’une culture vivante.

Changement social


Contre cette conception inhérente à la démocratisation de la culture, les acteurs de la démocratie culturelle ont non seulement eu pour ambition d’« assurer une reconnaissance des productions culturelles populaires ou minoritaires face à des standards culturels qui étaient considérés comme liés aux classes dominantes, contribuant ainsi à la reproduction des inégalités sociales » 11, mais aussi, plus fondamentalement, de s’appuyer sur une conception plus participative de la culture, en lui donnant un rôle de production sociale et, par là, un rôle fondamentalement démocratique.
Il s’agit en effet ici d’une conception de la culture éminemment dynamique, telle qu’on la retrouve chez des anthropologues comme Boas ou Malinowski. La culture vivante est ce lien indissociable par lequel se construit tout aussi bien l’individu que le social, cette forme d’interaction par laquelle l’homme ne s’autoréalise que par son inscription dans des modes de sociabilité. C’est également à un tel paradigme que se réfère Marcel Hicter, théoricien de la démocratie culturelle : « Il n’y a pas de culture extérieure à l’Homme, pas de matière culturelle à quoi il faut faire accéder le peuple (...), que l’on puisse lui contreplaquer. La culture n’est ni la connaissance, ni l’érudition ; la culture est une attitude, une volonté de dépassement personnel total, de son corps, de son cœur, de son esprit, en vue de comprendre sa situation dans le monde et d’infléchir son destin ; c’est la prise de conscience du besoin de s’exprimer et la maîtrise du ou des moyens de cette expression, c’est être l’Homme du terrain et non l’Homme des gradins, l’Homme du jeu et non l’Homme du spectacle » 12.
L’enjeu devient alors, dans cette perspective de démocratie culturelle, de voir comment soutenir les classes populaires dans leurs capacités d’expression et de participation non seulement à la société (comment exister politiquement dans une société où s’articulent des formes de domination et d’exclusion), mais également au changement social. En effet, dès le décret du 8 avril 1976, la visée d’émancipation sociale par la participation est inscrite au cœur des missions de l’éducation permanente. Ce décret confie aux associations du secteur des objectifs visant non pas la promotion individuelle, mais bien la promotion collective, dans une perspective de participation et de changement social 13.

Contre-pouvoir


Alors que la démocratie délibérative invite individuellement les citoyens ordinaires à se faire entendre dans le cadre déterminé par les institutions existantes, les processus d’éducation permanente propres à la démocratie culturelle partent des intérêts, vulnérabilités, attentes et désirs des acteurs de première ligne, dans cette société-ci avec les rapports de force et de pouvoir qui sont les siens. Ils ont pour but de construire avec les premiers concernés le cadre qui permettra collectivement une expression et un positionnement de ce vécu dans l’espace public et politique. Cette expression n’est pas seulement la mise à jour d’une nouvelle représentation sociale de tel ou tel enjeu, elle est aussi articulée à une visée de transformation portée par les acteurs concernés. En accompagnant ainsi l’expression de revendications démocratiques, la démocratie culturelle soutient tout à la fois la construction de subjectivations politiques mais également un partage plus égalitaire de la production sociale. Par là, elle ne promeut pas seulement une intégration critique des citoyens dans cette société-ci, mais elle convoque aussi des dynamiques de rupture, de résistance et de contre-pouvoir.
Si la démocratie est un régime juridique qui postule l’égalité des droits fondamentaux pour toutes et tous, elle exige dès lors un travail perpétuel de réflexivité critique et de mobilisation pour transformer les structures inégalitaires de nos sociétés. Sur ce point, la démocratie culturelle, bien plus que la démocratie participative au sens délibératif, joue un rôle fondamental : « Le sens de l’éducation populaire consiste à chercher (...) des voies originales de lutte contre les oppressions politiques, les exploitations économiques et les assujettissements identitaires qu’une culture dominante voudrait nous faire prendre pour un progrès ou une évolution inéluctable » 14. Les valeurs démocratiques ne s’inculquent pas. Il faut pouvoir les expérimenter et cela ne peut se faire qu’en étant partie prenante, en commun avec d’autres dans des processus de coproduction culturelle et sociale. #


Laurence BLESIN: Directrice de la FEC



1. Voir par exemple « Crise de la démocratie. Émanciper l’Europe du néolibéralisme », ContreTemps, 2016, n°31.
2. La philosophie politique sous-jacente se réfère explicitement à J. Rawls et à J. Habermas.
3. Voir notamment H. POURTOIS, J. PITSEYS, « La démocratie participative en question », La Revue Nouvelle, 2017, n°7, pp. 30-35. Pour une perspective critique, voir M. MAESSCHALCK, L. BLÉSIN, « Apprentissage social et participation locale », Cahiers philosophiques, 2009, n°119, pp. 45-60.
4. F. LORDON, « Ordonnances SNCF : l’occasion », https://blog.mondediplo.net/2018-03-20-Ordonnances-SNCF-l-occasion
5. Sur le plan politique, mais aussi en matière d’accès et de protection des droits fondamentaux, ainsi que des droits économiques et sociaux. Voir J. DE MUNCK, « La tentation libérale-populiste des Européens », Pour (la liberté), 2018.
6. U. PALHETA, « Vers l’autoritarisme ? Crise de la démocratie libérale et politique d’émancipation », ContreTemps, 2016, n°31.
7. J. ZASK, « Aspirations démocratiques », L’Huma, 2013.
8. J. DE MUNCK, « Comment renouveler le projet de démocratie culturelle ? », CriDIS, 2017, n°56, p. 9.
9. C. ROMAINVILLE, « Démocratie culturelle et démocratisation de la culture. Premier panorama de leurs usages dans la littérature francophone relative aux politiques culturelles », Repères, 2014, n°4-5, pp. 5-26.
10. C. ROMAINVILLE, op. cit., p. 12.
11. J.-L. GENARD, « Les politiques culturelles de la Communauté française de Belgique : fondement, enjeux et défis », C. AUDET, D. SAINT-PIERRE (dir.), Tendances et défis des politiques culturelles, Québec, Presses de l’Université de Laval, 2010, p. 184, cité par C. ROMAINVILLE, op. cit., p. 12.
12. M. HICTER, « Pour une démocratie culturelle », Bruxelles, 1980, p. 353. Cité par C. ROMAINVILLE, op. cit., p. 14.
13. J.-P. NOSSENT, « Le décret du 8 avril 1976 », A. PONCIN-LEGRAND, M. DEPREZ (dir.), L’éducation permanente en Belgique, Bruxelles, Les Cahiers du JEB, 1979, pp. 113-137.
14. J.-P. NOSSENT, « Revenir aux sources de l’éducation populaire », Politique, 2007, n°51 (https://revuepolitique.be/revenir-aux-sources-de-leducation-populaire/).

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