Cjuin article 1ontre toute attente, le gouvernement wallon a récemment fait marche arrière dans sa volonté d’équiper 80 % des ménages de compteurs communicants censés remplacer les compteurs traditionnels de gaz et d’électricité. Fustigés par de nombreuses associations, dont le MOC, ces compteurs comportent un risque social, environnemental et sociétal. Retour sur un revirement qui n’est peut-être que temporaire.



Il y a un an, nous faisions le point sur les enjeux liés au déploiement des compteurs électriques dits « intelligents » 1, que des projets de décret ou d’ordonnance se préparent désormais à encadrer dans les trois Régions du pays. Si la Flandre et la Région de Bruxelles-Capitale semblent se diriger vers un déploiement de grande ampleur, le gouvernement wallon vient d’adopter un projet de décret qui remet en cause sa proposition initiale d’équiper 80 % des ménages sur une durée de 15 ans. Au vu des débats publics et études d’impact inédits, il nous a semblé pertinent de refaire le point : quelle a été l’évolution politique en Wallonie ? Et comment comprendre le relatif « revirement » du gouvernement ? Les compteurs communicants ne sont-ils donc pas cette technologie inéluctable – en raison de l’arrêt de la fabrication des compteurs traditionnels – et indispensable à la transition énergétique qu’on nous a vendue ?

Comme nous le rappelions dans notre précédente analyse, voilà dix ans que la Commission européenne presse les États membres de déployer massivement les compteurs communicants. En 2012, les trois Régions du pays avaient pourtant dérogé à cette obligation européenne (qui imposait d’équiper 80 % des ménages à l’horizon 2020), sur base d’analyses coûts-bénéfices dont les résultats s’étaient avérés négatifs. Mais aujourd’hui, elles élaborent des propositions législatives qui organisent ce déploiement.

En Région wallonne, le ministre de l’Énergie a annoncé au Parlement, en janvier 2018, son intention de légiférer sur la question, en se fondant sur une étude de la CWaPE du 22 décembre 2017. L’un des principaux arguments avancés par le ministre était celui de l’arrêt de la fabrication des compteurs électromécaniques actuels. L’avant-projet de décret adopté le 11 janvier précisait que ce déploiement équiperait 80 % des ménages à l’horizon 2034 (c’est-à-dire sur une durée de 15 ans), en ciblant prioritairement les compteurs à budget (installés chez les ménages en difficulté de paiement et qui organisent le rationnement de leur accès à l’énergie). Suite à cette adoption, le Parlement a décidé d’organiser des auditions parlementaires, et le Conseil économique et social a été saisi par le gouvernement pour remettre un avis.



 L’étude de la CWaPE indique que ce sont bien les consommateurs qui supporteront tous
les coûts du déploiement des compteurs. 



Lors de la deuxième lecture, le 26 avril dernier, le gouvernement wallon a adopté un projet de décret qui, de manière assez surprenante au vu de ce qui semblait être une marche en avant forcée, revoit fortement à la baisse l’ampleur et la vitesse du déploiement : l’objectif de 80 % des ménages équipés sur une durée de 15 ans est supprimé. Un ciblage est désormais prévu sur les gros consommateurs (de plus de 6.000 kWh) et les « prosumers » 2, pour lesquels une obligation d’équipement de 80 % à l’horizon 2029 est insérée. Sont également identifiées comme cibles prioritaires les nouvelles constructions, les compteurs en fin de vie, les consommateurs qui en font la demande et enfin le segment des compteurs à budget. Par rapport à ce dernier, le projet de décret prévoit exclusivement l’équipement des clients déclarés en défaut de paiement (c’est-à-dire les nouveaux compteurs à budget placés), et non plus, comme prévu initialement, le remplacement et la mise au rebut de l’ensemble des compteurs à budget existants. Cette dernière perspective ne semble pas écartée pour autant. En effet, l’annonce de l’arrêt de production de ces compteurs et du support informatique nécessaire à l’horizon 2023 n’est pas démentie – et cela malgré qu’il soit problématique que les distributeurs wallons, suivis par le politique, acceptent un tel chantage de la part du fabricant belge de compteurs à budget, qui n’est autre que... l’un des principaux fournisseurs de compteurs communicants ! 3 La possibilité pour les gestionnaires de réseaux d’inclure dans leur plan de déploiement d’autres catégories d’utilisateurs, pour peu qu’ils justifient d’un impact positif sur la facture, demeure ainsi, à notre sens, une possible porte ouverte pour un remplacement massif des compteurs à budget par des compteurs communicants, auquel il conviendra d’être particulièrement attentif au vu des risques pour la précarité énergétique (voir ci-après).

Comment comprendre ce qui demeure cependant un relatif « revirement » wallon et qui constitue certainement, pour de nombreux acteurs de la société civile opposés à un déploiement massif, une belle victoire d’étape ?



Des coûts non évalués ?



L’absence d’évaluation sérieuse des coûts, de même que la réticence des gestionnaires de réseau (GRD) à se voir imposer un plafond de surcharge tarifaire tel que souhaité par le gouvernement, sont des éléments à même d’avoir pu déterminer l’évolution de la position wallonne. L’étude de la CWaPE, qui aurait dû, suivant la résolution du Parlement adoptée en 2016, constituer une actualisation par un acteur indépendant de l’analyse coûts-bénéfices réalisée en 2012, s’est en réalité bornée à collecter les estimations (business case) des principaux GRD (ORES et RESA). Il est en outre apparu, lors des auditions parlementaires, que la CWaPE avait préalablement demandé aux GRD que les résultats de leur business case apparaissent positifs au terme d’une durée de 30 ans 4. De quoi remettre en question le caractère indépendant de l’analyse de la CWaPE (mais aussi des GRD) ! Sur cette base, les conclusions de l’étude se sont avérées, comme on pouvait s’y attendre, largement imprécises. Elles se sont limitées à indiquer que, selon les estimations des distributeurs, le résultat au terme des 30 ans est « proche de l’équilibre » et qu’il s’agit de « résultats provisoires ». Ces résultats ne sont ainsi pas fiables ! Les débats au Parlement n’ont pas permis de lever le voile sur cet enjeu des coûts, voire même auraient révélé une intention de certains GRD de les dissimuler 5.



Une absence de bénéfices pour les consommateurs ?



Un autre élément qui a pu jouer concerne l’absence de bénéfices pour la grande majorité des consommateurs. L’étude de la CWaPE indique que ce sont bien les consommateurs qui supporteront, in fine, tous les coûts du déploiement. Il apparait cependant que, dans leur toute grande majorité, ils n’en profiteront pas. À l’inverse des distributeurs, des fournisseurs et bien sûr, des fabricants de compteurs. En France, où le déploiement du compteur Linky est en cours, la Cour des comptes a rendu un rapport dans lequel elle pointe du doigt le surcoût et l’absence de bénéfices du dispositif pour les ménages. Elle indique que « l’analyse bénéfices-coût au niveau de la distribution ne peut à elle seule justifier économiquement le projet » 6.

En Wallonie, l’analyse de la CwaPE de 2012 avait pointé que le seul segment de consommateurs « bénéficiaires » de la mesure était celui des 3 % de très gros consommateurs (plus de 20.000 kWh par an). Équiper les ménages qui consomment plus de 6.000 kWh, tel que prévu dans le projet de décret, pourrait ainsi encore constituer un ciblage trop large : par exemple, une famille nombreuse qui chauffe son eau chaude sanitaire à l’électricité pourrait déjà entrer dans cette catégorie. Or, il n’est pas certain qu’elle dispose de davantage de potentiel de flexibilité ou d’économie d’énergie qu’un ménage de taille plus réduite ayant une consommation moyenne de 3.500 kWh et qui, lui, ne se verra pas placer de compteur communicant.

Enfin, l’absence de résultats sérieux démontrant une baisse de la consommation d’énergie suite à l’installation d’un compteur communiquant, ou un réel potentiel de flexibilité chez la majorité des ménages, sont également des éléments à même de faire pencher la balance en faveur d’une plus grande prudence !



Un impact de la société civile organisée ?



Que ce soit au Parlement, à travers des auditions ou des avis écrits, au sein du Conseil économique et social, ou encore via la presse, de nombreux acteurs de la société civile se sont positionnés dans ce débat, exprimant à tout le moins des craintes et interrogations et au plus une franche opposition à un déploiement massif de ces compteurs. Évaluer l’impact de cette mobilisation sur le changement de position gouvernemental est difficile, mais elle a en tout cas le mérite d’avoir porté au cœur du débat public une série de risques et de questions non résolues, justifiant entièrement « l’urgence d’attendre » en la matière.

Lors de son audition au Parlement et dans une carte blanche publiée dans la presse quotidienne 7, le Réseau wallon pour l’accès durable à l’énergie (RWADé), composé notamment d’organisations syndicales, environnementales, de lutte contre la pauvreté et de défense des consommateurs, a ainsi appelé à sortir des compteurs à budget plutôt qu’à organiser leur remplacement par des compteurs communicants. Ces compteurs à budget ne sont en effet nullement indispensables pour gérer les situations de difficulté de paiement, comme le montre l’exemple de la Région de Bruxelles-Capitale, qui aborde cette question sans compteurs à budget, à moindre coût et de façon plus sociale et plus juste. Le compteur à budget constitue en réalité une généralisation du principe de la coupure : en premier lieu si le consommateur ne paie pas sa facture, après rappel et mise en demeure, même en cas de dettes minimes ou estimées, voire contestées ; en deuxième lieu, dès que le prépaiement est activé, chaque fois que le consommateur ne paie pas en temps et en heure. Et cela, été comme hiver. Cela concerne potentiellement chaque année plus de 100.000 ménages en défaut de paiement pour l’électricité. Si, demain, ce prépaiement (et la menace de coupure qui l’accompagne) était facilité par les compteurs communicants (qui permettent d’activer cette fonction à distance), on pourrait assister à une explosion du nombre de coupures et de la précarité énergétique en Wallonie.

Au sein du Conseil économique et social wallon (CESW), sollicité par le gouvernement pour remettre un avis sur l’avant-projet de décret, les deux syndicats (CSC et FGTB) et les organisations de consommateurs (RWADé et Test-Achats) ont rendu un avis critique sur les compteurs communicants, en rupture avec les autres membres du pôle plutôt favorables au déploiement tel qu’envisagé8. Ils y « réaffirment leur soutien à la transition énergétique et souhaitent qu’une réflexion globale soit engagée afin de déterminer les investissements les plus efficaces dans le cadre d’un budget wallon limité. Ils demandent un phasing out des compteurs à budget considérant que, parmi la palette d’outils nécessaires à la transition énergétique, les compteurs communicants sont une des mesures les moins efficaces tant d’un point de vue économique, que social et environnemental. » 9



 Si les menaces de coupure étaient facilitées par les compteurs communicants, on pourrait assister à une explosion de la précarité énergétique. 



Le représentant de l’Association pour la reconnaissance de l’électro-hypersensibilité (AREHS) a pour sa part montré l’enjeu de santé publique que représente la diminution drastique des pollutions électromagnétiques. Or, ces compteurs en sont une source supplémentaire. Au-delà de mesures de protection des personnes électrosensibles (telles que prévues dans les versions successives du projet législatif wallon), le représentant de l’AREHS a plaidé pour une protection de l’ensemble des consommateurs et en conséquence, un non-déploiement des compteurs communicants.

Enfin, lors de son audition au Parlement, le représentant du Groupe de réflexion et d’action pour une politique écologique (GRAPPE) a interpellé les députés en ces termes : « Mesdames et Messieurs les Députés, en disant ‘non’ aux compteurs communicants, vous ménagerez le portefeuille de vos concitoyens. Vous les mettrez à l’abri d’un très probable risque sanitaire et d’une augmentation des atteintes à la vie privée. Vous limiterez l’impact de la Wallonie sur le climat, vous limiterez la ponction des ressources non renouvelables, les métaux rares en particulier. En un mot, vous rendrez service à vos concitoyens et aux générations futures ».

Au vu de ces éléments, on peut légitimement se demander si l’évolution de la position wallonne résulte, comme l’avance le ministre de l’Énergie, de son voyage d’études en Suède (où le déploiement des compteurs communicants est quasi totalement réalisé) ou plutôt des débats publics dont les conclusions auraient risqué de le conduire à un désaveu de son décret par le Parlement. En tous les cas, cette décision de réduire la voilure témoigne que c’était effectivement un choix possible, dévoilant ainsi l’ineptie de l’argument d’une inéluctabilité technologique (l’arrêt de fabrication des compteurs traditionnels) comme justification d’un déploiement massif. Elle évite également aux autorités publiques de s’inscrire dans une logique de gaspillage qui programme la mise au rebut de compteurs en état de fonctionnement, à mille lieues d’un souci écologique et même social (au vu des pertes nettes d’emploi à moyen terme au sein des GRD 10). Cependant, tout n’est pas gagné. Le Parlement reste souverain pour modifier encore certains éléments du dossier. De plus, si le fait d’éviter un déploiement généralisé à moyen terme constitue sans conteste une victoire pour la majorité des acteurs de la société civile qui y était opposée, il s’agit bien d’une victoire d’étape car cette perspective n’est pas écartée à plus long terme ; et avec elle, l’ensemble des risques sociaux, environnementaux et sociétaux qui ont été pointés. #

(*) Chargée de projet à la FTU

1. Voir : A. Trigalet, « Compteurs intelligents : un nouvel outil de pouvoir sur autrui ? », Démocratie, mai 2017. Pour rappel, le compteur communicant est un compteur de consommation (électrique ou de gaz) qui permet la réalisation à distance d’une série d’opérations (lecture des données de consommation ; ouverture, fermeture et limitation de puissance du compteur ; activation du prépaiement...) ainsi que l’introduction de systèmes de tarification plus complexes qu’actuellement. Couplés à de la domotique, ils peuvent alors déplacer le moment de mise en marche de certains appareils ; c’est ce qu’on appelle le « contrôle automatique des charges ».

2. Il s’agit des « consommateurs-producteurs », principalement les propriétaires de panneaux photovoltaïques.

3. Voir à cet égard l’analyse d’A. LISMOND, « Compteurs intelligents, Wallons pigeons ? », Ensemble !, avril 2018, n°96.

4. Id.

5. Id.

6. Les compteurs Linky : tirer pour les consommateurs tous les bénéfices d’un investissement couteux, 2018, Cour des comptes. Disponible sur www.ccomptes.fr/sites/default/files/2018-01/07-compteurs-communicants-Linky-Tome-1.pdf

7. « Compteurs communicants : un déploiement massif serait inutile, couteux et dangereux », Le Soir, 4 avril 2018.

8. Le pôle est pour le reste composé principalement d’acteurs économiques (fédérations patronales, producteurs, etc.), dont certains ont un intérêt direct au déploiement des compteurs communicants (GRD et fournisseurs).

9. « Avis du CESW sur l’avant-projet de décret modifiant le décret du 12 avril 2001 relatif à l’organisation du marché régional de l’électricité en vue du déploiement des compteurs intelligents et de la flexibilité », 23 mars 2018, www.cesw.be/uploads//Conseils/Avis/ENERGIE.18.2.AV_du_23.03_(APD_Compteurs_intelligents).pdf

10. F. KLOPFERT et G. WALLENBORN, « Les ‘compteurs intelligents’ sont-ils conçus pour économiser l’énergie ? », Terminal, 2011, n°106-107, https://blog.mondediplo.net/IMG/pdf/Klopfert-Wallerborn-T106-107.pdf