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Le mouvement de Mai 68 fête ses 50 ans. Si l’histoire retient principalement les événements parisiens, ceux-ci ont résonné jusqu’en Belgique. Qu’en reste-t-il ? Martine Collin, chanteuse du Groupe d’action musicale et témoin privilégiée de l’après-Mai 68 nous livre son ressenti. De ses observations des luttes sociales d’aujourd’hui aux possibilités de revoir apparaître un tel mouvement.

Comment avez-vous vécu Mai 68 ?

Je n’ai pas vécu les événements directement, car j’étais en 5e secondaire. J’avais cependant rencontré des étudiants de l’ULB qui occupaient leur campus. J’ai suivi cela principalement sur la radio Europe n°1 qui relayait en direct les événements de Paris. Ceci dit, je pense que la véritable onde de choc n’est arrivée en Belgique qu’à partir des années 70.

Vous avez rejoint le Groupe d’action musicale, le GAM, en 1975. Quel était son objectif ?

L’idée, c’est la musique et la chanson au service de la lutte. Au début, la vieille garde des militants trouvait cela bizarre. Avec ce côté festif, ils avaient peur de ne pas être pris au sérieux. Nous prenions part aux manifestations, soutenions les grévistes et les occupations d’usine tant en Flandre qu’en Wallonie 1. Nous avons aussi pris part aux combats féministes, notamment pour la dépénalisation de l’avortement. Nous dénoncions également les totalitarismes que sont le fascisme et le stalinisme. 

Qu’en est-il du GAM aujourd’hui ?

Il est à Notre-Dame-des-Landes ! Notre chanson « Allez les gars » 2, y a été reprise par les zadistes. Sinon, nous luttons encore aujourd’hui, contre le nucléaire, notamment contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure, en France. 

Quels sont, pour vous, les succès de Mai 68 encore perceptibles aujourd’hui ?

Le mouvement et l’après-Mai 68 ont entraîné une certaine libération des mœurs. Celle-ci est encore inachevée, ambiguë et surtout toujours fragile. Également l’idée, menacée de nos jours, que l’autorité ne doit pas être confondue avec l’autoritarisme et qu’il y a une autre manière de faire respecter la loi que la manière forte. Par exemple dans les écoles : je suis une farouche partisane de la pédagogie institutionnelle inspirée par Freinet pour laquelle l’éducation est recentrée sur le groupe classe et où le professeur devient un garant des règles et non leur maître. Personnellement, je ne vois pas d’autres moyens pour rénover l’éducation, qui nécessite une autorité légitime.

Et qu’en est-il des défaites ?

À partir des années 80, nos défaites idéologiques se sont succédé. On ne s’attendait pas à ce que nos idéaux d’autonomie et d’autogestion soient complètement récupérés par le capitalisme et le néolibéralisme. Ils les ont transformés en une nouvelle méthode de management : avec de moins en moins de moyens, on est obligé de produire de plus en plus. « Active-toi, c’est ton problème » semble être le nouvel esprit du capitalisme. Nos revendications culturelles, de vivre autrement et de différence se sont également transformées en revendications identitaires.

Pensez-vous que nous sommes plus individualistes aujourd’hui ?

Il est certain que nous manquons de mouvements fédérateurs. Beaucoup ont incorporé le message qu’on ne peut plus compter que sur soi-même. C’est le résultat du rouleau compresseur néolibéral. Ajoutez à cela les émissions télé qui proposent de la compétition du matin au soir. Le dernier exemple d’un individualisme contraint se trouve dans le refus par les autorités des projets collectifs de Notre-Dame-des-Landes, sous prétexte que seuls des projets individuels seraient compatibles avec le soi-disant état de droit ! Ne sous-estimons cependant pas cette minorité qui désire vivre autrement, en vivant en colocation ou en partageant ses terres. Le désir de libres collectifs est toujours présent. Ce désir-là n’est pas incompatible avec une forme ouverte d’individualisme.

En quoi la lutte féministe est-elle un héritage de Mai 68 ?

Tout simplement parce que, selon moi, sans ce climat contestataire, les femmes n’auraient peut-être pas eu la force, l’envie et le courage d’affronter le système patriarcal qui est présent depuis la nuit des temps, y compris chez les militants. Pour agir, il faut que le combat soit pensable et que le résultat devienne un imaginaire accessible. C’est l’une des plus grandes difficultés actuelles. Voilà pourquoi la lutte sur le site de Notre-Dame-des-Landes est si importante. Après 30 ans à entendre se répéter le slogan « there is no alternative », nous retrouvons une puissance d’agir pour tenter de vivre autrement.

Qu’elle a été la plus grande faiblesse du mouvement soixante-huitard ?

On s’attaquait à des institutions qui semblaient très solides, comme l’Église, la police, l’État, l’école... Nous avons peut-être sous-estimé l’importance du côté protecteur de l’institution. Nous nous battions contre son aspect répressif et écrasant. Nous voyons bien aujourd’hui que des services vraiment publics sont plus nécessaires que jamais pour des vies décentes pour tous et toutes.

 Aujourd’hui, nos luttes sont devenues plus défensives. Pour avancer et pour gagner, il faut qu’il y ait une convergence des luttes. 

 

Les luttes sociales d’aujourd’hui sont-elles différentes ?

Totalement, au vu du renversement des rapports de force. Ce sont maintenant les patrons et les riches qui gagnent. Ce qui nous menace, c’est leur sécession : ils ne veulent plus contribuer, ils veulent des baisses d’impôts... Nos luttes, aujourd’hui, sont devenues plus défensives. On essaye de sauver les meubles, car on veut nous arracher nos acquis, démanteler la sécurité sociale... Pour avancer et pour gagner, il faut qu’il y ait une convergence des luttes.

Y croyez-vous à cette convergence des luttes ?

C’est difficile à dire. Un des problèmes importants, c’est qu’il n’y a pas de figures alternatives capables d’organiser un minimum cette transversalité. On sent tout de même des frémissements, qu’une partie de l’opinion commence à s’y sensibiliser. Par exemple, la cagnotte de soutien aux cheminots grévistes de la SNCF a dépassé les 800.000 euros et est l’initiative d’universitaires, d’écrivains, de philosophes... S’il y avait une convergence entre les mouvements sociaux plus classiques comme les syndicats et toutes ces mouvances altermondialistes, écologistes, etc., cela pourrait devenir relativement puissant.

Et qu’est-ce qui bloque, selon vous ?

Il faudrait que les syndicats évoluent vers une plus grande ouverture aux autres combats. Certains le font, d’autres pas. Mais il faut aussi que le mouvement altermondialiste se soucie d’une écologie du quotidien attentive aux plus fragiles. Avoir un potager partagé à Bruxelles est déjà une forme de révolte dans le sens où on retrouve une certaine puissance sur notre vie. Le sentiment d’impuissance est très dangereux. Pour le moment, j’ai plutôt l’impression que le conducteur est la colère. Celle-ci peut-elle se tourner vers l’affirmation d’alternatives positives ou va-t-elle échouer, se transformer en ressentiment et grossir les mouvements populistes ? Je ne sais pas.

En 68 et après, n’était-ce pas de la colère qui initiait les luttes ?

Elle était présente. Mais il y avait aussi quelque chose de joyeux. On était persuadé que l’histoire jouait pour nous, on sentait le progressisme. Les retours en arrière semblaient impossibles. Aujourd’hui, quand on observe la recrudescence des propos racistes, antisémites et patriarcaux, c’est inquiétant...

Pensez-vous qu’un mouvement comme Mai 68 pourrait réapparaître ?

Oui et non. Non, car le contexte a changé, les rapports de force nous sont défavorables, et les enjeux sont devenus encore plus mondiaux. Il faudrait un mouvement qui ait un ancrage dans le quotidien des gens et qui soit en même temps capable d’affronter les grosses entreprises multinationales. Et oui, parce qu’on ne sait jamais quand une colère va coaguler ou pas, quand des espérances vont prendre chair, quand des leaders, hommes et femmes rassembleurs, vont se révéler. #

Propos recueillis par Léopold DARCHEVILLE


 

1. Le GAM créait des chansons avec les gens en lutte. La vente des disques alimentait les caisses, tout en faisant connaître leurs combats.

2. Le refrain de la chanson « Allez les gars », écrite par Michel Gilbert s’adresse aux policiers: « Combien on vous paye pour faire ça ? ». D’autres chansons sont audibles sur le blog du GAM (www.legroupegam.be), dont le dernier morceau de Michel Gilbert qui dénonce les ravages du mythe de la main invisible.

 

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