interview1NBLes vives tensions autour du dossier catalan ont fait réapparaître au premier plan la question de l’indépendance de la Flandre. De quoi s’interroger sur la stratégie actuelle des nationalistes flamands à l’heure où la N-VA n’a jamais eu autant de pouvoir dans l’État belge... mais où le nombre de Flamands qui souhaitent l’indépendance de leur région semble historiquement bas. Éléments de réponse avec Dave Sinardet, professeur de sciences politiques à la VUB et spécialiste du nationalisme.


Quelle influence a eu l’épisode catalan sur les nationalistes flamands ?

La Catalogne crée parfois un peu de jalousie et de frustration chez les nationalistes flamands. Ce n’est quand même pas anodin que la manifestation nationaliste qui a eu le plus de succès depuis des décennies à Bruxelles soit celle organisée, en décembre dernier, par les Catalans ! Geert Bourgeois, le président du gouvernement flamand, a d’ailleurs affirmé qu’il trouvait fort dommage qu’en Flandre, les gens n’aient pas une identité aussi forte qu’en Catalogne.

Le dossier catalan a eu pour effet de faire revenir la question de l’indépendance dans le débat européen. Et, pour la N-VA, il est important que ce droit à l’indépendance soit davantage reconnu. Car, si la N-VA a délaissé le séparatisme pour des raisons stratégiques, elle rêve toujours d’une Flandre indépendante, ou en tout cas plus autonome, sur le long terme. Il est donc important pour eux de faire évoluer le débat sur le sujet.

Autre élément : un dilemme s’est posé pour la N-VA. D’un côté, le parti de Bart De Wever est solidaire des Catalans – il y a toujours eu une tradition de coopération et de solidarité avec les nationalistes dans d’autres pays. De l’autre, au sein du gouvernement fédéral auquel il participe, il est assez isolé sur cette question. Il y a donc eu un véritable jeu d’équilibriste pour ne pas embarrasser Charles Michel auprès de son homologue espagnol Mariano Rajoy.


 Les soutiens à la Catalogne auraient-ils pu engendrer une crise gouvernementale ?

La N-VA a mis au frigo ses propres demandes nationalistes flamandes. C’était pour pouvoir entrer au gouvernement fédéral, mais aussi parce qu’elle sait que la plupart des Flamands ne soutiennent pas ces demandes ou ne les trouvent pas prioritaires. Il aurait donc été très bizarre de faire tomber ce même gouvernement pour des demandes indépendantistes catalanes... dont les Flamands se soucient encore moins que de leurs propres velléités nationalistes.



L’indépendance totale de la Flandre est-elle encore un objectif réaliste ?

Non, je ne crois pas. L’État flamand indépendant est toujours inscrit dans les statuts de la N-VA. Mais celle-ci sait que cette position n’est pas suivie par la majorité des Flamands. Les derniers chiffres, qui datent de 2014, montrent qu’il n’y a que 5 % de séparatistes en Flandre ! Dans le passé, le chiffre qui paraissait dans les études scientifiques se situait aux alentours de 10 %. Revendiquer clairement l’indépendance n’est donc pas une bonne idée si on souhaite rester le premier parti de Flandre. La N-VA l’a compris depuis longtemps. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle a commencé à parler de confédéralisme. L’avantage de ce mot, c’est que personne ne savait exactement ce qu’il signifiait. Et qu’il sonne beaucoup moins dangereux ou révolutionnaire que le séparatisme.

D’ailleurs, ce mot a été utilisé à tort et à travers par différents partis dans le débat politique ces dernières années. Parfois pour des raisons de communication et de marketing, avec des significations diverses. C’est irritant, car, en faisant cela, on ne peut mener un débat sérieux.



Le confédéralisme voulu par la N-VA est-il envisageable ?

La N-VA a fait un congrès en 2014 où elle a détaillé ce que signifiait, pour elle, le confédéralisme. Dans la pratique, c’est un séparatisme qui ne dit pas son nom parce qu’il ne reste presque plus rien de l’État belge. Mais le jour même de ce congrès, Bart De Wever insistait déjà sur le rôle important laissé à l’État belge et affirmait qu’il voulait seulement se débarrasser des problèmes communautaires. Il savait qu’il ne fallait pas être trop radical sur la question envers l’opinion publique flamande.

Dans ce projet, notamment les propositions pour Bruxelles ne sont pas réalistes. Elles partent toujours avec l’idée d’une cogestion de la capitale. Mais celle-ci n’est plus vraiment suivie par les autres partis, de part et d’autre de la frontière linguistique. Peut-être un tout petit peu encore par le CD&V. Or, si on ne trouve pas de solution pour Bruxelles, cela reste assez difficile d’aller dans un scénario d’une très grande autonomie flamande. Sauf si on accepte la logique de trois ou quatre régions...



Pensez-vous que les Flamands puissent un jour abandonner Bruxelles ?

Historiquement, il y a cette position qui est celle que la Flandre ne lâche pas Bruxelles : « Vlaanderen laat Brussel niet los ». C’était la position officielle des nationalistes flamands, et des partis du Nord en général. L’idée est que Bruxelles fait partie de la Flandre. C’est d’ailleurs pour cela qu’on a fait en sorte que Bruxelles devienne la capitale de la Communauté flamande.

Entre temps, il y a eu des évolutions. Une partie des nationalistes flamands a commencé à percevoir le problème. Certains ont commencé à affirmer, vers la fin des années 90, début 2000, qu’il fallait être pragmatique et qu’il serait mieux de laisser tomber Bruxelles, même si ça fait mal. D’autres vont encore plus loin. Les plus radicaux avancent que, même dans le cas où une Flandre indépendante avec Bruxelles était possible, il serait mieux de ne pas opter pour ce scénario. Car ils estiment que la ville compte beaucoup d’immigration, beaucoup de francophones et que les Flamands qui y vivent ne votent pas à droite. En résumé, que Bruxelles ne correspond pas à leur ADN. Mais certains restent sur l’ancienne ligne.



Et qu’en pensent les autres partis ?

Le « Vlaanderen laat Brussel niet los » n’est plus aussi affirmé que par le passé. Ils sont bien conscients que l’idée de Bruxelles qui ne serait qu’une simple conjugaison des deux grandes communautés en Belgique, ce n’est plus tenable au vu des évolutions sociodémographiques. Une identité bruxelloise fait surface. Les libéraux, les socialistes et les verts flamands ont tendance à être sur une ligne similaire que les partis francophones, à savoir Bruxelles comme région à part entière. Le CD&V est quant à lui un peu entre les deux. On l’a encore vu, il y a quelques années, avec la réforme des allocations familiales où ils plaidaient pour octroyer la compétence aux communautés et non aux régions. Ce qui impliquerait deux systèmes différents à Bruxelles.



Le peu de popularité pour l’indépendance de la Flandre a-t-elle poussé la N-VA à investir le gouvernement fédéral ?

C’est l’une des raisons importantes qui explique les choix que la N-VA a pris ces dernières années. La N-VA a quitté les discours et les argumentaires nationalistes classiques – c’est-à-dire qu’il y a une identité flamande, un peuple flamand, etc. – qui légitiment l’autonomie voire l’indépendance, car elle sait qu’ils séduisent peu de Flamands.

Avec Bart De Wever, le discours de son parti a évolué : si l’autonomie est importante, c’est surtout parce que les Flamands ont une vision autre que celle des francophones et notamment des choix politiques plus à droite. Il a donc axé son discours sur les questions socioéconomiques, l’immigration, la sécurité, etc. Des thèmes sur lesquelles les Flamands veulent, selon lui, une politique plus à droite, ce qui n’est pas possible quand le PS est présent dans le gouvernement fédéral. Ce discours-là attire plus d’électeurs flamands que le discours nationaliste classique. Mais il crée également des attentes. Et quand est donc venue la possibilité d’entrer dans un gouvernement sans le PS, en 2014, pour y mener une politique plus à droite (comme l’aurait aussi permis l’autonomie revendiquée), quel aurait donc été leur argument pour ne pas le faire ? Si la N-VA avait refusé, elle aurait déçu tout l’électorat qui a voté pour elle pour appliquer cette politique de droite. Elle aurait aussi déçu la VOKA qui a aussi incité la N-VA à franchir le pas. De plus, les autres partis ne voulaient pas de communautaire. Il n’y avait donc pas de partenaire pour cette option.



 Le discours sur les questions socioéconomiques, l’immigration et la sécurité attire plus d’électeurs flamands que le discours nationaliste classique. 

 

Peut-on affirmer que la Flandre n’a jamais été aussi puissante au sein du gouvernement fédéral ?


Depuis le début de ce gouvernement fédéral, les partis flamands sont en désaccord entre eux sur pratiquement tous les dossiers. Pendant longtemps, les questions autour de la politique internationale étaient quasiment les seules qui ne reflétaient aucune divergence. C’était sans compter le problème catalan sur lequel, entre le CD&V et la N-VA, il y a un fossé considérable. Il y a donc bien un poids important des partis flamands, mais puisqu’ils ne sont quasiment jamais d’accord entre eux, ils ne forment pas un bloc et ne peuvent donc pas imposer une sorte de vision flamande homogène.

C’est assez ironique, car la N-VA a martelé que les partis flamands, certainement ceux de centre droit, étaient largement d’accord sur les politiques à mener et que les blocages venaient des différences avec les francophones. C’est l’habituel discours des « deux démocraties ». Pourtant, les négociations gouvernementales ont été historiquement longues pour des négociations sans réforme de l’État. Parce qu’il y avait beaucoup de désaccords entre les partis flamands. Et ils ont encore la chance d’avoir un Premier ministre francophone pour trouver un consensus entre eux ! C’est d’ailleurs le rôle le plus important du MR et de Charles Michel.



Que pensez-vous d’un gouvernement fédéral sans majorité dans les deux groupes linguistiques ?

Je suis plutôt favorable à ce type de gouvernement. Pourquoi faudrait-il toujours rester dans cette logique d’avoir une majorité dans les deux groupes ? Dans le cas où une réforme de l’État est débattue et qu’on est susceptible de toucher aux équilibres linguistiques, cela me semble évident. Mais dans ce cas, la Constitution prévoit de toute façon cette double majorité. Si, par contre, la modification des équilibres communautaires n’est pas au programme, il me semble raisonnable qu’une coalition se forme entre des partis qui sont plus ou moins sur la même ligne concernant, par exemple, le socioéconomique, la justice ou la sécurité. Il sera plus facile de mener une politique cohérente. Avoir une majorité dans les deux groupes linguistiques crée un verrou de plus qui n’est pas constitutionnellement prévu. Sans oublier que cela peut frustrer les électeurs. Avec une majorité dans les deux groupes, il y aura souvent un parti de gauche francophone et un parti de droite flamand. Une sorte d’alternance gauche-droite me semble logique et défendable sur le point de la légitimité démocratique dans un système fédéral.



Les partis flamands du gouvernement fédéral ne forment pas un bloc et ne peuvent donc pas imposer une sorte de vision flamande homogène.

 

Avez-vous le sentiment, au vu des actualités récentes, que c’est la N-VA qui dicte la politique fédérale ?


Je crois qu’il faut nuancer cela. Quand on analyse le programme électoral de la N-VA et qu’on le compare au programme gouvernemental, on ne peut pas dire qu’ils ont imposé toutes leurs idées. Ils ont abandonné le communautaire, même si cela relève du stratégique, comme je l’ai expliqué. Sur le socioéconomique, ils ont également dû faire des compromis. Ainsi, la limitation des allocations de chômage dans le temps leur échappe. De même, ils ne raffolent pas de la concertation sociale, mais les autres partis ont insisté pour qu’elle reste importante.

Dans la distribution des postes et des compétences, ils ont un certain poids. Est-ce que ce poids est démesuré par rapport à leur représentation au Parlement fédéral ? Je ne crois pas. La N-VA reste le premier parti de Belgique et de Flandre, c’est logique qu’il soit important dans le gouvernement.



Le fait que le Premier ministre ne soit pas issu du plus grand parti change-t-il la donne ?

Oui. La N-VA se retrouve dans une situation où elle ne doit pas veiller à la cohésion du gouvernement, elle ne doit pas être le parti qui trouve les compromis, alors que c’est le parti le plus important. Il en aurait été tout autrement si la N-VA occupait le poste de Premier ministre !

Aujourd’hui, ce sont donc les libéraux francophones qui doivent s’arranger pour trouver ces compromis. Sur beaucoup de dossiers, on ne sait pas trop quelle est la position du MR. De nombreux accords ont été acceptés sur des sujets où l’on connait bien la position des partis flamands. Par exemple, dans les accords d’été, il y a trois dossiers symboles, un pour chaque parti flamand. Le MR n’avait pas vraiment de dossier phare. Il essayait surtout de faire en sorte que les partis flamands s’entendent.



La N-VA occupe plusieurs ministères aux fonctions régaliennes. N’est-ce pas schizophrénique quand on sait qu’elle veut faire disparaître cet État fédéral ?

Bien sûr. Cette participation au gouvernement fédéral crée une schizophrénie énorme. Au-delà des ministères, c’est aussi très drôle à suivre. Notamment lors du défilé militaire du 21 juillet où l’on voit Siegfried Bracke, Steven Vandeput et généralement Jan Jambon aux côtés du Roi, avec toute la symbolique nationale belge fortement mise en avant.

Je dirais même que le renforcement d’une identité belge est au plus fort avec la N-VA au fédéral ! Ils ont en effet une politique d’immigration assez stricte et une ligne sécuritaire forte, ce qui implique aussi des formes de construction de la nation. Je pense notamment à ce dossier emblématique qui a été lancé par Theo Francken, le « nieuwkomersverklaring ». Le secrétaire d’État voulait obliger les nouveaux arrivants à signer un papier qui sous-entendait une souscription à respecter les valeurs défendues par les Belges. Cela renforce l’idée de l’existence d’une nation belge, avec ses valeurs propres. De plus, dans ce dossier, le Conseil d’État l’a informé que pour le volet d’intégration, il devait avoir l’accord des communautés pour continuer, car la compétence avait été défédéralisée. Il fallait donc négocier avec le PS pour introduire une politique qui renforce en quelque sorte l’identité belge...

En n’occupant pas le poste de Premier ministre, la N-VA se retrouve dans une situation où elle ne doit pas veiller à la cohésion du gouvernement. 

 

Peut-on, à l’avenir, envisager une alliance entre le Vlaams Belang et la N-VA pour déclarer l’indépendance de la Flandre ? 


Pour déclarer l’indépendance, je ne crois pas. Revenons au cas catalan. On l’a vu, on peut facilement déclarer l’indépendance avec une majorité au Parlement régional. Et ensuite ? Elle ne sera pas effective pour autant. On l’a compris au sein de la N-VA... Même si une Flandre indépendante fait encore rêver les nationalistes les plus radicaux. De plus, la N-VA veut garder en son sein les ex-électeurs du Vlaams Belang tout en ménageant ses électeurs du centre droit. Se lier au Vlaams Belang pourrait constituer un problème d’ordre électoral. Je ne pense donc pas voir une telle alliance de si tôt. Même à Anvers où le problème réside dans le chef de Filip De Winter qui représente la ligne dure du Vlaams Belang.



Les résultats de Bart De Wever à Anvers aux communales d’octobre prochain auront-ils une influence sur les élections de 2019 ?

Oui, je le crois. On appelle la coalition fédérale actuelle, la « suédoise ». Mais on aurait aussi très bien pu l’appeler l’« anversoise » vu qu’elle a d’abord été formée à Anvers et a ensuite été copiée aux niveaux flamand et fédéral. En 2012, les résultats électoraux et la coalition anversoise ont été une sorte de précurseur au niveau national. Ça pourrait être à nouveau le cas. S’il y a un renversement de coalition à Anvers, il est clair que cela peut créer un contexte qui pourrait impliquer un résultat similaire au niveau flamand ou au niveau fédéral, si du moins les résultats électoraux le permettaient. Car il ne sera sûrement pas évident de créer une coalition sans la N-VA et Bart De Wever. Mais il ne faut pas non plus oublier Kris Peeters et le CD&V. Pour ce parti aussi le score anversois aura une importance nationale. #

Propos recueillis par Léopold Darcheville



Pour aller plus loin :

https://twitter.com/davesinardet



Dave SINARDET, « Système médiatique, nationalisme et démocratie en Belgique », Émulations, 16, 2015, pp. 13-23.



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