fvrier article 1En France, une initiative portée par ATD Quart Monde a pour objectif, comme son nom l’indique, d’éradiquer le chômage de longue durée. L’idée consiste à recycler une partie du coût budgétaire du chômage en soutien à des activités. Séduisant sur papier, ce dispositif constitue-t-il un réel changement de paradigme ? Ou un slogan qui réinvente des initiatives déjà existantes ? Tentative de réponse. 

 

 

Le projet français de « Territoires zéro chômeur de longue durée » est porté par une association homonyme, parmi les membres fondateurs de laquelle on retrouve ATD Quart Monde, le Secours catholique, Emmaüs France, etc. 1 Son concepteur, Patrick Valentin, est un créateur et dirigeant d’entreprises d’économie sociale, par ailleurs allié d’ATD. En 2016 a été votée, en France, une loi qui prévoit la mise en œuvre du concept à titre expérimental dans dix territoires au maximum 2. L’ambition du projet est immense : éradiquer purement et simplement le chômage. 


On précisera « le chômage de longue durée », puisqu’un certain taux de chômage est indispensable à l’équilibre d’une économie de marché. Mais cela ne diminue pas l’ambition du projet. Que les employeurs disposent d’un vivier de main-d’œuvre où puiser sans devoir débaucher à prix d’or chez des concurrents et que, corrélativement, les travailleurs courent le risque de connaître, au cours de leur vie professionnelle, quelques périodes de chômage est une chose. La situation actuelle, où des générations entières vivent des années d’inactivité et de précarité en est une autre.

Une durée d’une année de chômage a donc été retenue. Les publications de l’association insistent sur « l’absence totale de sélection », sur le fait qu’on ne tient pas compte « des circonstances dans lesquelles la personne est tombée en chômage », et qu’on n’exige pas qu’elles soient inscrites comme demandeur d’emploi. Cette philosophie n’a pas été entièrement retenue par la loi : dans celle-ci, la personne doit être inscrite au « Pôle emploi 3 » et privée d’emploi depuis plus d’un an « malgré l’accomplissement d’actes positifs de recherche d’emploi ».

Coût du chômage



Le concept macro-économique du projet repose sur le coût du chômage pour la collectivité en allocations, pertes de recettes, etc. L’association publie une étude de Denis Prost, également d’ATD Quart Monde, basée sur la réalité française 4. Des études équivalentes sont disponibles en Belgique 5. Le concept suggère donc de recycler une partie de ce coût budgétaire en soutien à des activités. La Belgique a déjà expérimenté cette idée par les divers programmes d’« activation » des allocations de chômage. Le volet le plus important de cette politique était le programme « Activa », qui concerne le secteur privé ; les Programmes de transition professionnelle (PTP) du secteur non marchand et le système « SINE » de l’économie sociale, présentent l’analogie la plus proche avec le système testé en France. Ces programmes ont été régionalisés dans le cadre de la sixième réforme de l’État et ont perdu leur lien direct avec le coût des allocations de chômage.

En pratique, le système français ne repose pas sur le recyclage direct de dépenses sociales, mais, classiquement, sur un fonds alimenté par l’État et des collectivités territoriales (communes, départements...) 6. En somme, il n’est donc pas très différent, sur le plan de la technique budgétaire, de ce qui existe en Belgique.

Analogies avec la Belgique


Concrètement, le projet prévoit la prise en charge d’une partie de la rémunération payée par des « entreprises d’économie sociale et solidaire » 7 pour exercer « des activités économiques pérennes et non concurrentes de celles déjà présentes sur le territoire ». Substantiellement, il ressemble donc au système « SINE » belge ou à ses avatars régionaux. La prise en charge se fait cependant dans le cadre d’une convention avec un « fonds d’expérimentation territoriale » dont le conseil d’administration réunit les interlocuteurs sociaux, des représentants des communes, du Parlement, etc. La procédure s’apparente ainsi à ce qui existe en Belgique pour les programmes basés sur l’agrément d’un projet, comme les APE wallons, les ACS bruxellois, etc., avec des nuances quant aux autorités et instances impliquées. Par exemple, le fonds français comporte une représentation du « Conseil national de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale » et du « Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire ». Par ailleurs, les projets sont pilotés au niveau local par un comité constitué par les collectivités territoriales concernées. D’après la loi, il doit s’agir d’activités nouvelles, ce qui évite en principe l’effet d’aubaine  inhérent à certains dispositifs belges.

Un des objectifs du projet, comme le suggère son ancrage dans l’économie sociale et les collectivités locales, est de contribuer à la revitalisation de zones économiquement désertées. De fait, les dix territoires sélectionnés pour l’expérience française sont, d’une part, des zones rurales éloignées de tout centre économique et, d’autre part, des régions de vieille industrie en voie de reconversion.

Dans des zones à fort taux de chômage qui n’ont rien de déserts économiques (ce qui, en Belgique, est le cas de Bruxelles et de la plupart des grandes villes), il ne serait pas contraire au concept (même si telle n’est pas son affirmation actuelle en France) de soutenir également des activités dans le domaine social ou culturel qui n’ont pas vocation à la rentabilité économique. Tel est le cas, depuis plusieurs décennies, des divers programmes issus du concept de « troisième circuit de travail » propagé par la CSC dans les années 1970. Il en va de même des « emplois de proximité » comme les ALE, les titres-services, les « agents de prévention et de sécurité », etc.

Un projet modeste



Si les promoteurs de l’idée, dans leur enthousiasme, donnent l’impression que leur concept est « la » clé de la résorption massive du chômage, telle n’est pas l’optique de la loi, qui précise que « cette expérimentation est, pour les collectivités concernées, complémentaire des politiques publiques en faveur du développement économique et de la lutte contre le chômage ». Seule une dizaine de territoires, sur les centaines que compte la France, sont réellement concernés par le projet, et les masses budgétaires mobilisées sont plutôt modestes.

Et de fait, le projet concret expérimenté en France ne rend pas sans objet d’autres volets de la politique de l’emploi. On pense en particulier, notamment dans le cas d’une ville comme Bruxelles, à tous les dispositifs qui encouragent les habitants de la ville à occuper les emplois qui y sont proposés : la promotion de la diversité, la lutte contre les discriminations, la politique de formation des chercheurs d’emploi, la certification des compétences, la reconnaissance de diplômes étrangers, etc. Toujours dans le cas d’une région comme Bruxelles, il faut pouvoir dépasser le cadre étroit des frontières régionales pour ouvrir aux Bruxellois les emplois dans les régions voisines, dont fait partie la banlieue de la ville. On peut en dire de même dans certaines sous-régions wallonnes, voisines de régions à fort taux d’emploi.

Trois intuitions fondatrices

 

Le côté le plus séduisant du projet n’est peut-être pas sa traduction concrète dans l’économie sociale, mais ses intuitions fondatrices résumées par trois slogans : personne n’est inemployable ; ce n’est pas le travail qui manque ; ce n’est pas l’argent qui manque.

Ce qui manque, ce n’est ni le travail ni l’argent, c’est la foi en une économie dirigée vers l’intérêt général.


Ce qui manque, en effet, ce n’est ni le travail ni l’argent, c’est la foi en une économie dirigée vers l’intérêt général, une économie « au service de l’homme et de la société », comme cela a été signifié lors de l’un des grands congrès de la CSC des années 1970. Ou, si l’on préfère, ce qui gangrène la pensée politique et inhibe les initiatives, c’est la croyance, démentie par toutes les expériences historiques, que « le marché » va pouvoir créer les activités – compatibles avec un développement durable – dont on a réellement besoin pour assurer le bien-être de tous. Ou, pour prendre le problème encore par un autre bout, la croyance que l’intérêt général est mieux servi par des décisions prises dans les conseils d’administration de sociétés commerciales que par une décision politique dans un cadre démocratique. Certes, les sociétés démocratiques ne sont pas sans défaut : comme l’on sait, ce sont les pires... après toutes les autres... Bien après, en tout cas, ce qu’en d’autres temps on appelait la ploutocratie, le gouvernement par les riches.


Un emploi de qualité


La première intuition, que « personne n’est inemployable », nécessite peut-être une explication.

Il est bien vrai qu’on est aujourd’hui dominé par une conception selon laquelle les laissés pour compte de l’économie subissent en réalité le sort qui leur est « naturellement » échu en tant que vaincus du « struggle for life ». Qu’ils méritent ce sort en raison de diverses tares dont ils sont eux-mêmes responsables. Ou tout simplement qu’ils n’ont pas de titre à la sollicitude, car étrangers au « eigen volk ». Donner ou redonner aux prolétaires leur dignité a été le grand accomplissement historique du mouvement syndical. Des associations comme ATD Quart Monde n’ont eu de cesse de poser le même objectif pour le sous-prolétariat, dont la frontière avec le prolétariat, voire la petite classe moyenne, est par ailleurs de plus en plus poreuse.

Le concept a ceci de rafraîchissant, qu’il propose comme horizon pour tous, non seulement « un emploi », mais un emploi de qualité. Les emplois dont il s’agit doivent être proposés dans le cadre de contrats à durée indéterminée, rémunérés au moins au SMIC 8. La convention avec le fonds doit prévoir des « engagements de l’entreprise sur le contenu du poste proposé, les conditions d’accompagnement et les actions de formation envisagées pour le bénéficiaire du contrat ».

Il vaut tout de même la peine de scruter plus profondément le concept de « disponibilité pour le marché de l’emploi » qui est à la base de l’indemnisation du chômage. Dans la réglementation belge actuelle, il signifie que les demandeurs d’emploi sont « disponibles » (dans le double sens du terme : ont la volonté et la capacité) d’occuper à court terme un emploi à temps plein. On peut se demander si tous les chômeurs ont, sinon cette volonté, en tout cas cette capacité. En Belgique le seuil d’incapacité requis pour bénéficier d’indemnités d’invalidité est élevé. Même si le nombre d’invalides a considérablement augmenté au cours des dernières années (au point de dépasser désormais le nombre de chômeurs complets indemnisés), il reste tout de même inférieur aux nombres recensés aux Pays-Bas ou dans les pays nordiques, réputés pour leur politique d’activation. Si, dans certains pays, on est amené à se demander si l’invalidité ne comporte pas du chômage caché, c’est la question inverse qu’il faut se poser en Belgique.

 Les emplois dont il s’agit doivent être proposés dans le cadre de contrats à durée indéterminée, rémunérés au moins au SMIC. 


Peu importe, à la limite, de quelle caisse d’assurances sociales relève une personne. Mais il faut que les objectifs qu’on lui assigne – voire qu’on lui impose – soient réalistes, en fonction de ses possibilités concrètes, déterminées entre autres par son état de santé.

Un CDI « à temps choisi »


Les occupations dans le cadre du système français ne sont pas nécessairement à temps plein. Un des principes fondamentaux du projet est que l’emploi doit être « à temps choisi », que « les personnes embauchées choisissent leur temps de travail ». Mais sauf erreur, le système ne garantit pas une offre d’emploi à temps plein, lorsque tel est le choix de la personne. On peut même trouver curieux que le projet soit aussi flou sur ce point, alors qu’il précise que le contrat doit être à durée indéterminée. Certes, on devine bien le côté mythique que peut avoir le « CDI » pour le public concerné par le projet. Avoir un revenu faible, mais stable peut être plus sécurisant qu’un revenu plus élevé, mais irrégulier. On laissera ici la question de savoir si la stabilité ou la précarité sont toujours corrélées à l’encadrement juridique du contrat 9. Quoi qu’il en soit, fondamentalement, l’emploi à temps partiel et l’emploi intermittent, surtout rémunérés au niveau du SMIC, présentent les mêmes enjeux : ils ne nourrissent pas vraiment leur homme 10. Reste donc posée la question des allocations sociales qui complètent le salaire pour procurer un revenu convenable.

En conclusion, les trois intuitions fondamentales du concept de Territoires zéro chômeur – personne n’est inemployable ; ce n’est pas le travail qui manque ; ce n’est pas l’argent qui manque – sont rafraîchissantes, et peuvent inspirer l’ensemble de la politique de l’emploi. Il ne faudrait cependant pas que des slogans mobilisateurs se transforment en publicité mensongère. Le projet concret basé sur le développement de l’économie sociale est une contribution utile au débat. Il est illusoire de croire – et dangereux de faire croire – qu’il réalisera à lui tout seul les objectifs affirmés. #

Paul Palsterman : Secrétaire régional bruxellois de la CSC


1. Voir le site www.tzcld.fr

2. Loi 2016-231 du 29 février 2016 d’expérimentation territoriale visant à résorber le chômage de longue durée.
Texte téléchargeable sur
www.legifrance.gouv.fr


3. Équivalent français du Forem ou d’Actiris.

4. Étude macro-économique sur le coût de la privation d’emploi. Téléchargeable sur le site
www.tzcld.fr


5. Par exemple : Pourquoi investir dans l’emploi ? Une étude sur le coût du chômage, 2012, IDEA Consult, 117 p.

6. Art. 5 de la loi du 29 février 2016.

7. La définition de ces entreprises (loi 2014-856 du 31 juillet 2014) est substantiellement identique à la notion d’entreprise sociale en Wallonie (Décret wallon du 20 novembre 2008) et à Bruxelles (Ordonnance du 18 mars 2004 – en cours de révision).

8. En Belgique, le principe pour l’économie sociale est que s’appliquent les barèmes et les conditions de travail de la commission paritaire dont relève l’entreprise du fait de son activité. Des exceptions sont prévues – avec des commissions paritaires spécifiques – pour les entreprises de travail adapté, qui occupent des travailleurs handicapés, et pour le secteur des entreprises d’insertion, dont l’activité économique est subsidiaire.

9. C’est dans une large mesure le cas dans des pays comme la France ou la Belgique. Dans d’autres pays, la stabilité de revenu, et même d’emploi, ne se traduit pas nécessairement par un type particulier de contrat.

10. Le SMIC français, comme le RMMG belge et leurs homologues dans d’autres pays, qui correspondent à la rémunération minimum d’un emploi à temps plein, correspondent aussi, explicitement ou implicitement, au « minimum vital » permettant au travailleur de subvenir à ses besoins.



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