Dnovembre interviewepuis l’accession de Donald Trump à la présidence des États-Unis, les tensions avec la Corée du Nord autour du nucléaire se sont aggravées. La communauté internationale est inquiète. Comment en sommes-nous arrivés là ? Bruno Hellendorff, chercheur au GRIP, nous éclaire sur la situation d’un des pays les plus fermés du monde.



Cela fait des années que la Corée du Nord s’obstine à avoir l’arme nucléaire. Pourquoi ?

Il faut remonter à la colonisation japonaise. En 1910, le Japon annexe la Corée, qui était jusqu’alors un protectorat. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Japon impérial va développer une proto-industrie nucléaire. Après la capitulation japonaise, la péninsule est divisée en deux. Au nord, le régime communiste qui émerge a pour leader Kim Il-sung, un homme qui s’est constitué une légitimité autour de sa résistance à l’envahisseur japonais.

Ensuite, pendant la guerre de Corée, en 1950-53, la Corée du Nord se retrouve en plein milieu du jeu de quilles nucléaire entre les grandes puissances. Le régime qui sort de la guerre de Corée, toujours constitué autour de Kim Il-sung, se doit de consolider son pouvoir et de reconstruire l’économie ravagée après la guerre. À l’époque, dès qu’il le peut, le leader nord-coréen fait entrer en concurrence Moscou et Pékin pour obtenir un maximum de ressources 1. C’est resté la seule manière de faire venir sur son territoire les apports nécessaires en termes de matières premières, de finances, d’armements. Kim Il-sung se rend toutefois compte, durant la guerre de Corée, qu’en cas de conflit international, les grandes puissances ont tendance à s’entendre entre elles, court-circuitant ainsi les plus petites. Son but ultime étant l’indépendance totale de son pays, il a vite compris que le seul ticket valable pour avoir voix au chapitre était de posséder l’arme nucléaire.

C’est cette même rationalité qui a animé son fils Kim Jong-il et aujourd’hui son petit-fils Kim Jong-un.


Aujourd’hui, la Corée du Nord possède-t-elle l’arme nucléaire ?

Oui. Le sixième et dernier essai a dépassé les 100 kilotonnes. Il s’agit d’une puissance nucléaire. Elle a également prouvé qu’elle possédait des missiles à portée intercontinentale, qu’elle peut faire théoriquement voler sur une distance de 10.000 km. Peut-elle équiper ces missiles avec une ogive nucléaire ? On ne le sait pas encore, mais on peut le craindre.


Comment expliquer le renfermement total de ce pays ?

Le renfermement n’est pas total. Des contacts internationaux existent. Le régime nord-coréen est passé maitre dans l’art de contourner les sanctions, de s’approvisionner sur les marchés mondiaux de manière illégale ou semi-légale depuis longtemps.

Cela étant dit, outre les sanctions internationales, il y a également le caractère que se donne le régime lui-même. Il se voit comme une « citadelle assiégée », ce qui implique une sorte d’enfermement de sa population. La paranoïa est très présente. Après la guerre de Corée, Kim Il-sung a effectué des purges gigantesques. C’est un régime qui filtre, voire bloque, toutes les informations qui entrent et qui sortent. Il gagne à ne pas être connu dans sa rationalité propre car moins on en sait sur lui, plus il peut agiter des menaces ou faire valoir sa propagande.


Quel est aujourd’hui l’intérêt de la Chine de maintenir le régime nord-coréen en vie ?

L’intérêt est stratégique. Toute situation autre que le statu quo est mauvaise. Malgré sa provocation et son agressivité, la Corée du Nord est relativement stable, on le voit avec les chiffres de sa croissance économique. Elle joue un rôle de tampon pour Pékin : elle permet d’éviter des troupes sud-coréennes et surtout américaines aux portes de la Chine. À côté de cela, en cas d’effondrement du régime ou de déstabilisation grave, Pékin aura dans son environnement immédiat des armes de destructions massives hors de contrôle, qui pourraient être pointées n’importe où. Sans oublier des flux de réfugiés vers ses provinces du nord-est, déjà fragilisées.


L’économie de la Corée du Nord se porte-t-elle bien ?

Oui. Même si les derniers chiffres doivent être pris avec des pincettes, ils démontrent une certaine croissance économique. Et ce, malgré les sanctions internationales. Depuis les années 90, il semble qu’il y ait un processus lent par lequel le régime ferme les yeux sur le développement d’initiatives privées. On voit ainsi qu’il y a des biens de consommation, et pas seulement des biens de subsistances, qui entrent dans le pays. Cela signifie qu’il y a un pouvoir d’achat. Certains observateurs avancent que l’État lui-même s’est transformé. Il ponctionnerait un certain pourcentage sur toutes les transactions. Bien loin donc des schémas communistes auxquels nous sommes habitués.

 Les sanctions ne peuvent pas être levées sans contrepartie. 


Les sanctions sont donc inefficaces ?

Une sanction a vocation à être levée. Elle vise à pousser un dirigeant à changer d’orientation politique, en échange de quoi, on lève la sanction. Les trains de sanctions à l’égard de la Corée du Nord se sont multipliés pour freiner autant que possible le programme balistique et nucléaire du pays et amener le régime à négocier. À chaque fois, le régime s’est enfoncé dans sa logique de provocation au lieu de revenir à la table de négociations. Les sanctions n’ont pas produit l’effet escompté. Mais elles ne peuvent pas être levées sans contrepartie. Elles doivent rester une mise en garde pour tous les autres candidats à la puissance nucléaire qui voudraient s’émanciper du traité de non-prolifération des armes nucléaires.



Quelles formes pourraient prendre de nouvelles sanctions ?

Il ne reste plus grand-chose à proposer aujourd’hui... Ce qu’il peut rester est un embargo total sur l’économie du pays, et plus aucune importation de pétrole. Voire un blocus naval. Mais là, on est pratiquement dans une déclaration de guerre. Est-ce vraiment vers cela que l’on veut aller ? De plus, pour la Chine et la Russie, un blocus total pourrait être considéré comme une façon de mettre Pyongyang à genoux. Alors qu’ils ont répété explicitement qu’ils étaient prêts à jouer le jeu des sanctions, mais pas au prix d’un effondrement du régime.



Le projet russe soutenu par la Chine pour apaiser les tensions, à savoir un double gel des essais nucléaires et tirs balistiques nord-coréens et des manœuvres militaires communes de la Corée du Sud et des États-Unis, a-t-il des chances d’aboutir ?

Cela aurait pu être très intéressant il y a quelque temps. Mais il est maintenant trop tard pour gérer cet aspect de progression technologique nord-coréen. À ce niveau, un certain seuil a été atteint. Dès lors, même avec ce gel, Pyongyang continuerait de représenter une menace.

Cela peut par contre amener une base de discussions en vue d’une négociation. C’est une des possibilités. Il faut être créatif, car il faut parler avec la Corée du Nord. Il n’y a pas d’alternative, car le régime ne va pas s’arrêter tant qu’il n’y a pas d’accord. Les Nord-Coréens ont une rationalité. Cela ne veut pas dire que ce qu’ils font est éthique ou justifié, mais ils suivent cette rationalité et tant qu’on n’en tiendra pas compte, on n’arrivera pas à gérer cette crise, à défaut de la résoudre.


Vous parlez de rationalité, vous balayez donc l’idée d’un Kim Jong-un fou ?

Je ne peux pas me prononcer sur sa santé mentale. Mais ce qu’il fait a du sens. Beaucoup plus de sens que la communication à laquelle la Maison-Blanche nous habitue ces derniers mois. À mon sens, il faut plutôt le voir comme quelqu’un de très pragmatique, très stratège, avec une rationalité qui lui est propre. En tout cas, il réussit son calcul. Le traiter de fou, c’est faire insulte aux progrès que la Corée a malheureusement réalisés. Par ailleurs, c’est peut-être témoigner de notre propre incompétence à comprendre un problème qui ne s’enfouira pas de lui-même.


En quoi Kim Jong-un est-il différent de son père ?

Kim Jong-il a mis environ quatorze ans pour être installé sur le siège de dirigeant suprême. Il a donc pris progressivement ses marques : il s’est constitué son réseau de loyauté, il a pris des positions phares dans l’appareil d’État, etc. Kim Jong-un, lui, est arrivé au pouvoir en moins de trois ans à cause de la santé de son père. Ce fut plus improvisé. Il a dû montrer les dents, car il avait peu d’expérience. Il a proposé une politique à deux voies : des réformes économiques et la consolidation de la puissance nucléaire. Si Kim Jong-un a peut-être ouvert la porte à certaines initiatives économiques, il a surtout poursuivi la seconde. C’est une fuite en avant de sa part, et une paranoïa renforcée, mais qui s’inscrit dans la continuité de son père et de son grand-père.


Quelles sont aujourd’hui les relations entre Pyongyang et Séoul ?

La Corée du Nord considère ses voisins du Sud comme des traitres et les laquais de l’ogre impérial américain. Au Nord comme au Sud, on désire une péninsule coréenne réunifiée. Mais pour Pyongyang, c’est le Nord qui défend la fierté et la pureté originelle des Coréens. Il y a un aspect racial qui a été érigé en objectif d’État qui implique donc que le Sud s’est fourvoyé dans ses choix politiques, économiques et militaires. Cela reste un frère, mais un frère ennemi.


Et concernant les Japonais ?

La relation entre les deux pays est très mauvaise. Le Japon, en tant qu’ancien colonisateur, a une place importante dans la propagande nord-coréenne. Ils se sont également alliés avec l’ennemi principal américain. Sans oublier tous les Nord-Coréens qui ont été déportés sur l’archipel en tant que prisonniers de guerre dans les camps de travail. Nombre d’entre eux sont d’ailleurs morts dans les explosions atomiques de la Seconde Guerre mondiale. Les Japonais, eux, reprochent sans cesse les enlèvements de leurs ressortissants par la Corée du Nord pour, semble-t-il, servir d’informateurs et de tuteurs en langue et culture japonaises à certains cadres et espions nord-coréens.


Pourquoi y a-t-il une haine antiaméricaine si vive en Corée du Nord ?

Pour trois raisons. La première est le souvenir de la guerre de Corée. Avant la guerre, le Nord était plus riche et plus productif que le Sud du pays. Tout a été rasé entre 50 et 53. Les atrocités perpétrées par les Américains pendant la guerre restent également un des thèmes préférés du régime pour pointer du doigt Washington. La seconde, c’est l’enjeu stratégique contemporain. Les USA sont la grande puissance. Si on veut discuter avec les grandes puissances et les faire jouer entre elles pour tirer les marrons du feu, ce sont les États-Unis qu’il faut menacer. Et troisièmement, pour la simple et bonne raison que c’est avec les Américains qu’il faut signer un traité de paix pour mettre fin aux hostilités et à la guerre de Corée 2.

Un soulèvement populaire, voire une dissidence parmi les proches de Kim Jong-un, est-il possible ?

C’est un espoir nourri par de nombreux observateurs. C’est aussi une crainte au sein du régime nord-coréen qui, comme toute dictature, a cette paranoïa interne. Mais c’est difficile à voir de l’extérieur. Il n’y a pas de dissidence ni d’opposition politique organisées. Les seules institutions qui pourraient menacer le pouvoir ont été mises au pas. Et ce, tout au long de la dynastie des Kim. On voit mal une révolution. Même les sanctions sont vues par la population, du moins une grande partie, comme une agression de l’extérieur dirigée contre eux, comme le clame le régime, plutôt que la juste conséquence des actes de leurs dirigeants.


 Kim Jong-un est dans une paranoïa renforcée mais qui s’inscrit dans la continuité de son père et de son grand-père. 


La communauté internationale peut-elle rester passive en attendant cette potentielle révolte ?

Ce n’est pas une bonne idée. Attaquer est encore pire. Mais attendre sans rien faire n’est pas une option. Il y a des risques monumentaux. De son côté, on ne voit pas pourquoi le régime de Pyongyang s’arrêterait en si bonne voie vu qu’il n’a pas peur des sanctions. Tant qu’on ne fait rien, la menace grandit.


Cela fait des années que la Corée du Nord provoque les États-Unis. Elle a trouvé aujourd’hui du répondant. Peut-on s’attendre à un passage à l’acte?

Impossible à dire. Dire que l’un ou l’autre est fou revient à dire qu’il y a une possibilité de guerre échappant à tout contrôle. Il vaut peut-être mieux se dire que chacun suit sa propre rationalité. Et si rationalité il y a, aucun des deux n’a intérêt à utiliser son arsenal nucléaire. On brandit la menace de l’arme nucléaire pour ne pas l’utiliser. C’est la dissuasion nucléaire qui est voulue. La Corée du Nord veut se poser comme puissance nucléaire capable d’atteindre les USA de telle sorte qu’il faille traiter avec elle. Je pense qu’il est très risqué, voire inconscient, de jouer la surenchère comme le fait Donald Trump aujourd’hui. De facto, Trump met toute la diplomatie en position de faiblesse. #

Propos recueillis par Léopold Darcheville

1. Chacun craignant un trop grand rapprochement de l’autre avec Pyongyang.

2. La Corée du Sud et la Corée du Nord sont aujourd’hui toujours techniquement en guerre.

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