cinmaTrois œuvres majeures du cinéma social – Le voleur de bicyclette ; Moi, Daniel Blake et  Rosetta – dépeignent la dure réalité de celles et ceux qui ont perdu leur emploi. Une réalité qu’il s’agit de montrer telle qu’elle est, tout en lui apportant une signification esthétique et humaine. Telle est en tout cas l’ambition du cinéma social. Évocation.

Je sais qu’il y a, parmi vous, lecteurs de Démocratie, des amateurs de cinéma, mais aussi de théâtre et d’opéra. Je sais aussi qu’il y a, parmi vous, de très bons pianistes, des joueurs de guitare et d’accordéon. Je sais aussi qu’il y a des danseurs, des chanteurs et des photographes. Il y a, parmi vous, des passionnés d’art et d’architecture. Vous êtes randonneurs à pied ou à vélo, poètes, critiques de polars ou amateurs de bande dessinée, jardiniers... Nous savons tous que tout ce que nous faisons à côté de notre métier de formateur, d’enseignant, de chercheur, de travailleur, de militant associatif ne se fait pas à des heures perdues. Ces heures sont trop rares, mais ce ne sont pas des heures perdues. Ce sont des heures essentielles qui nous relient aux autres 1.

C’est vrai à tout moment, mais cela l’est d’autant plus aujourd’hui, à une époque déboussolée, où « l’égoïsme, la cupidité et le struggle for life sont bel et bien présents et de plus en plus dans le monde tel qu’il est ; qu’ils doivent être contenus et canalisés par des références communes à un monde tel qui doit être » 2. Ces références communes sont souvent coulées dans des formes juridiques comme des chartes, déclarations ou autres pactes, mais elles ne sont durables sans un travail à la fois politique et culturel.


Je vous propose de faire un bout de chemin à travers trois grands films du cinéma social et, en particulier, d’une œuvre italienne magnifique de Vittorio De Sica : Le voleur de bicyclette. Ce film a été réalisé en 1948 au moment où des systèmes complets de sécurité sociale se mettaient en place un peu partout en Europe. On empruntera aussi quelque peu un autre chemin, celui des frères Dardenne qui, en 1999, filment caméra à l’épaule, la jeune Rosetta se démenant sans relâche pour retrouver du travail dans un contexte ou l’État social se voulait État social actif. On suivra aussi Ken Loach et son personnage Daniel Blake, travailleur licencié, âgé et souffrant de problèmes cardiaques, « activé », écrasé et humilié par l’État social britannique devenu, par le néo-libéralisme et le blairisme, « État social pénal ».


La représentation du social par ces quatre grands cinéastes, leur profonde humanité et la qualité esthétique de ces œuvres remarquables méritent qu’elles figurent fièrement à côté des livres tels que Les chômeurs de Marienthal de Paul Felix Lazarsfeld (et cie), Les métamorphoses de la question sociale de Robert Castel, La nouvelle question sociale de Pierre Rosanvallon, Les trois mondes de l’État-providence de Gosta Esping-Andersen ou L’Esprit de Philadelphie d’Alain Supiot.


Montrer une réalité qui dérange

Pour changer l’ordre des choses, le cinéaste doit montrer la réalité telle qu’elle est, tout en lui apportant une signification esthétique et humaine : telle est l’ambition du cinéma social. La réalité du cinéma social est la réalité quotidienne des ouvriers, mineurs, paysans ou marins. Réalité dure et fière à la fois, mais c’est aussi la réalité de celles et ceux qui perdent ce lien avec le monde du travail lorsque les entreprises ferment et les emplois manquent. 

Après des années de guerre et de propagande, le néo-réalisme italien a voulu explicitement marquer une rupture avec la période des « téléphones blancs » (telefoni bianci) de l’Italie fasciste. La dictature ne laissait plus le choix aux cinéastes. Soit il fallait faire des films de propagande soit, et cela ne vaut pas mieux, des petits films à l’eau de rose qui édulcoraient la réalité au point que les téléphones eux-mêmes devenaient blancs. Une fois libérés, les cinéastes italiens aspiraient à quitter le mensonge et l’hypocrisie et à dire la vérité en montrant la réalité telle qu’elle était, quitte à déranger. Et l’on sait combien le pouvoir en place, même après la libération, a maintenu un contrôle sévère sur le cinéma allant jusqu’à la censure lorsqu’il considérait que les films allaient trop loin dans la critique 3. La loi de 1949 de Giulo Andreotti a ainsi permis à l’État de soutenir des films apolitiques tout en mettant des bâtons dans les roues des films sociaux. La plupart des grands cinéastes italiens de l’après-guerre ont souffert de cette politique au point de rédiger, en 1955, un manifeste contre la censure du pouvoir.


Sans parler de censure, on sait aussi combien Rosetta fut critiqué en son temps. En Wallonie, malgré la palme d’or obtenue au Festival de Cannes en 1999, le film n’a été présenté que dans les salles dites d’art et d’essai devant un public clairsemé. Le gouvernement wallon de l’époque lançait son « contrat d’avenir pour la Wallonie » qui visait à rassembler les forces vives de la région autour d’objectifs économiques et industriels communs. Dans ce contexte, même si tout le monde saluait officiellement la palme d’or et le prix d’interprétation féminine pour Émilie Dequenne, la Wallonie préférait qu’on ne l’assimile pas trop aux quartiers désolants de Seraing

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Les rues de Newcastle gardent, elles aussi, les traces d’un passé industriel glorieux, mais marqué par les cicatrices des crises successives. C’est là que Ken Loach, en 2015, filme un menuisier de 60 ans ayant perdu son emploi suite à des problèmes cardiaques. On aurait pu s’attendre, dans le pays de Lord Beveridge, que ce travailleur âgé et malade puisse obtenir une indemnité d’incapacité de travail quelques années avant la pension... mais non. L’État social britannique est devenu une administration froide, sourde et cynique considérant les chômeurs et invalides comme des suspects qu’il faut contrôler, sanctionner et exclure.


Comment ne pas faire un parallélisme entre, d’un côté, Moi, Daniel Blake qui dissèque avec précision et minutie les dispositifs, mécanismes et comportements d’une bureaucratie implacable qui pilote l’État social, copiant vocabulaire et méthodes de gestion du secteur privé et, de l’autre, L’esprit de 1945 qui rend hommage à l’intelligence et à la profonde humanité de ceux qui ont mis en place la sécurité sociale à la sortie de la guerre. Jamais ces films n’auraient eu une telle puissance s’ils n’avaient été construits sur une analyse et une documentation historique, sociologique et politique approfondie de la sécurité sociale dans ses différents aspects. On ajoutera aussi, principalement chez les frères Dardenne, le regard précis sur la complexité psychologique des personnages et leur interrogation sur l’éthique des comportements et des rapports sociaux entre les personnes, dans des situations tantôt banales, tantôt inédites. Enfin, on sait aussi combien Le voleur de bicyclette, malgré une trame simple sous forme de parabole, a été construit sur base d’un travail de réflexion philosophique et politique approfondi par De Sica et son scénariste, sur des thématiques centrales telles que l’aliénation, l’identité, le déclassement ou la dignité.

Une esthétique de la réalité

La force de ces films repose autant sur une connaissance approfondie de la réalité sociale que sur leur représentation esthétique. Quittons un peu les Dardenne et Ken Loach pour suivre Le voleur de bicyclette. 

Au départ d’un simple fait divers, Da Sica raconte une histoire insérée dans une vision sociale et morale d’un drame collectif, celui du chômage pour les ouvriers et leur famille, mais aussi d’un drame individuel, celui d’un père face au regard de son petit garçon. C’est en quelque sorte une parabole sociale qui nous invite à réfléchir sur le destin des hommes. Et cette invitation à la réflexion s’inscrit dans un travail de vérité, mais aussi dans une esthétique qui donne à la réalité du sens et de la profondeur.


De Sica voulait que le rôle principal de son film soit l’Italie d’après-guerre, libérée, mais désolée à la fois. Le rôle des acteurs devait simplement faire vivre cette réalité dans un film, sans en rajouter. Ces gestes simples visaient à faire ressortir le sens humain des événements. Ceux-ci ne sont pas sollicités pour défendre explicitement une cause ou pour mettre en évidence l’action d’un héros. Les événements parlent d’eux-mêmes : ils ne sont ni sublimés ni dramatisés. Le film nous laisse une grande liberté de réfléchir, de tirer nos propres conclusions, sans que celles-ci  soient basées sur des préjugés ou des idées toutes faites. Il nous raconte une histoire individuelle, mais qui nous parle de la société, de nous et de notre rapport aux autres, bref de la vie avec ses rêves contrariés, ses joies et ses colères, ses lâchetés et ses luttes.


Ce qui est remarquable dans ce film – et c’est aussi le cas de Rosetta et de Moi, Daniel Blake – , c’est l’adéquation parfaitement réussie entre un contenu éthique et politique et une forme artistique. Les gestes simples, l’inclinaison d’une tête, une main qui se serre, un regard perdu, une course effrénée... Il y a dans ces films une présence indiscernable de l’âme humaine, dans le corporel et dans ses gestes.

Ces gestes sont des gestes de combat pour la dignité. On voit par exemple Antonio récupérant son vélo (et donc son travail de colleur d’affiches) le mettre fièrement à l’épaule. Reprendre possession de son outil de travail, c’est retrouver sa dignité, à ses yeux et aux yeux des autres. Le regard, fier, de son fils Bruno et, heureux, de sa maman sont bien là pour l’exprimer. Les gestes décrits sont aussi des gestes de liberté. Ce n’est pas un hasard si l’affiche collée par Antonio est celle de Rita Hayworth. Quelques semaines auparavant, le panneau devait être occupé par Mussolini, un casque sur la tête et maintenant, c’est Rita Hayworth qui prend sa place. Mussolini c’est l’image de la dictature. Rita Hayworth, c’est l’image de la libération. Elle était la coqueluche des soldats américains qui plaquaient – avec beaucoup de mauvais goût – , l’autocollant de l’actrice sur les jeeps et tanks qui repoussaient l’armée allemande.


Peut-être aussi que De Sica voulait rendre un hommage à l’actrice qui ne manquait pas de courage en se mobilisant avec son mari Orson Welles pour soutenir l’élection de Roosevelt, le père du New Deal. Peu importe l’utilisation soldatesque de l’affiche, Rita Hayworth dans Le voleur de bicyclette, c’est l’image de la liberté. Une liberté retrouvée qu’Antonio admire et soigne autant qu’il le peut. Cependant, quand, après avoir vainement tenté d’attraper son voleur de vélo, Antonio remonte sur son échelle, il ne regarde plus l’affiche de la même façon. Il la badigeonne simplement sans la regarder après avoir jeté rageusement son pot de colle à terre. La liberté est belle comme Rita Hayworth, mais elle n’est rien, absolument rien, quand le travail vient à manquer. L’Italie a été libérée. La liberté est retrouvée, mais il faut entamer rapidement un autre combat pour la recoller vraiment dans la société et la rendre effective. Et pour cela il faut donc faire solidarité.


Dans de nombreuses scènes, le film montre bien que ce n’est pas dans le comportement individuel des hommes que le problème se situe. Ainsi, le voleur avait-il réellement le choix ? Et, en bout de course, Antonio, volant un vélo sous les yeux de son fils, n’a-t-il pas trouvé d’autre issue que de faire le même geste que celui qui a causé son propre désespoir ? Qui est responsable dans tout cela en réalité ?


André Bazin a trouvé les mots justes à ce sujet : « Si comme dans ce film, personne n’est vraiment méchant, si devant chaque homme singulier, nous sommes obligés d’abandonner l’accusation, comme Antonio devant son voleur, il faut dire que le mal, qui existe pourtant dans le monde, est ailleurs que dans le cœur des hommes, mais dans l’ordre des choses. » 4 Et cet ordre des choses ne laisse aux chômeurs que la liberté de se voler entre eux. C’est cet ordre des choses qui doit changer. #


PIERRE REMAN : Ancien directeur de la FOPES
et amateur de cinéma


1. Extrait d’un exposé fait lors d’un colloque consacré au cinéma social par la FOPES, le 13 mai 2017.
2. A.Supiot, L’esprit de Philadelphie, Paris, Seuil, 2010, p.74.
4. A. Bazin, Qu’est-ce que le cinéma, Paris, Les Éditions du cerf, 1985,
p. 323.

 

Le Gavroche

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