Photo trinagle infernal des financesÀ l'heure où l'austérité est érigée en valeur absolue dans la majorité des discussions budgétaires en Europe, des élus belges s'interrogent sur les moyens de dépasser de telles contraintes. Objectif : revenir à des politiques d'investissement plus ambitieuses. Les obstacles sont pourtant nombreux. En attendant des jours idéologiquement plus propices, l'idée passe par un assouplissement des normes budgétaires européennes. Une réponse qui ne peut être que temporaire. Car c'est surtout en s'attaquant aux contraintes fiscales et monétaires européennes que viendront les véritables solutions. Explications.


Dans le courant de l'année dernière, des représentants politiques bruxellois, francophones et néerlandophones, membres de la majorité et de l'opposition, issus de différents partis politiques 1, ont lancé un appel à assouplir les normes européennes visant à réprimer les déficits jugés excessifs et à contenir l'évolution de la dette. Cette union au-delà des clivages traditionnels est tellement rare dans notre pays qu'elle doit nous réjouir. Toutefois, on peut s'interroger sur l'efficacité d'une réforme de ces seules normes. En effet, celles-ci ne peuvent être considérées indépendamment de ce que l'on appellera ici « le triangle infernal des finances publiques ».

La critique de ces différents représentants politiques porte sur les normes comptables, dites « SEC » (Système européen des comptes) qui ont été mises en place à l'occasion de la création de la monnaie unique (l'euro) et renforcées depuis lors par le TSCG (Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance).

Dans la situation d'un État indépendant, la souveraineté implique la liberté de choix budgétaire : liberté d'avoir des excédents budgétaires et liberté d'avoir des déficits et des dettes. Les choix budgétaires traduisent des choix politiques. Et ceux-ci sont uniquement contraints par les financements que l'État peut trouver auprès des prêteurs. L'appréciation de la différence entre une situation de dette normale et une situation de dette excessive est donc réservée aux éventuels prêteurs nationaux et, le cas échéant, internationaux. Les prêteurs peuvent décider ou non de prêter à l'État emprunteur 2. Classiquement, les sanctions appliquées par les prêteurs pour un endettement excessif sont l'exigence d'un taux d'intérêt plus élevé en vue de compenser le risque de défaillance ainsi que la dépréciation monétaire lorsque des capitaux quittent le pays jugé risqué à cause de son endettement excessif. C'est la situation de pays indépendants tels que les États-Unis, le Japon ou le Royaume-Uni.

Mais l'Europe n'est pas dans une situation classique d'États indépendants. Il s'agit d'une union d'États ayant une monnaie unique et des budgets très largement indépendants les uns des autres. Il existe donc des risques de disparité de politiques budgétaires. Certains États pourraient s'appliquer une extrême rigueur budgétaire alors que d'autres pourraient accumuler les déficits. Ces derniers, par leur comportement, pourraient donc miner la confiance des prêteurs en l'euro, ce qui se traduirait par une augmentation des taux d'intérêt pour tous et, éventuellement, par une baisse du taux de change de l'euro sur les marchés internationaux. Les États vertueux seraient ainsi pénalisés par le comportement des États dispendieux.


Un pacte sévère


Afin d'éviter des disparités trop criantes, a donc été conclu un « pacte budgétaire » visant à coordonner les politiques budgétaires. Ce pacte prévoit que le déficit budgétaire ne dépasse pas 3 % du produit intérieur brut (PIB) et que la dette publique – fruit de l'accumulation des déficits antérieurs – ne dépasse pas 60 % du PIB. Il prévoit également une trajectoire de retour au respect de la norme en cas de dépassement. En adoptant ce pacte de coordination, les gouvernements nationaux ont donc renoncé à une partie de la souveraineté nationale au profit d'une souveraineté européenne qu'ils ont jugée utile et opportune pour leur pays respectif.

Depuis, lorsque les valeurs fixées dans la règle sont dépassées, le gouvernement national doit, sous peine de sanction, prendre des mesures correctrices en vue de rétablir l'équilibre budgétaire. Il peut soit diminuer ses dépenses, soit augmenter ses recettes.

Une partie de nos représentants politiques régionaux jugent donc que le cadre du pacte est trop restrictif, que la règle est trop sévère. Ils trouvent qu'elle leur impose une austérité budgétaire telle qu'elle contraint les autorités publiques à réduire leurs investissements dans tous les domaines pourtant parfois essentiels au bon fonctionnement de l'État. Celui-ci n'est plus capable d'assumer un niveau d'investissements suffisant dans des domaines tels que la mobilité et le transport, les maisons de retraite, les hôpitaux ou les écoles et est incapable de financer les indispensables mesures concernant la transition énergétique et la lutte contre le réchauffement climatique.

Ils demandent donc que l'on modifie la sévérité du pacte en vue de leur donner les moyens d'investir dans les politiques d'avenir. Ils proposent alors que les montants consacrés aux investissements ne soient pas comptabilisés l'année où ils ont été dépensés comme le prévoit la règle, mais que ces dépenses soient comptabilisées au fur et à mesure de l'amortissement de l'investissement. Par exemple, le montant de 5.000.000 euros consacré à la construction d'une école ne serait pas comptabilisé dans le déficit de l'année. Sachant que cette école sera amortie en 40 ans, ils demandent que soit comptabilisé un montant de 125.000 euros chaque année, pendant 40 ans. Le déficit comptable de l'année serait alors réduit de 4.875.000 euros cette année-là et serait augmenté de 125.000 euros pendant les 39 années suivantes. Il s'agit donc de lisser à travers le temps l'impact comptable de l'investissement et, par le seul fait du lissage, de libérer des sommes pour des investissements complémentaires.


Desserrer l'étau


Tout d'abord, nous constatons que les auteurs de la proposition ne remettent pas en question la nécessité de la coordination budgétaire européenne. Ils s'inscrivent d'emblée dans la poursuite de la logique européenne et dans le maintien de l'union monétaire. Ils avalisent le principe de la souveraineté supranationale sur les règles budgétaires et ne demandent que de modifier à la marge les modalités d'application de ces règles.

Dans ses modalités, incontestablement, la proposition parvient à libérer la contrainte budgétaire et permet à l'autorité publique d'accélérer les investissements souhaités pour essayer d'atteindre les objectifs politiques souhaités. Toutefois, cette libération n'est que comptable et à court terme. Il ne s'agit pas d'une réelle libération de la contrainte financière. En effet, la proposition souffre de deux handicaps. Premièrement, si on considère que ces investissements publics sont financés par emprunt – ce qui est le but de la proposition –, la charge d'intérêt sera multipliée autant de fois que les investissements se multiplieront. Cette nouvelle charge d'intérêt grèvera les marges budgétaires disponibles. Dans un contexte où les taux d'intérêt sont voisins de zéro, cela ne prête pas à conséquence mais dans un autre contexte, ce pourrait être totalement différent et, en cas de variation de taux d'intérêt, la charge d'intérêt pourrait très rapidement devenir insupportable.

Deuxièmement, au bout de quelques années, on constatera que les intérêts versés sur les nouveaux emprunts additionnés aux amortissements des investissements antérieurs grèveront fortement les capacités d'entreprendre de nouveaux investissements. Suivant les hypothèses de taux d'intérêt, d'accroissement du capital investi et de vitesse d'amortissement, on constate que la capacité d'investissement gagnée initialement se réduit à néant en 10 à 15 ans.

De l'analyse, il ressort que la solution proposée consiste à essayer de desserrer un peu l'étau comptable pendant quelques années au prix d'une charge d'intérêt qui, compte tenu de la probable remontée des faibles taux d'intérêt actuels, augmentera certainement. L'idée mise sur la table ne peut aboutir à une solution structurelle permettant de réellement préparer l'avenir et de répondre, notamment, aux besoins massifs d'investissement dans la décarbonisation de l'économie qui est sans doute l'enjeu majeur de ce XXI e siècle. Elle est tout au plus une bouffée d'oxygène dont le prix à terme risque d'être élevé.


Le triangle infernal


La proposition faite par nos représentants issus, pour rappel, de différentes couleurs politiques est probablement le plus petit commun dénominateur budgétaire sur lequel ils pouvaient se mettre d'accord.

En fait, ils sont coincés dans le « triangle infernal des finances publiques » formé de trois contraintes simultanées :

• la contrainte budgétaire supranationale acceptée dans le cadre de l'union monétaire ;

• la contrainte fiscale qui empêche l'harmonisation fiscale au niveau de la zone euro ;

• la contrainte monétaire qui impose que les États se financent par emprunt auprès des marchés financiers plutôt que par émission monétaire de la Banque centrale.

« La solution réside dans l'harmonisation fiscale au niveau de la zone euro et dans le financement direct des investissements des autorités publiques par la Banque centrale. »
 

Ces trois contraintes simultanées empêchent littéralement les États européens de pourvoir à leur besoin de financement. En effet, l'absence d'harmonisation fiscale liée à la libre circulation des capitaux les empêche d'accroître leurs recettes. Les déficits ne peuvent donc être résorbés qu'en comprimant la dépense publique au travers d'une politique d'austérité ou en recourant à l'emprunt. Le recours à l'emprunt n'est qu'une solution de deuxième ordre puisque l'obligation de payer des intérêts qu'il entraîne se traduit nécessairement par un renforcement de l'austérité à terme. En effet, à recettes supposées constantes, la charge de remboursement des intérêts ne peut se faire qu'au détriment des autres politiques publiques.

Hormis les situations d'une balance commerciale positive, d'une croissance économique élevée ou d'une inflation forte 3 générant des recettes publiques supplémentaires, la démonstration est ainsi faite que le système actuel de contraintes rend les États incapables d'assumer une politique d'investissement digne de ce nom. Le triangle infernal des finances publiques entraîne nécessairement une régression budgétaire.


Deux propositions hétérodoxes

La proposition des mandataires régionaux vise donc simplement à relâcher un peu la première contrainte et, à l'analyse, on s'est rapidement rendu compte qu'il ne s'agit en fait que d'une petite bouffée d'oxygène. La solution doit donc être trouvée en faisant sauter l'une et/ou l'autre des autres contraintes du triangle infernal. Elle réside dans l'harmonisation fiscale au niveau de la zone euro et/ou dans le financement direct des investissements des autorités publiques par la Banque centrale. Ces deux dernières propositions sont totalement hétérodoxes. Elles frisent l'impensable et l'atteinte au dogme « économiciste libéral ». Pourtant, sauf à vouloir nous entraîner vers la catastrophe populiste à cause de politiques budgétaires régressives, ce sont là les deux seules solutions.

L'harmonisation fiscale permettrait d'augmenter les recettes publiques et le rendement des impôts, notamment sur les revenus mobiliers qui disposent aujourd'hui d'une mobilité telle qu'il leur est extrêmement difficile d'appliquer une base d'imposition comparable à celle des revenus du travail ou des revenus de la propriété immobilière.

Le financement direct des investissements des États par la Banque centrale par l'octroi de prêts à taux zéro permettrait d'épargner les intérêts à rembourser et de dégager des marges de manœuvre sensiblement plus importantes que la proposition du jour. Cette solution présenterait l'immense avantage de ne pas nécessiter de comprimer les dépenses usuelles en vue de rembourser la charge d'intérêt.

En conclusion, vu le contexte actuel qui rend absolument irréalistes les deux dernières propositions, on comprend que nos représentants politiques proposent la solution de l'assouplissement de la norme budgétaire. Sans doute attendent-ils des jours idéologiquement plus propices pour mettre sur la table les deux propositions complémentaires qui seules permettent de résoudre la terrible équation du triangle infernal des finances publiques. #
 
André Peters est sociologue et analyste-statisticien en économie et finance


1. Notamment Charles Picqué (PS), Isabelle Durant (Ecolo) et Stefaan Cornelis (VLD).

2. On remarquera ici l'asymétrie de pouvoir entre le prêteur qui peut accepter ou refuser de prêter alors que le contribuable, lui, est soumis à l'impôt sans possibilité (légale) d'y échapper.

3. Situations hautement improbables dans le contexte actuel et dont on est en droit de se demander si elles sont mêmes souhaitables.
 
© Christine und Hagen Graf