Photo interviewLucL’avenir du métier d’enseignant passera inévitablement par une réforme de la formation initiale. Par un nettoyage structurel du système aussi. Mais celui-ci peine à se remettre fondamentalement en question. Le groupe de travail chargé de se pencher sur la fonction enseignante pour le Pacte d’excellence a malgré tout fait quelques percées. Explications.



Repenser le métier est un enjeu crucial pour la formation des enseignants...
L’évaluation de la formation initiale des enseignants 1 a notamment mis en évidence que l’enseignant ou le futur enseignant se définit essentiellement comme un acteur pédagogique et peu comme un acteur institutionnel et social. Il se pense comme un indépendant, seul à gérer sa classe alors qu’il est aussi un agent professionnel d’un service public et qu’il est détenteur d’un bien public (la formation, la connaissance). L’enseignant ne se voit pas non plus comme un acteur collectif qui construit avec ses collègues une vision collective, non-individualiste du métier. Enfin, il se conçoit peu comme un acteur culturel et social. D’une manière générale, le futur enseignant évolue dans un monde scolaire coupé de la réalité. Il a été à l’école (élève), puis a suivi une formation d’enseignants avec d’autres étudiants (entre pairs) pour retourner en définitive à l’école (comme enseignant). Il n’a donc jamais vécu professionnellement dans un « monde d’adultes ». Il a toujours été dans un monde caractérisé par une relation adultes- enfants ; professeurs-élèves.
Dès lors, la formation initiale doit veiller à une meilleure articulation de ces dimensions : acteur institutionnel, collectif, social et pédagogique. L’expérience de vie collective et sociale hors école et la confrontation avec un milieu différent de son milieu d’origine (assez uniformisé) constituent donc des enjeux importants de sa formation, au-delà de la formation strictement scolaire. C’est au regard de cette réalité qu’il a été proposé qu’une partie des stages se fasse en dehors du monde scolaire : dans des maisons de quartier, des maisons de justice, des maisons de jeunes, des administrations communales, etc.

Face à ces enjeux, l’allongement de la formation vous semble-t-elle nécessaire ?
Avant de décider d’allonger la formation d’un ou deux ans, il faut d’abord savoir ce que l’on en fait. Si l’idée est de reproduire la même chose avec deux ans de plus, cela n’a pas d’intérêt. Toutefois, il apparait qu’une formation en trois ans, face aux multiples défis du métier, c’est trop juste. À partir des constats posés, on peut échafauder différents scénarios : une formation en cinq ans, mais on risque de buter sur des limites financières ou une formation en quatre ans avec un prolongement des apprentissages au travers des formations continuées. Du point de vue des universités, les avis sur cet allongement sont partagés, notamment en raison du budget supplémentaire que cela représenterait pour celles-ci.


Au-delà d’une réforme de la formation, comment améliorer la fonction enseignante ?
Lorsque les responsables institutionnels réfléchissent à la manière d’améliorer l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), ils se contentent généralement de pointer la responsabilité des enseignants et des directions d’école. Mais ils ne s’interrogent que très peu sur le fonctionnement du système lui-même. Or, il existe un tas d’aberrations institutionnelles et organisationnelles qui demanderaient un nettoyage structurel du système. Mais on refuse de poser certaines questions. Alors, on met l’accent sur le manque de moyens. On est dans un monde qui est prêt à changer tout, sauf lui-même.


Quelles sont ces aberrations ?
Il y a de nombreuses situations qui illustrent l’inertie du système. On accepte, par exemple, de réfléchir à la formation continue des enseignants, mais on refuse de toucher à son organisation ; on encourage l’autonomie des directions d’école, mais on la cadenasse dans un formatage et des réglementations qui empêchent que cette autonomie soit féconde. On demande aux professeurs de travailler plus collectivement, mais il n’y a pas de salles prévues à cet effet... Pire, l’architecture des écoles encourage à travailler de manière isolée. On soutient que la carrière des enseignants doit être moins plane en favorisant une mobilité interne, mais chaque réseau a ses propres règles de fonctionnement, ce qui limite cette mobilité. Il faudrait une grande simplification du système.


Comment expliquer cette situation ?
« La théorie des groupes veto » 2 s’applique très bien à la situation actuelle de l’enseignement en FWB. Notre système est confronté à une démultiplication de groupes de pression qui se neutralisent l’un l’autre 3 . Aucun d’eux n’est en mesure de définir et d’imposer un projet cohérent et global qui tienne la route, mais tous sont capables de bloquer les propositions des autres par leur veto. La construction du projet de l’école se trouve dès lors enfermée dans une logique de compromis. Les ministres, censés prendre des décisions pour organiser le bon fonctionnement du système, n’ont généralement fait, jusqu’ici, que des réformes a minima pour contenter tous ces groupes ou, du moins, ne pas trop les heurter. On peut espérer que le Pacte et la réforme de la formation initiale des enseignants constituent ensemble un pas en avant à cet égard, mais ce n’est pas gagné.

Il existe, dans notre enseignement, un tas d’aberrations qui demanderait un nettoyage structurel du système.



Cela signifie-t-il que le Pacte pourrait ne pas atteindre les ambitions qu’il s’est fixées ?
On peut réussir à bouger les choses, mais il y a des lignes rouges difficiles à franchir. Nous avons par exemple avancé sur la définition de la charge d’enseignement. La Belgique est un des seuls pays du monde développé où la charge des enseignants est définie uniquement par le nombre d’heures données en classe sans que l’on ne tienne compte de ce qu’ils font en dehors de ces heures de cours. Nous avons donc proposé (et cela a été accepté) de préciser la charge d’enseignement, sans être trop formaliste pour autant : un enseignant en fonction complète, c’est un boulot à temps plein (38h/semaine est un ordre de grandeur) dont une bonne moitié est consacrée à donner cours. Le reste du temps de travail devrait s’inscrire dans trois autres types de tâches : le service à l’élève et à l’école 4, le travail collaboratif 5 et le travail autonome 6. Tout enseignant doit participer à ces trois tâches, dans des proportions plus ou moins équilibrées, mais qui peuvent varier en fonction des besoins de l’école et du profil des enseignants notamment. Enfin, tout enseignant doit suivre une formation continuée.
Sur la question du travail collaboratif, nous avons notamment rappelé l’importance de travailler en équipe pédagogique, d’aménager des espaces communs au sein des établissements, d’organiser la diffusion des bonnes pratiques de collaboration, de prévoir dans la charge un temps reconnu pour le travail collaboratif.
Enfin, sur l’accompagnement des enseignants, nous avons proposé de stabiliser plus rapidement les enseignants débutants, limiter le morcellement de leur charge, gérer mieux les emplois vacants, faire en sorte qu’il y ait plus d’enseignants expérimentés dans les écoles à encadrements différenciés et à indice socio-économique faible, aménager la charge des enseignants débutants et accompagner un encadrement des enseignants sans formation pédagogique. Quant à l’amélioration des fins de carrière , il s’agit de mieux anticiper, déceler les situations problématiques, diminuer la pénibilité...


Et sur l’évolution de la carrière ?
Nous avons proposé une carrière en trois étapes (au lieu de deux) avec un statut progressif (période probatoire, professeur confirmé, professeur expérimenté) couplé à des fonctions temporaires (responsable des relations avec les parents, coordonnateur des maîtres de stage, coordonnateur d’équipes pédagogiques, etc.). Ajouter une étape contribuerait ainsi à rendre la carrière moins plane et constituerait une reconnaissance de la qualité du travail et de la maîtrise du métier. L’évolution se ferait sur base d’une évaluation. Même si ce n’est pas son but premier, cette proposition pourrait en outre contribuer à résoudre les problèmes de barème dans le cas d’un allongement de la formation, en introduisant de la progressivité. Cette plus grande standardisation favoriserait aussi la mobilité entre réseaux.
Face à ces avancées, et celles provenant d’autres groupes de travail, on peut penser, en étant optimiste, que le processus inductif de changement en profondeur pourrait aller loin, qu’à partir des propositions du Pacte, les lignes vont bouger... #


Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT


1. V. Degraef, A. Mertens, J. Rodriguez, A. Franssen, L. Van Campenhoudt, Évaluation qualitative, participative et prospective de la formation initiale des enseignants en Fédération Wallonie-Bruxelles, Centre d’études sociologiques, 2012. Cette étude a été commanditée par le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. L’évaluation a été réalisée à partir d’un dispositif méthodologique de grande ampleur centré sur l’interview collective de près d’un millier d’acteurs de la formation des enseignants et d’un ensemble d’analyses en groupe.
2. La théorie des groupes veto a été développée dans les années 1950 par le sociologue américain David Riesman.
3. Il s’agit des pouvoirs organisateurs, partis politiques, universités, hautes écoles, réseaux scolaires, organisations syndicales, organisations de directeurs d’école, fédérations et associations de parents, associations d’étudiants, cabinets ministériels, administration.
4. Aider, conseiller un élève, organiser une réunion de parents, assurer des surveillances, participer à des délibérations, préparer des horaires...
5. Réunion d’équipe pédagogique, coaching de jeunes enseignants qui débutent...
6. Préparation de cours et correction.