Photo interview GuyRaulinGuy Raulin a été délégué syndical chez Caterpillar Belgium pendant quarante ans. L’analyse des comptes 1 de la société qu’il a réalisée minutieusement, au fil des années, laissait présager la catastrophe sociale qui frappe Gosselies aujourd’hui. Pour Démocratie, il livre son regard sur la fermeture du site et met en lumière la stratégie mortifère du groupe à l’égard de sa filiale belge.

 

Comment expliquer la fermeture de Caterpillar Belgium alors que ses résultats 2014 et 2015 étaient positifs ? 

Il y a d’abord une lecture économique classique liée à la situation mondiale de la multinationale. Le chiffre d’affaires consolidé de Caterpillar Incorporated chute depuis 2012 et les projections pour 2016 annoncent un prolongement de la tendance. L’entreprise a dès lors fait le choix de restructurer. Le dernier rapport de gestion de la maison-mère, sorti en 2016, mentionne que « des mesures de restructuration sont envisagées, avec la consolidation et la fermeture d’usines de fabrication d’ici 2018. Le coût total de ces restructurations est estimé à 400 millions de dollars ».

Cette explication est-elle suffisante ?

La crise est sans doute une pièce du puzzle, mais elle ne peut, à elle seule, justifier ce choix. D’autant que celui-ci n’était pas annoncé dans les stratégies de la maison-mère. Dans le rapport cité précédemment, l’usine de Gosselies est décrite comme le « bastion » de production en Europe dont « les restructurations de 2013 ont servi à améliorer la compétitivité et à renforcer la présence européenne du groupe ». Et si on regarde du côté des prévisions pour la production, le rapport de gestion de Caterpillar Belgium (AG du 26 mai 2016) annonce « une augmentation de production de l’ordre de 21% en 2016 par rapport à 2015 ».

Les coûts salariaux et le climat social sont-ils en cause ?

Non, je ne pense pas. J’entends des arguments de ce type depuis des années. Il n’y a eu aucun message de la direction dans ce sens. Et malgré nos coûts salariaux qui, en réalité, ne sont pas beaucoup plus élevés que dans nos pays voisins, l’entreprise a fait le choix d’investir 150 millions d’euros à Gosselies 2 pour assurer la compétitivité du site. Cet investissement n’était pas un signal de fermeture prochaine.

Dans votre analyse, vous mettez en avant la fragilité de l’usine belge...

En effet, depuis 2001, le site de Gosselies a subi de nombreuses restructurations qui l’ont littéralement affaibli, programmant son dépeçage puis sa mise à mort. En 15 ans, Caterpillar Belgium est passé d’une usine de production, qui achète ses matières premières, gère ses stocks, assemble des pièces et génère des bénéfices à une simple usine de « prestation de services » pour le compte de la filiale suisse, Caterpillar Overseas. Dans cette nouvelle configuration, plus rien n’appartient à Gosselies : les tôles qui arrivent sur le site sont la propriété de Genève. Celle-ci paie ensuite la filiale belge pour un service presté, à savoir celui d’usiner et d’assembler les bulldozers. Ce changement explique la chute du chiffre d’affaires belge sur le graphique des ventes à Caterpillar Overseas (voir p.15). En 2001, on passe d’un chiffre d’affaires réel, calculé sur base de résultats obtenus, c’est-à-dire la vente de machines, à un chiffre d’affaires qui se calcule sur base d’un contrat de service entre Genève et la filiale belge. Celui-ci comprend le remboursement des coûts de production, plus un pourcentage contractuel d’environ 5 à 7 %. L’opération permet d’afficher un chiffre d’affaires stable, ce qui rassure tout le monde. L’usine de Gosselies est « préservée » de tout risque de perte.

Comment les travailleurs ont-ils réagi à ces changements?

L’intelligence de l’entreprise est d’avoir modifié la structure de la société, sans que les changements soient visibles sur le terrain. Pour les ouvriers, les tôles continuaient à rentrer sur le site et pour les employés comme moi, nous continuions à acheter et à vérifier les mêmes pièces dans les mêmes bureaux. La logique est la même pour les délocalisations entamées par le groupe à partir de 2004. Elles se sont faites, pour la plupart, à dose homéopathique et ont toujours été présentées positivement par les dirigeants comme une nécessité de se recentrer sur le cœur du métier pour renforcer la compétitivité de l’usine belge. Il n’y avait donc pas, dans leurs discours, de quoi s’inquiéter...

Concrètement, quelles ont été les conséquences pour Gosselies?

D’abord, dans le cadre des délocalisations successives depuis 2004, il y a eu de nombreuses pertes d’emploi et une externalisation du savoir-faire gosselien. Ensuite, l’usine progressivement spécialisée est devenue de plus en plus dépendante du succès d’un nombre restreint de produits. Ajoutons à cela la perte des marchés africains et asiatiques. La fabrication de moteurs diesels non routiers a dû en effet intégrer les nouvelles mesures antipollution Tier 4 édictées par les agences américaine et européenne pour la protection de l’environnement. Les Africains et Asiatiques, non contraints par ces normes, se sont donc détournés de l’usine de Gosselies dont les moteurs, moins polluants étaient aussi plus chers. Ce qui explique au passage pourquoi Caterpillar a accéléré son implantation en Chine depuis 2006...

 Chronique d’une fermeture annoncée


2001 Création de Caterpillar Special Services Belgium (CSSB), nouvelle filiale de Caterpillar Belgium. Cette SPRL intègre l’ancien centre de coordination Caterpillar Groupe Services (CGS) et Caterpillar commercial (CC). Ces deux structures, anciennement basées à Grimbergen, sont relocalisées à Gosselies. Les employés du service achat sont transférés ainsi vers le CGS et les informaticiens vers la nouvelle structure (CSSB). 188 cadres et employés vont quitter l’entité juridique de Caterpillar Belgium, sans changer de bureau ni de travail.

2002 L’usine est dépossédée de ses stocks. Ils sont transférés à Genève. C’est donc Caterpillar Overseas qui s’occupe de l’achat des matières premières. Opération invisible.

2003 Les machines d’atelier et le matériel roulant et de bureau sont vendus à CCSB qui va les relouer à Caterpillar Belgium. Opération toujours invisible.

 À partir de 2004 La production se délocalise à « dose homéopathique ». Les petits modèles sont transférés à Grenoble. 200 emplois sont perdus. 

2005 L’entreprise n’a plus de capital. Suite à une réforme fiscale aux États-Unis, elle rapatrie capital et dividende à la maison-mère. Les bénéfices reportés depuis dix ans quittent du jour au lendemain la Belgique. Total : 590 millions d’euros.

2006 - 2010 D’autres délocalisations s’opèrent vers l’Est : la fabrication des moteurs Tier 3 en Chine, la production des composants mécano-soudés en Pologne et Russie, la fabrication des godets en Hongrie...

2010 Réorganisation « fiscale » du groupe.

2013 Le groupe propose un nouveau plan industriel dans lequel il se sépare de certaines opérations. Ce plan coûtera 1400 emplois à Gosselies.

2014 Début de la fabrication des moteurs Tier 4 en Europe. L’usine perd les marchés africains et asiatiques.


Les considérations fiscales ne sont pas étrangères à toutes ces réorganisations...

Le choix de la Suisse n’est bien sûr pas anodin. En 1999, Caterpillar a obtenu de son gouvernement un taux nominal d’imposition de 4 à 6 % alors qu’il est de 33,99 % chez nous. C’est pour cette raison que le groupe s’ingénie depuis plusieurs années à y localiser la majorité de ses bénéfices. Grâce au mécanisme du prix de transfert, il s’arrange pour que le profit se fasse dans un pays moins taxé 3. Cette stratégie d’optimisation fiscale ne s’arrête pas là. Depuis 2010, la structure du groupe a intégré de nouvelles sociétés au Luxembourg, dans les Bermudes et au Delaware. Paradis fiscaux, État offshore, là aussi, les destinations choisies pour faire circuler l’argent avant le retour aux États-Unis ne sont pas le fruit du hasard. En plus de cela, la Belgique a été le terrain d’expérimentations fiscales qui, depuis 30 ans, ont permis au groupe d’éluder une bonne partie de l’impôt. D’abord, dans les années 80, avec la création des centres de coordination 4 qui bénéficiaient d’un régime fiscal privilégié et ensuite, depuis 2006, avec les intérêts notionnels 5.

Pourquoi dit-on alors que le taux d’imposition de Caterpillar Belgium est de plus de 30 % ?

Ce taux est calculé après avoir déduit les intérêts notionnels, les tax shelters, et autres avantages fiscaux. Cela ne tient pas compte non plus des montages financiers détaillés précédemment (Suisse, Luxembourg...). C’est sur base de calculs qui prennent en considération les avantages fiscaux octroyés à Caterpillar que certains affirment aujourd’hui que, sur dix ans, sept sociétés belges du groupe Caterpillar ont déduit un total de 150 millions d’euros d’intérêts notionnels.

Vers où pourraient se relocaliser les activités du site carolo?

Peut-être vers les États-Unis. Caterpillar est une figure de proue historique de l’industrie américaine. Le groupe s’est déployé au cours du siècle dernier en Europe, à l’époque où l’on pensait que, pour gagner la bataille mondiale, il fallait gagner celle de l’Europe. Aujourd’hui, le marché européen s’est fortement rétréci. Il y a peut-être une volonté de réduire les activités sur le sol européen au profit d’un renforcement de l’industrie américaine. Le chiffre d’affaires aux États-Unis en constante augmentation depuis 2011 alimente cette hypothèse. Ajoutons également que la stratégie d’optimisation fiscale utilisée par Caterpillar, faisant de la Suisse son siège fiscal n’est pas du tout appréciée aux États-Unis. Selon le Sénat américain, elle aurait coûté près de 2,4 milliards de dollars au Trésor américain entre 2000 et 2012.

Les politiciens s’offusquent de l’arrogance des dirigeants de Caterpillar. Peuvent-ils encore espérer agir dans ce dossier?

Ce dossier demande du courage politique. Les dirigeants politiques de tous bords ont intégré les règles du système capitaliste. Mais la logique qui est à l’œuvre et qui donne les pleins pouvoirs aux actionnaires n’est pas viable sur le long terme. Depuis les années 90, l’objectif affiché de Caterpillar n’est plus centré sur la production, mais sur la création de valeur pour les actionnaires, avec l’engagement de leur verser toujours plus de dividendes, quoiqu’il arrive. Actuellement, certains politiciens semblent prendre conscience de la nécessité d’agir contre ce capitalisme dérégulé, mais la Belgique seule ne peut pas faire grand-chose. C’est au niveau européen que cela doit bouger, sinon on risque de se déforcer.

Et pour les 4000 emplois menacés chez les sous-traitants ?

C’est un sujet délicat. Mais un des enjeux des négociations à venir pourrait aller dans le sens d’une intégration des travailleurs sous-traitants dans les mêmes cadres de restructuration que ceux de l’entreprise donneuse d’ordre. Dans ce cas-ci, il s’agirait donc d’appliquer la procédure prévue par la loi Renault pour eux aussi. Cette mesure pourrait vraiment soutenir les sous-traitants. Là aussi, il faut du courage politique...
Du côté syndical, ne se dit-on pas aussi
que l’on a peut-être manqué de vision ?
Les délégués syndicaux sont bien souvent le nez sur le guidon, en prise avec des enjeux immédiats : licenciement, chômage économique, accident de travail... D’une certaine manière, ils sont dans le « voir-agir », c’est-à-dire qu’ils sont amenés à faire des constats sur leur lieu de travail et à les traiter directement. J’ai construit ma pratique de syndicaliste inspiré de l’éducation populaire qui prône le « voir-juger-agir ». L’étape de jugement, d’analyse, demande du temps, de la rigueur et exige une prise de recul face aux enjeux globaux qui sont à l’œuvre dans les stratégies d’une entreprise comme Caterpillar. La difficulté est d’autant plus grande que, comme je l’ai expliqué précédemment, la réorganisation de l’entreprise s’est opérée sans que les changements soient visibles dans le travail quotidien. Comment, dans ce contexte, s’inquiéter de quoi que ce soit ? Notre travail de conscientisation n’était pas suffisant.

Quel message souhaitez-vous transmettre aux nouvelles générations syndicales ?
Que c’est l’engagement qui forge la compétence ! Et que, même si on ne maîtrise pas un dossier, il faut croire qu’on est capable de le traiter. Ensuite, observer et poser des questions... même si elles sont souvent dérangeantes. C’est là mon principal message : il faut que travailleurs et syndicats réutilisent la formation et l’éducation populaire pour reprendre du pouvoir sur leurs lieux de travail plutôt qu’attendre, dans l’angoisse, la prochaine restructuration. #


Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT


1. G. RAULIN, Caterpillar, Carnet d’un perceur de coffre, Bruxelles, Couleur livres, 2015.
2. Les 150 millions d’investissements correspondent à l’augmentation des immobilisations corporelles entre 2002 et 2012. La chute de 2013 à 2015 signifie la fin des investissements et leur amortissement.
3. Bruno Bauraind (Gresea) définit le prix de transfert comme un mécanisme comptable qui consiste à vendre et à acheter à des prix fictifs (décidés par le groupe) lors d’échanges commerciaux entre filiales d’un même groupe en vue de réaliser des transferts non visibles de capitaux.
4. Un centre de coordination est une entreprise de prestation de services administratifs ou financiers d’un groupe multinational. Une sorte de banque interne au groupe. En 1986, Caterpillar déplace ses liquidités vers son centre de coordination. Ce régime fiscal va être condamné en 2003 par la Commission européenne pour atteinte à la libre concurrence et sera remplacé par le mécanisme des intérêts notionnels.
5. Mécanisme visant à permettre la déduction de l’impôt des sociétés d’un intérêt fictif calculé sur leurs fonds propres qui sont utilisés pour les investissements, à l’instar de la déductibilité des intérêts sur emprunt pour investissement.

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