photoBresil copyright Zo MausEn janvier dernier, un groupe de douze représentant(e)s des différents services et organisations du MOC s’envolait pour le Brésil, à l’initiative de l’ONG Solidarité Mondiale. Ce voyage d’immersion était l’occasion pour eux de découvrir sur place le pays aux mille contrastes qu’est le Brésil. Mais également de voir comment, dans un pays dit « émergent », des initiatives de solidarité et de protection sociale pouvaient se mettre en place. La campagne de Solidarité Mondiale (et du CNCD) étant consacrée à cette question, l’occasion était belle pour le groupe de rencontrer un grand nombre de représentant(e)s d’organisations de travailleurs, de syndicats, d’organisations de jeunes et de femmes. Ces rencontres devaient permettre de comprendre le fonctionnement des syndicats brésiliens ainsi que l’importance du Parti des travailleurs (PT) et des présidences successives de Lula et de Dilma Roussef sur les mouvements sociaux. Il s’agissait également de se rendre compte des conditions de travail des femmes et des hommes rencontrés et leur action dans la construction d’un système social juste et solidaire. Récit de voyage en quelques photos tout en contraste.

Premières surprises

C’est remplis d’enthousiasme que nous arrivons au Brésil, après un long voyage et de nombreux préparatifs. À peine arrivés à São Paulo, première étape de notre voyage, un constat s’impose : les inégalités sont criantes. Malgré la présence du Brésil dans les pays « émergents » et la mise en place de programmes d’aide sociale comme la bolsa familia qui ont sorti de nombreuses familles de la pauvreté, les inégalités n’ont cessé de croître. À côté de buildings immenses et luxueux, d’autoroutes aux multiples bandes et d’avenues bordées de magasins de luxe, se trouvent des bidonvilles et des personnes sans-abri installés sous les ponts, parfois de manière durable et même surréaliste, comme ce groupe disposant d’une installation électrique et d’une télévision. Ces contrastes étaient visibles dans les différents lieux où nous nous sommes rendus, passant de quartiers cossus à des favelas (bidonvilles) en quelques mètres, l’ultrariche flamboyant côtoyant le plus pauvre.

Les inégalités jusque dans les organisations

Dès les premières rencontres, un autre contraste nous saute aux yeux : l’inégalité des ressources dont disposent les organisations rencontrées. En effet, la manière dont nous reçoivent les différents partenaires de Solidarité Mondiale est totalement différente et montre que, comme en Belgique, les organisations ne sont pas toutes logées à la même enseigne. Alors que la rencontre avec l’UGT (Union générale des travailleurs), syndicat partenaire de la CSC, se déroule dans des bâtiments climatisés, avec des interprètes professionnels et un buffet gargantuesque, la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) brésilienne nous reçoit dans une vieille petite maison à deux étages décorée des affiches de leurs nombreuses campagnes contre le sexisme, le consumérisme et l’exclusion des jeunes, avec pour toute collation quelques biscuits. C’est encore plus flagrant si l’on compare avec le petit local au toit en tôle ondulée où les jeunes de João Pessoa (dans la région du Nordeste) se sont organisés et ont installé un atelier de fabrication de produits ménagers qu’ils vendent dans leur communauté. Tout au long du voyage, cette différence se marquera entre les organisations qui disposent de moyens financiers reçus de l’État, comme les syndicats, et les organisations plus modestes qui dépendent le plus souvent de financements d’ONG ou bien de subsides plus réduits.

Une multitude de syndicats

Le premier contact avec les syndicats brésiliens nous montre un système plutôt complexe, à mille lieues du système belge. En effet, une multitude de syndicats existe au Brésil. Ils sont organisés à la fois de manière sectorielle et locale. Ainsi, les commerçants de São Paulo ne sont pas défendus par le même syndicat que leurs homologues de Rio de Janeiro. Le système majoritaire (le gagnant emporte tous les « sièges ») permet à un syndicat d’avoir plus de poids au niveau local. Cette multitude rend toutefois difficile le « front commun », même si nous avons pu assister, à São Paulo, à une manifestation contre l’augmentation des taux d’intérêt soutenue par tous les syndicats.
L’autre particularité est que la plupart des syndicats proposent des services médicaux ou paramédicaux à leurs affiliés : services dentaires, orthodontie, voire même des prestations de chirurgie plastique, comme c’est le cas pour le syndicat des travailleurs des télévisions du câble de São Paulo. S’il nous paraît étrange qu’un syndicat remplisse le rôle de nos mutuelles, cela montre l’incurie des services publics de santé brésiliens, mais également la concurrence croissante entre ces syndicats, chacun rivalisant pour attirer à lui de nouveaux membres en proposant des services complémentaires.

Ultra-libéralisme et économie sociale et solidaire

À côté des syndicats qui organisent les travailleurs disposant d’une carteira assinada (c’est-à-dire un contrat en bonne et due forme), d’autres organisations tentent de soutenir les travailleurs du secteur informel. Ces derniers sont nombreux dans les secteurs du commerce, de la petite restauration, mais aussi de l’agriculture ou du recyclage des déchets.
L’économie sociale et solidaire est souvent un moyen pour ces travailleurs de s’organiser autrement, avec une autre relation de travail et une structure plus égalitaire entre eux. C’est également souvent la possibilité de « récupérer » leur entreprise, délaissée par les patrons et les pouvoirs publics, parce que jugée pas assez rentable. À Rio de Janeiro, nous avons rencontré Docinho et ses camarades, qui ont repris leur entreprise de tri des déchets de la construction. En collaboration avec une association (le CEDAC, partenaire de Solidarité Mondiale), ils ont réussi à en faire une entreprise prospère et durable.

Un monde rural polarisé

Un des moments forts de notre voyage fut sans aucun doute notre bref séjour dans la région de Bauru, à 400 kilomètres de São Paulo. Nous y avons découvert les deux facettes de l’agriculture brésilienne. D’un côté, l’agrobusiness, occupant des terres immenses où sont cultivés de manière intensive oranges, soja, cannes à sucre, gavés de pesticides ; de l’autre, des petites exploitations agricoles, souvent cultivées en agroécologie et de manière familiale.
Dans les grandes exploitations, les travailleurs sont soumis à des conditions de travail proches de l’esclavage, comme en témoigne le procureur du ministère du Travail avec qui nous avons pu échanger quelques mots. Alors que nous souhaitions rencontrer les travailleurs d’une entreprise de production d’orange, l’accès nous a été refusé. Nous avons cependant pu voir les autobus vieillots dans lesquels sont transportés ces travailleurs, souvent originaires d’autres régions du pays et logés dans des habitations insalubres à plusieurs heures de route de leur lieu de travail. Une fois arrivés, ils sont soumis à une séance de désinfection avant de pouvoir entrer dans l’orangeraie, où ils cueillent quotidiennement jusqu’à 400 kilos d’orange.
À mille lieues de ces conditions, nous avons également visité un assentamento de paysans sans terre qui ont l’autorisation de cultiver un lopin de terre. Organisées en petite communauté, les familles se sont réparti les terres où elles pratiquent une agriculture de subsistance variée et biologique, dont elles vendent les surplus éventuels sur le marché local. Alors que l’agriculture familiale apporte 70 % des aliments consommés au Brésil, celle-ci n’a pas bénéficié d’un soutien suffisant de la part du gouvernement. Une réforme agraire reste indispensable pour permettre à ces millions de petits agriculteurs de vivre de leurs terres.

Des femmes debout

Parmi les personnes rencontrées, les femmes qui nous ont accueillis, que ce soit Veronica du Mouvement des femmes travailleuses rurales du Nordeste (MMTR-NE), Docinho, chef d’équipe dans l’entreprise de tri des déchets de la construction près de Rio, ou encore Isabel, du syndicat des commerçants de São Paulo, toutes nous ont beaucoup impressionnés par la force qu’elles montrent face aux différents enjeux auxquels elles sont confrontées. Qu’elles soient pêcheuses, trieuses de déchets, agricultrices ou syndicalistes, elles nous ont toutes fait part de la grande violence qu’elles subissent encore au quotidien. Isabel nous a ainsi expliqué que les violences affectant les femmes touchent tous les aspects de leur vie. Que ce soit dans la vie familiale, où les femmes subissent des violences physiques, dans leur vie professionnelle, où les différences de salaires sont encore criantes, les femmes vivent quotidiennement des situations d’insécurité, notamment dans la rue, les transports en commun ou les lieux publics. La situation est encore pire pour les femmes noires ou pauvres vivant une situation de triple domination.


Zoe Maus :  Animatrice au CIEP communautaire

 
Pourquoi cette grave crise politique au Brésil ?


Le Brésil vient de vivre un retournement politique qui s’apparente à un coup d’État médiatique et institutionnel. Sa légalité est pourtant controversée parmi les juristes brésiliens. La présidente Dilma Rousseff (PT 1) fait actuellement l’objet d’une procédure en destitution au Sénat.
La raison ? Fin 2014, en pleine campagne pour sa réélection, elle a omis du calcul du déficit public des emprunts auprès d’institutions publiques. Ces emprunts visaient à maintenir le financement des politiques sociales mis en péril par la récession. Mais selon ses défenseurs, tout ceci ne serait qu’un prétexte, car cette méthode, utilisée par d’autres présidents, ne justifierait pas une destitution. Celle-ci leur apparaît dès lors comme un déni de démocratie.
En attendant la décision du Sénat, c’est le vice-président Michel Temer (PMDB 2) qui assure la présidence à la tête d’un gouvernement provisoire (jusqu’aux élections de 2018 en cas de destitution) qui porte déjà atteinte aux politiques sociales développées à partir de la première élection du président Lula en 2002. En ligne de mire : le système public de santé et le montant des retraites. Par ailleurs, ce gouvernement est uniquement composé d’hommes blancs et riches, dont plusieurs ne sont pas « blancs » sur le plan judiciaire. Ainsi, trois de ces ministres ont déjà dû démissionner, notamment pour fait de corruption.


Tous contre le PT
Les conditions de cette prise de pouvoir rappellent certaines circonstances du coup d’État militaire de 1964. Comme à l’époque, le pays connaît une déferlante médiatique de la part des mêmes organes de presse et chaînes de télévision contrôlés par une oligarchie de possédants, fustigeant la corruption d’un gouvernement de gauche. Le tout dans un contexte de crise économique. Le comble est que la commission de la Chambre qui a décidé d’enclencher la procédure de destitution était majoritairement composée de députés inculpés ou soupçonnés surtout de corruption.
Parmi ceux qui ont voté pour la procédure de destitution, on trouve des partis d’opposition de droite cherchant à en finir avec le PT au pouvoir, dépités par la réélection de Dilma Rousseff en 2014 et craignant le retour annoncé de Lula. On dénombre aussi des partis du centre-droit qui faisaient partie de la coalition et qui, l’un après l’autre, ont arrêté de soutenir la présidente devant le gonflement des manifestations à son encontre. Celles-ci avaient débuté lors du « Mundial » de 2014. Elles mêlaient des mouvements sociaux et une classe moyenne opposés à la hausse des prix des transports en commun et revendiquaient de meilleurs services collectifs (transports, éducation, santé). Ces manifestations furent récupérées par la droite anti-PT et par l’extrême droite raciste. Les plus récentes manifestations exprimaient, quant à elles, davantage l’impopularité croissante de Dilma Rousseff explicable par ses erreurs de communication, par sa politique économique et, surtout, par un long acharnement médiatique.


Les raisons de la colère
Trois facteurs majeurs ont suscité la mise en cause de la présidente et la prise de pouvoir opportuniste actuelle.
Le premier est le matraquage diffamatoire organisé, depuis la réélection de 2014, via les grands médias 3 et sur les réseaux sociaux. Aux commandes de cette campagne, une certaine oligarchie agraire et industrielle, relayée par une fraction frustrée voire revancharde de la classe moyenne supérieure et soutenue par des groupes extrémistes (ultra-libéraux, évangélistes conservateurs, nostalgiques de la dictature [y compris d’anciens dirigeants de l’époque], extrême droite raciste) 4. De leur côté, les mouvements sociaux devenaient partagés vu que les politiques remarquables en faveur des plus pauvres n’ont pas été accompagnées de réformes fiscales suffisantes, faute de majorité progressiste. C’est, au contraire, à un enrichissement des nantis que le pays a assisté.
Le second est l’autonomisation du pouvoir judiciaire sous Dilma Rousseff. Ce faisant, les révélations de corruption se sont multipliées, frappant tous les partis, y compris le PT, notamment dans le scandale de l’entreprise publique pétrolière Petrobras. Ces affaires ont donné à la population, gagnée par l’anti-politisme, l’impression d’une explosion de la corruption endémique au Brésil.
Enfin, la baisse du prix des matières premières et le ralentissement de la croissance mondiale ont révélé la fragilité de l’économie du pays. Celle-ci avait été volontairement orientée, à partir des années 90, vers le secteur primaire d’exportation de produits agricoles et de matières premières notamment énergétiques, au détriment de l’industrie 5, et de finances publiques dépendant notamment du prix du pétrole. Le retour de l’inflation a amené le gouvernement à hausser les taux d’intérêt, augmentant ainsi la charge de la dette, tandis que les restrictions budgétaires alimentaient la récession, le chômage et le mécontentement populaire comme celui des entrepreneurs.


Patrick FELTESSE (MOC)


1. Parti des travailleurs.
2. Parti du mouvement démocratique brésilien.
3. Dont l’hégémonique groupe Globo.
4. Laurent Delcourt (CETRI), conférence organisée par le CETRI,
le Comité belgo-brésilien et le CNCD, 4 mai 2016.
5. Pierre Salama, « Reprimarisation sans industrialisation, une crise structurelle au Brésil », 2016