Photo cole copyright KoocheekooLes attaques sur Paris et Bruxelles ont provoqué une importante onde de choc tant au niveau individuel que collectif. Parmi les lieux où émotion et réflexion se sont entremêlées avec vigueur, il en est un fondamental : l’École. Voici le témoignage d’un enseignant bruxellois qui a tenté de gérer, vaille que vaille, l’après-attentats avec ses élèves. Un prof qui, surtout, appelle à s’interroger sur les moyens et les missions de l’institution scolaire pour œuvrer au vivre ensemble. Son cri vient du cœur et des tripes. Et résonne comme un appel à l’intelligence collective.

Le 22 mars 2016. Attentats. Terrorisme. Radicalisme. Banlieue. Molenbeek. Le flux continu d’informations, de rumeurs, d’analyses par différents experts. Les journalistes au cœur d’une course poursuite à la « news », tout aussi vite démentie.
C’est dans ce climat, tendu, de fausses vérités et d’analyses plus pointues que les acteurs de l’école ont été et sont toujours contraints de travailler depuis le 22 mars 2016, depuis le 13 novembre ou le 7 janvier 2015, en fait.
Rapidement, les questions deviennent politiques. Et tournent autour de la sécurité, des libertés, de la démocratie, de l’État déliquescent. Puis arrive ce débat éternel de la place de l’École, de la Culture face aux totalitarismes de la pensée, à l’obscurantisme des idées, à la fascisation des actes. Il n’a pas fallu deux jours pour que revienne cette antienne paresseuse d’un monde politique pas avare de contradictions ou de raccourcis simplistes.
Nous, acteurs du monde éducatif, serions le cheval de bataille contre le radicalisme et l’obscurantisme. Un peu comme nous devions l’être, déjà, au moment des émeutes de 1995 en Région bruxelloise. Comme la France le lance systématiquement quand ses banlieues s’embrasent.
Nous, enseignants, ne faisons même plus attention. Rhétorique d’un projet qui ne voit jamais le jour. Parce que la sécurité prend le dessus en termes d’investissements publics. C’est sans doute plus rapide et plus « bankable » pour l’image de pugnacité et de réactivité des responsables politiques. Mais aussi parce que parler de l’École comme rempart de la radicalisation et de l’enfermement idéologique ne coûte pas. L’École, finalement, c’est le bac à ordures des idées, une sorte de plan communicationnel éternel et facile. Quand on ne sait pas, ou plus, l’École devient le « cache-sexe » des manquements d’investissements sociaux permettant l’égalité et l’équité des individus face aux trajectoires de vie.
Toutefois, à partir du moment où l’on dépasse l’agencement de phrases-chocs sensées se donner une posture d’homme ou de femme d’État, le constat implacable que l’École ne peut tout revient inévitablement.

Prendre le temps

Au niveau du terrain, à l’école, les élèves ne sont pas dupes. Les miens en tout cas. Évoluant dans une école bruxelloise de filières techniques et professionnelles majoritairement, ils viennent de partout, et d’ailleurs. La multiculturalité y est la norme. Parler de « vivre ensemble » quand les différences socioéconomiques ou socioculturelles entre établissements sont aussi fortes leur pose question. Les difficultés d’aborder une construction sociétale commune, quand les différenciations spatiales et les ségrégations sociales sont aussi importantes, sont évidentes. Nous sommes en porte à faux vis-à-vis de jeunes qui ressentent ces différences. Au moment des attentats, et dans les cours qui ont suivi, ils m’ont répété plus d’une fois qu’ils portaient en eux les stigmates de générations précédentes, cloisonnées dans des métiers, des filières professionnelles et des quartiers investis uniquement quand ont sonné les décharges d’événements marqueurs de violences ou de délabrements. Voire quand les élections approchent.
Ils remarquent que l’investissement ne va pas de soi. Il vient toujours en réaction à... Citons l’encadrement différencié, les contrats de quartier basés sur les indicateurs socioéconomiques et urbanistiques négatifs, etc. Ces politiques sont nécessaires et utiles, mais elles leur renvoient l’image de citoyens de rattrapage.
Parler des attentats, et du radicalisme (de la pensée), c’est aborder surtout ces problématiques-là avec eux. Il y a plusieurs souffrances. Alors, avec les élèves, pour essayer de comprendre ce qu’il se passait, pour réfléchir à comment s’en sortir, nous avons d’abord attendu. Oui. Le prix de la patience. Du recul. En expliquant, évidemment. De la méthode. Non, ni eux ni moi n’avons la puissance de pouvoir répondre dans l’immédiateté à ce qui se passe. Oui, nous avons des questions. Moi aussi. Des interrogations. Eux et moi. Nous avons des outils. L’Histoire – la commune, l’universelle – puis celle plus particulière de nos coutumes. Nous avons aussi des concepts. Des images. Des œuvres culturelles.
Mais c’est quoi en fait tout cela ? La Culture. Ce « truc » puissant qui nous permet d’appréhender qui est l’autre, qui je suis, comment nous nous rencontrons et comment nous pouvons comprendre un geste, une parole, une tenue, une douleur, une peine, ou encore de la joie chez l’autre. Aborder nos lois, qui nous protègent des insultes, des coups, de la discrimination. Qui nous obligent aussi. À ne pas dépasser outre mesure nos propos et nos gestes. À vivre ensemble. Ils comprennent. En prenant le temps. Construire une pensée critique et réflexive. Cela nécessite du temps. Cela remet en question notre système : le capitalisme, les religions, les politiques publiques, mais aussi nos actes, nos propos, nos voies.
 Avec les élèves critiques et parfois limites dans leur interpellation, nous avons approfondi, élargi le monde. Ils se sont interrogés. Ils ont eu peur aussi. Très peur. 

En somme, on tente avec eux. On expérimente. Ensemble. En ne tenant pas compte de « l’infotainment » permanent. En nous tenant à distance des discours politiques. C’est ce que nous avons risqué quand il y a eu des attentats. A Paris, à Bruxelles. Parfois à l’opposé de ce que les circulaires ou programmes veulent nous imposer, c’est-à-dire ce monde qui serait uniquement autocentré sur l’attente du jeune. Non, avec les élèves critiques et parfois limites dans leur interpellation, nous avons approfondi, élargi le monde. Ils se sont interrogés. Ils ont critiqué. Ils ont eu peur aussi. Très peur. C’est peut-être ce qui me frappe le plus et le point sur lequel les médias ont le moins focalisé leur attention. Ils ont eu peur. Pour leurs proches. La STIB, l’aéroport, Maelbeek. Pour beaucoup d’entre eux, c’était le possible effroi de voir l’un des leurs parmi les décombres. Leurs parents travaillent dans ces lieux, dans ces secteurs. L’école se trouve très près de Maelbeek. Des élèves aussi pouvaient être là. Ils ont eu peur. Il a fallu d’abord gérer cette peur. Cette angoisse. Ensuite, la peur d’être amalgamés. Cela a été la deuxième phase. Dans la journée et par la suite. Sans même savoir qui avait fait quoi. « Ils vont nous dire que c’est encore de notre faute ». « Les musulmans vont encore s’en prendre plein la gueule ». « Vous allez voir, Monsieur, je vais me faire arrêter en sortant de l’école ». « Vous, Monsieur, vous n’aurez jamais ce problème ». « On est belge, pas belge. Ils vont nous bassiner avec tout cela ». « On est là. On ne sait pas trop en fait. Moi, j’ai juste peur pour moi et ma famille. Des terroristes, mais aussi de la suite ».

Comprendre et confronter

Comment répondre aux questions à propos de l’identité ? Des cohabitations des religions ? Aux filières scolaires ? Aux métiers cloisonnés ? Ce sont ces questions que nos élèves nous posent, parfois brutalement. Ils ont de l’empathie. Pour les victimes quelles qu’elles soient. Mais on sent que c’est moins le cas parfois pour la posture institutionnelle du pays ou plutôt pour ce qu’ils appellent « le cinéma des politiques et des médias ». Les répétitions journalistiques lancinantes sur l’identité religieuse, sur leur statut de citoyen à part entière. Cela les braque. Ils se sentent jugés. Pris à nouveau comme des citoyens de seconde zone. « Ces gens-là », en somme. C’est avec cette grille de lecture qu’ils nous interpellent. Notre réponse, c’est de condamner les violences, mais aussi d’essayer de comprendre avec eux ce qui se passe. D’appréhender nos rôles respectifs et la construction des identités au travers du regard des autres. Les différences entre les pouvoirs.

La force des médias

Je sais qu’aujourd’hui, ce n’est pas toujours bien vu d’essayer de comprendre. Pourtant, c’est le pari. À partir de travaux à propos de l’histoire de l’immigration en Belgique. Les mettre en mouvement de réflexion. Partir du Congo par exemple. Ou des Italiens, des Marocains, des Turcs. On apprend, en diversifiant les histoires, sans cibler une population en particulier. On fait le travail de mémoire, d’identité, avec les faces sombres de chacun. Voir que les Italiens, les Espagnols, les Portugais ont subi les mêmes problèmes à leur arrivée. On explique. Ce qui a été fait, les contextes, les combats sociaux. Les mouvements féministes, parce que tout est amalgamé dans les médias, dans les discours : la place de la religion et celle de la femme. Avec eux, ensemble. Les entendre nous expliquer leur culture. Ne pas comprendre certaines choses. Tenter de resituer les contextes. Nos élèves ne sont pas de la marchandise. Ce sont des citoyens à part entière. Pas uniquement des chiffres accumulés dans des statistiques de future mise à l‘emploi.
Nous avons pris le temps de nous confronter, les élèves et moi, de chercher, de penser aussi que nous pouvons rester sans réponse parce que nous ne sommes pas omniscients. Ni eux, ni moi, ni mes collègues, ni les hommes politiques et les journalistes, même s’ils essaient de nous faire croire le contraire. Le plus important peut-être, c’est que nous avons grandi en cherchant, en nous confrontant. Mais ensemble. Nous avons en somme « bricolé » ensemble sur base de connaissances, de recherches, mais aussi du public qui fait l’école dans laquelle je travaille. Ces lignes ne représentent que mon cheminement et de celui de quelques élèves. Pas le système scolaire dans son entièreté.

Donner du sens

Les bases étaient présentes depuis les années 80, et le sont toujours actuellement, pour que tout explose, et amènent certains à prendre des chemins violents. L’École peut amener les élèves à développer des capacités à penser le monde, à être critique, à avoir des outils de compréhension du monde et de justice sociale, d’éthique. Elle peut. Mais elle ne peut rien si les acteurs socioéconomiques et politiques ne construisent pas un monde qui soit basé sur ces valeurs. Et on en est très loin. Elle ne pourra rien non plus si on lui demande de former uniquement des « robots humains » dépourvus de capacité critique et de réflexivité, juste bons à être des « qualifiés » d’une chaîne de compétences techniques. Les unités d’apprentissages vont malheureusement dans ce sens.
En somme, ce que je veux dire, à partir de mon expérience, c’est qu’il convient de confronter les élèves à la question du sens, des modalités de sa constitution, des conditions de sa validité, et de les préparer ainsi à vivre dans une société pluraliste ou plurielle, avec eux. Pour leur permettre de comprendre ce qui est dit, mais aussi de relativiser, et de changer les choses avec les outils démocratiques. Poser ce constat aujourd’hui ne va pas de soi. Le radicalisme, le terrorisme, mais aussi « l’infotainment » et les discours parfois totalitaires de certains politiques mettent en évidence que les jeunes sont face à deux défis importants : d’une part, élucider leur expérience quotidienne dans un monde en mutation et d’autre part, élaborer une capacité réflexive et critique, en ayant acquis une méthode rigoureuse d’argumentation, de problématisation et de conceptualisation.
C’est sur cette base que nous pouvons alors demander plus à l’École et espérer développer des citoyens responsables, exigeant des politiques publiques plus saines, qui réduisent les inégalités spatiales, sociales et produisent plus d’équité. C’est sur cette base que nous pouvons penser que la « Cité » pourra entrevoir des jours meilleurs. Dans une sorte de cercle vertueux.
Le problème ? Ce n’est pas « sexy ». Ce n’est pas « bankable » pour les entreprises et pour le marché. D’après moi, il y a peu d’espoir d’avoir un changement global. Les médias signalent chaque jour les différences et les injustices sociales. La pauvreté augmente. Les investissements dans le secteur public sont limités. Le Pacte d’excellence se construit pour pérenniser un système global de réduction de la pensée critique 1. Il convient peut-être d’aller voir « Tout autre chose » 2... pour le développement d’une tout autre École. Surtout, aujourd’hui, faute de cette révolution copernicienne de la société, il faut miser, sans certitude, sur l’intelligence de nos élèves, et de mes collègues porteurs de sens afin que tout n’explose pas à la « gueule ». Définitivement.
Nicolas Dauphin : enseignant et sociologue

1. Le Pacte d’excellence met en exergue une adéquation totale, dénuée de sens critique, entre le marché du travail, les entreprises et le monde scolaire. Par ailleurs, il n’y a aucune mesure claire, malgré le constat fait, pour lutter contre le quasi-marché scolaire.
2. Voir : www.toutautrechose.be

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