Photo temps copyright Jon HathawayDans la vie de tous les jours comme au travail, le constat est unanime : « le temps passe trop vite ». Depuis des décennies, tout semble s’accélérer. Le phénomène n’est pas sans conséquence : rythmes insoutenables, burnouts, etc. Pour y faire face, deux voies se dégagent : mieux gérer son temps ou tenter de le ralentir. Avec, en filigrane, une même volonté : maîtriser son rapport au temps. Analyse d’un phénomène au long cours.

«Au secours, tout va trop vite ! », « la tyrannie de la vitesse », « le culte de l’urgence »... Le « malaise dans la temporalité » semble se raconter par une critique de « l’accélération d’à peu près tout » 1. On constate l’accélération des changements sociaux, des rythmes de vie, de l’obsolescence technologique. On dénonce la « génération zapping », les difficultés pour les (jeunes) personnes de s’inscrire dans des relations durables, ou de reconnaître l’importance du passé. Dans le travail, on se dit soumis à la dispersion et à l’intensification du temps, ainsi qu’aux injonctions et échéances difficiles à respecter. Cette accélération est ainsi désignée comme la grande coupable de toute une série d’effets sur la santé, sur le bien-être (au travail) et sur la politique.
Si on peut effectivement constater que les choses se font plus vite qu’avant et que nos agendas sont souvent chargés, cette forme d’expérience du temps n’épuise pas les manières multiples de vivre le temps, et ne concerne pas tout le monde de la même manière. Le malaise par rapport aux cadres temporels sociaux n’est pas non plus très nouveau, même s’il se présente de façon spécifique. Ce qui paraît inédit, c’est l’injonction de maîtrise de son rapport au temps.

La modernité comme accélération

L’accélération dénoncée aujourd’hui est en réalité un processus lent, initié au 16e siècle lorsque, petit à petit, ont émergé les valeurs de raison et de progrès. C’est à cette époque, et plus radicalement à partir de la révolution industrielle, que s’est diffusée une vision instrumentale du temps. Partant de là, les progrès techniques et technologiques ont contribué à la possibilité de « faire les choses plus vite », à réduire les temps de communication et à augmenter le nombre de choses à mener en parallèle. Ces avancées ont participé à densifier « le temps », ce qui peut entraîner ces sentiments d’urgence et d’accélération. Harmut Rosa 2 soulève que si cette accélération est due aux progrès techniques, d’autres moteurs sont identifiables : le moteur économique qui fait de l’accélération une contrainte dans une économie capitaliste ; le moteur culturel, où la vie est considérée comme « dernière opportunité » durant laquelle il s’agit de s’accomplir ; le moteur socioculturel enfin où l’accélération permet de disposer de la possibilité de revenir dans un avenir proche sur des choix laissés de côté. On temporalise la complexité, en quelque sorte.
L’accélération se serait alors « emballée » à un point tel que le projet même de la modernité s’en verrait aujourd’hui menacé. Les identités sont mises en péril par le court-termisme et on assiste à une désynchronisation entre des temps sociaux qui ne s’accélèrent pas de manière égale (l’évolution technique versus les temps politiques ou éducatifs, par exemple). Certains y relèvent ainsi le risque de délitement de la vie sociale par nos vies pressées : « La vitesse par sa violence devient un destin en même temps qu’une destination. Nous n’allons nulle part, nous nous contentons seulement de partir et de nous départir du vif, au profit du vide de la rapidité » 3.
Du point de vue politique, la question que pose notamment la lecture des maux du temps par le prisme de l’accélération est celle des inégalités qui se dessinent entre ceux et celles qui savent suivre le rythme effréné de nos sociétés (ou « qui aiment ça ») et ceux qui n’y parviennent pas 4.
Si cette thèse peut être convaincante, elle ne permet toutefois pas de comprendre certains éléments qui se donnent à voir aujourd’hui, notamment le succès – relatif – que rencontrent certaines réponses à ces « maux du temps » ou l’indéniable constat que tout ne se vit pas sur le mode de l’accélération.
 L’accélération dénoncée aujourd’hui est en réalité un processus lent, initié au XVIe siècle. 

La volonté de maîtrise du temps

Face aux difficultés énumérées, une série de réponses pratiques se développent depuis les années 80-90. Elles prennent notamment deux orientations : d’une part, des offres de formation et d’accompagnement en « gestion du temps » 5 qui se donnent pour objectif d’aider les personnes à affronter certaines difficultés sur la scène professionnelle principalement (sans toutefois s’y limiter) et d’autre part, des mouvements ayant pour objectif de promouvoir des relations alternatives au temps, tels que les mouvements « slow » ou « simplicitaires ». Ces deux types de réponses paraissent a priori très éloignés. En témoigne d’ailleurs le sort qui leur est généralement réservé dans les travaux en sociologie : la « gestion du temps » étant plutôt étudiée comme un dispositif, parmi d’autres, de nouveaux modes de management exigeant des individus d’intérioriser les contraintes de l’entreprise afin d’être plus productifs 6 ; les mouvements « slow » et alternatifs étant, pour leur part, abordés comme des nouvelles formes d’engagement politique 7.
Or ces réponses partagent des propositions communes. Y est valorisée l’action « qui vient de soi », c’est-à-dire que la personne est invitée à se positionner par rapport à ce qui lui arrive, à ce qui lui est imposé « de l’extérieur » (de la part d’une organisation ou de la « société » en général). Est également mise en avant l’idée de guider nos actions en cohérence avec les valeurs que l’on se donne. Enfin, l’individu est invité à retrouver une forme de contrôle ou de maîtrise du temps. C’est ainsi qu’un coach en gestion du temps affirme que « beaucoup de gens subissent le temps plus qu’ils ne le maîtrisent ; le temps doit donc être géré pour faire face à des rythmes pour lesquels l’être humain n’est pas fait et qui conduisent aux burnouts ou à des dysfonctionnements majeurs ». La proposition est alors de ne plus subir les contraintes temporelles qui ne nous conviennent pas et occasionnent une série de symptômes, de reprendre un rôle actif dans notre relation au temps. De travailler, en somme, sa relation au temps et de changer certains comportements ou habitudes.
 Le dispositif disciplinaire par le temps a été central dans l’essor du capitalisme industriel.  

À partir des lignes de conduite proposées par ces dispositifs ou nouveaux mouvements sociaux, l’idée peut être avancée que ce n’est peut-être pas tant l’accélération qui guide la façon dont on vit le rapport au temps, mais qu’il se caractérise probablement davantage par la volonté de le maîtriser, que celle-ci soit effective ou pas.

Les racines modernes

Il apparaît ainsi que « bien gérer son temps et bien le vivre » deviendrait une injonction sociale, qui se décline selon des modalités spécifiques. Depuis les années 90, « la gestion du temps » est effectivement à la mode. En s’organisant mieux, en établissant des priorités, en déléguant des tâches secondaires, en surveillant nos rythmes d’activité, ces principes sont proposés pour nous rendre plus efficaces, moins stressés et pour dégager un peu de temps à consacrer à des choses « qui comptent ». Mais ces principes ont néanmoins des origines plus anciennes.
Le dispositif disciplinaire par le temps a en effet été central dans l’essor du capitalisme industriel 8. La préoccupation morale et politique à cette époque était l’amélioration de la vie en société. Cette amélioration, avec les Lumières, se base alors sur la science et elle trouvera dans l’utilisation efficace des machines une assise matérielle et technologique. Aussi le rythme des machines constituera une référence pour penser l’organisation du travail des hommes. C’est selon cette philosophie que F.W.  Taylor fondera le management moderne ; son fondement scientifique donne alors toute sa légitimité au pouvoir exercé. « Son modèle se voulant scientifique, a-t-il besoin d’être justifié ? Les résultats de la science ne sont-ils pas indiscutables ? [...]Weber comme Taylor avaient compris le rôle vital du savoir et de la connaissance dans l’exercice du pouvoir. Dans l’organisation moderne, toute autre forme d’autorité serait contestée comme abusive ou arbitraire » 9.
L’organisation scientifique du travail qui émerge à cette époque s’attellera avec Taylor à définir la meilleure manière possible de produire : définition des durées passées aux machines, mesure du temps nécessaire pour usiner un produit, inculcation d’une discipline du temps. On pense au travail à la chaîne dont les effets déshumanisants sont représentés au cinéma en 1936 par Charlie Chaplin dans « Les temps modernes ». Malgré de violentes critiques, les ingénieurs diffuseront massivement et dans tous les pays les idées de Taylor. Les dispositifs de gestion du temps, ou « time management » à l’américaine, ont pris corps dans ce contexte, mais en amenant petit à petit le facteur humain – et les études des sciences humaines – au cœur de l’entreprise.
Le terme de « time management » n’apparaît ainsi explicitement que dans les années 40 aux États-Unis. Il gagnera le fonctionnement des entreprises européennes lors des échanges prévus dans le cadre du plan Marshall entre celles-ci et des experts américains 10. À cette époque, le principe de la gestion du temps était spécifique et adressé uniquement aux managers (fonction nouvelle dans les entreprises naissantes). Du point de vue des experts américains, de l’attitude constructive de la direction dépendent la motivation et la bonne attitude au travail des ouvriers. Les techniques de gestion du temps à l’américaine s’inscrivent donc bien dans la mouvance des sciences de gestion des années 60, qui intègrent les facteurs humains dans l’industrie, considérés comme gages d’efficacité et de productivité autant que ne l’est la maîtrise des éléments techniques.
À partir des années 80-90, on assiste à un engouement et à une diffusion des principes de gestion du temps dans les formations, les coachings...
À partir des années 80-90, on assiste à un engouement et à une diffusion des principes de gestion du temps dans les formations, les coachings et les ouvrages de self-help. Les principes de base sont repris et remis au goût du jour. Ce n’est plus seulement l’efficacité qui est recherchée, même si elle demeure centrale. S’y ajoutent des critères existentiels quand il s’agit de considérer que « ce que l’on fait de son temps, c’est ce que l’on fait de sa vie », mais aussi la valorisation de parvenir à jongler avec les rythmes qui procure en soi un sentiment de satisfaction, ou encore l’idée de parvenir à « goûter » le temps, à le faire ralentir et à avoir le sentiment d’en « avoir plus ». Outre les cadres d’entreprises, ces outils s’étendent désormais à un public plus large : des formations en gestion du temps fleurissent pour à peu près tous les publics (fonctions de travail diverses, entrepreneurs et indépendants, seniors et pensionnés, etc.). Enfin, ces techniques sont proposées pour adresser des questions nouvelles : la « conciliation » des temps professionnels et privés, la préservation de soi après un burnout, ou, plus largement, pour « vivre mieux » et jouir d’un sentiment de satisfaction.

Accessible à tous ?

Le principe général sur lequel repose l’idée de maîtrise du temps est celui de l’auto-observation de son emploi du temps et de l’explicitation des projets que l’on veut réaliser dans un futur plus ou moins proche. Il s’agit aussi de s’ajuster suffisamment aux rythmes et injonctions que l’on rencontre au quotidien tout en ne se faisant pas dominer par eux. S’ajoute à cela, la proposition de pouvoir « être dans l’ici et maintenant », à être pleinement dans le présent, en alignant la pensée à l’action que l’on est en train de mener. Est ainsi valorisée une forme de rapport au temps guidée par une intentionnalité.
Ainsi, la maîtrise individuelle du temps devient une « fiction opératoire » 11, c’est-à-dire qu’elle constitue un récit qui donne des orientations pour opérer des choix, tandis que sont dévalorisés certains types de rapport au temps. Il est ainsi plus désirable d’avoir des projets que de se laisser aller au gré des opportunités, de prendre du temps pour soi quand ce temps est décidé que lorsqu’il dépend des aléas, de savoir se concentrer et être pleinement dans le présent plutôt que de subir un présent par défaut et de ne pas savoir de quoi demain sera fait. En somme, le rapport actif au temps devient un standard par lequel s’opèrent des jugements et des évaluations. À titre illustratif, les personnes en situation de précarité bénéficiant d’un accompagnement vers l’emploi sont enjointes de formuler un projet et de se raconter sur le mode biographique. Une ambivalence se dessine alors par le fait que le projet est à la fois une valeur et une norme. Le projet est ainsi considéré comme un moteur d’émancipation, quelles que soient par ailleurs les conditions de vie réelles. Mais il opère aussi comme une norme quand, du point de vue des politiques d’emploi, être « motivé à travailler » ne suffit plus pour être considéré comme « employable » : il faut pouvoir exprimer un projet à travailler.
Sous cet angle, la question des inégalités semble alors plutôt se dessiner entre les bénéficiaires de moyens et de conditions permettant d’adopter ou de s’approcher d’un mode de vie et d’un rapport au temps en cohérence avec leurs aspirations (que ce rapport au temps soit rapide ou lent dans les faits) et ceux qui ne peuvent y prétendre. #


Lotte Damhuis :  Doctorante en sociologie (Centre Interdisciplinaire
de Recherche Travail État et Société - UCL)

Credit photo : Jon hathaway


1. Les expressions entre guillemets sont empruntées des titres, respectivement, du Monde Magazine du 28 août 2010 ; du n°239 de Sciences Humaines de juillet 2012 ; de l’ouvrage de Nicole Aubert, Le culte de l’urgence, Paris, Flammarion, 2003 ; de l’ouvrage collectif de Paul Zawadski, Le malaise dans la temporalité, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002 ; et, enfin, de l’ouvrage de James Gleick, Faster : The acceleration of just about everything, New York, Pantheon books, 1999.
2. Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La découverte, 2010.
3. Paul Virilio, L’horizon négatif, Paris, Editions Galilée, 1984, pp.40-41.
4. Cette thèse est notamment soutenue par Nicole Aubert,
« Violence du temps et pathologies hypermodernes », Cliniques méditerranéennes, 2008, vol.2, n°78, pp.23-38, et Richard Sennett, Le travail sans qualité. Les conséquences humaines de la flexibilité, Paris, Albin Michel, 2000.
5. Ces dispositifs varient dans leur appellation : « gestion du temps », « réduction du stress au travail », « organisation efficace », etc. Mais leur contenu repose sur des bases communes.
6. Voir notamment : Nicole Aubert, « Du système disciplinaire au système managinaire : l’émergence du management psychique », in Jean-Philippe Bouilloud et Bernard-Pierre Lécuyer (dir.), L’invention de la gestion. Histoire et pratiques, Paris, L’Harmattan, 1994, pp.119-133 ; ou Scarlett Salman, « Un coach pour battre la mesure ? La rationalisation des temporalités de travail des managers par la discipline de soi », Revue d’anthropologie des connaissances, 2014, vol.8, n°1, pp.97-122.
7. Voir notamment : Emeline De Bouver, « La simplicité volontaire »,
in Geoffrey Pleyers (dir.), La consommation critique : mouvements pour une alimentation responsable et solidaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2011, pp.171-194 ou, de la même auteure, « Le choix de la cohérence », Politique, n°90, mai-juin 2015, pp.45-48.
8. Edward Palmer Thompson, « Time, work-discipline and industrial capitalism », Past and Present, 1967, n°38, pp.56-97.
9. Lusin Bagla, Sociologie des organisations, Paris, La découverte, 2003 [1998], p.26.
10. Luc Boltanski, « America, America...
Le plan Marshall et l’importation du ‘management’ », Actes de la recherche en sciences sociales, 1981 , vol.38, pp.19-41.
11. Abraham Franssen, « Activation et mise en circulation: une fiction opératoire », in Vivianne Châtel (éd.), Les temps des politiques sociales, Fribourg, Academic Press, 2008, pp.201-212.

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