Photo interview 1Avec une espérance de vie de plus en plus longue et un faible taux de natalité, l’Europe des 28 vieillit. Il en résulte un risque de pénurie de main-d’œuvre et une pression sur les systèmes de retraite des États. Dans ce contexte, l’arrivée de nombreux migrants n’est-elle pas une opportunité pour les pays de l’Union ? Éléments de réponse avec Bruno Schoumaker, démographe à l’Université catholique de Louvain.
 
Quel est l’état des lieux de la démographie en Europe ?
 
Le côté positif, c’est que l’Europe est l’un des continents pour lequel l’espérance de vie est la plus élevée. Par contre, le taux de natalité y est très faible. Globalement, la natalité se situe en dessous du niveau de remplacement. Autrement dit, la natalité ne permet pas de contrebalancer, à long terme, la mortalité. L’Europe est donc un continent vieillissant, qui a une croissance démographique très faible, celle-ci résultant essentiellement de l’immigration. Mais il existe toutefois des disparités entre pays.
 

Quelles sont ces disparités ?

Les pays du nord de l’Europe se distinguent autant en ce qui concerne leur natalité que leur espérance de vie. La France et l’Irlande sont également dans le peloton de tête. Dans le sud de l’Europe, des pays comme l’Italie sont bien placés en termes d’espérance de vie, mais ont une natalité assez faible. De manière globale, on peut tirer le même constat pour les autres pays de l’Europe méridionale (Espagne, Portugal, Grèce) et de l’Europe de l’Est (Roumanie, Bulgarie). L’Autriche et l’Allemagne sont deux autres exemples de pays où la natalité est assez faible. La Belgique est à situer dans la bonne moyenne, plutôt en début de peloton.

 
Comment expliquer de telles différences ? 

Il y a plusieurs facteurs qui entrent en ligne de compte. Outre certaines raisons économiques ou culturelles, l’une des principales causes de la plus forte natalité dans les pays du nord, ce sont les politiques de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. Elles y ont été développées plus tôt. Ce sont des pays qui ont connu, dans le passé, une baisse de natalité assez forte et qui ont réagi en mettant les moyens politiques et financiers pour inverser la tendance. 

 
À quelles politiques de conciliation faites-vous allusion ? 

L’existence de crèches en nombre important et à un coût raisonnable, par exemple. Ajoutons aussi les possibilités de congé parental, certaines déductions fiscales... En Europe, c’est là où les femmes travaillent le plus qu’elles ont le plus d’enfants. En Italie ou en Allemagne par exemple, ce n’est pas le cas. La concurrence y est terrible entre travail et maternité. À tel point qu’il s’agit souvent de choisir entre les deux ! La situation est assez récente, car, dans les années 60, il n’existait nulle part de politiques de conciliation entre travail et vie familiale. Les pays où les femmes travaillaient le plus étaient donc ceux avec le plus faible taux de natalité. 

 
La crise financière a-t-elle eu un impact ?

À nouveau, cela varie fort d’un pays à l’autre. Dans les pays du sud de l’Europe, où le chômage est très important, la crise a eu tendance à retarder la mise en couple et la première naissance. En Belgique, et dans pas mal d’autres pays européens, l’impact a été moindre. Nous vivons dans un pays où ce qu’on appelle le « coût de l’enfant » est moins à charge des familles qu’aux États-Unis, par exemple. Chez nous, la natalité est subsidiée par les allocations familiales, les crèches publiques... 

 
 Un mot sur la pyramide des âges européenne ?
 
Elle résume assez bien la situation : la population européenne vieillit et va continuer à vieillir. Mais ce n’est pas un phénomène nouveau. Un indicateur classique pour caractériser cette pyramide des âges, c’est la proportion des 65 ans et plus. On en est aujourd’hui entre 15 et 20 % selon les pays. Et cela va aller en augmentant (NDLR : Eurostat s’attend à ce que les personnes de 65 ans et plus représentent 28,7 % de la population de l’UE en 2080). 
 
"Il est raisonnable de penser que la population européenne va diminuer dans les 20 à 30 prochaines années"
 Certaines études annoncent que la population pourrait diminuer en 2035-2040. Qu’en pensez-vous ? 

Ce sont des projections. Les résultats diffèrent très fort selon les sources (Eurostat, les Nations Unies, les États...). Pour la Belgique, selon les projections à 2060, les chiffres varient entre 13 et 16 millions d’habitants. Mais compte tenu des évolutions récentes d’espérance de vie et de natalité, il est raisonnable de penser que la population européenne va diminuer dans les 20 à 30 prochaines années. Globalement, cela va dépendre de l’immigration, qui est le principal moteur de la croissance démographique. En Belgique, c’est trois quarts de la croissance démographique ! Et ce, depuis une vingtaine d’années. Au niveau européen, il s’agit toutefois de relativiser : dans l’éventualité où l’on passe de 500 à 480 millions d’habitants, nous ne sommes pas dans un phénomène de transformation radicale en termes de population. 

 
Quelles sont les conséquences de cette baisse probable de la population européenne ?
L’une d’elles est une diminution de la main-d’œuvre. C’est ce que l’Allemagne observe en ce moment. Avec une baisse de la population en âge de travailler, il y a une difficulté à pourvoir des postes dans certains secteurs. Ce qui a évidemment une influence sur l’économie. C’est une des raisons pour laquelle il y a, en Allemagne, une ouverture plus forte à l’immigration que dans d’autres pays. Une autre conséquence, c’est que les systèmes de retraite reposent sur une pyramide des âges dans laquelle les actifs sont suffisamment nombreux pour financer les retraites des inactifs. Ce qui risque de ne plus être le cas en Allemagne, où on se retrouve avec un rapport de dépendance défavorable. Une troisième retombée se situe au niveau politique : lorsque l’Afrique subsaharienne va passer de 1 à 4 milliards d’habitants d’ici à la fin du siècle, cela signifie que, dans moins de 100 ans, on atteindra un ratio de 1 à 8 par rapport au nombre d’Européens. Les rapports de force politiques peuvent évidemment en être affectés...
 

L’Union européenne a-t-elle les clés pour agir sur sa démographie ? 

Sauf bouleversement majeur, l’espérance de vie va continuer à augmenter. Au niveau de la natalité, les clés pour agir se situent surtout au niveau des États membres. Se pose ici la question de l’immigration qui est donc, depuis quelque temps et pour longtemps encore, le véritable facteur de croissance démographique en Europe. Il n’est pas interdit de se satisfaire d’une population qui décroît. Mais si ce n’est pas le cas, il est temps de se poser les bonnes questions au niveau des politiques migratoires. Avec la crise des réfugiés, l’atmosphère générale n’est toutefois pas favorable à une plus grande ouverture aux flux migratoires. 

 
 Qu’en est-il du calcul coût-bénéfice de l’immigration ?

 La grande majorité des économistes démontre que l’immigration rapporte plus qu’elle ne coûte pour les États. Cela dépend toutefois de nombreux facteurs, dont le niveau de qualification des migrants. Évidemment, d’autres éléments entrent en compte : un pays comme la Grèce qui subit une pression migratoire énorme n’est pas à mettre sur le même pied que la Belgique. Une autre difficulté est qu’actuellement, les opinions publiques de toute une série d’États sont très négatives à l’idée d’accueillir des migrants. C’est flagrant en Europe de l’Est, mais ce n’est pas évident chez nous non plus, contrairement à certains pays d’Europe du Nord.

 Selon vous, cette vague migratoire est-elle une opportunité pour l’Europe ?
 
La situation est là. Il y a eu, l’année dernière, environ 1.200.000 demandeurs d’asile qui sont arrivés en Europe. Certains vont rester, d’autres vont repartir. La question majeure est de savoir comment faire en sorte que ces personnes s’intègrent aux niveaux économique et social, qu’elles puissent contribuer à l’économie européenne, mais surtout vivre décemment et se fondre progressivement dans la société. Il faut aussi rappeler que ce chiffre (1.200.000 demandeurs d’asile) est certes élevé, mais qu’il n’est pas démesuré par rapport à l’immigration habituelle en provenance de pays tiers. En 2013, 1.700.000 de citoyens de pays tiers ont émigré en Europe, dont environ 500.000 demandeurs d’asile. Les ordres de grandeur ne sont donc pas beaucoup plus élevés depuis la crise, et c’est d’autant plus vrai que tous les demandeurs d’asile ne vont pas rester en Europe. L’impact démographique est donc relatif. 
Graphique interview1
 
Que penser de la théorie du « grand remplacement » 1 que véhicule l’extrême droite ?
 
C’est une théorie farfelue à bien des égards. Il suffit de lui opposer la réalité des chiffres. Prenons le cas de la Belgique, qui est un pays d’immigration. La proportion de personnes d’origine étrangère y reste largement minoritaire. Celles-ci s’intègrent d’ailleurs progressivement dans la société belge, sans souci majeur sauf évidemment pour... ceux à qui une couleur de peau ou une confession différentes posent problème ! 
Dans notre pays, il y a environ 1.200.000 personnes de nationalité étrangère, soit 10 %. En ce qui concerne le nombre de personnes qui étaient étrangères à la naissance, on arrive à 2.155.000, soit moins de 20 % de la population belge totale (voir graphique). Mais soyons clair : la crainte des partisans de la théorie du « grand remplacement », ce n’est pas d’être remplacés par des Français... Or, parmi les personnes étrangères à la naissance, il y en a 1.120.000 issues de l’Union européenne. Donc à peine plus d’un million de personnes issues de pays tiers. Il y a une certaine stabilité, même si l’immigration a un peu augmenté ces dernières années. 
Bien sûr, il y a toujours une petite part de la population, plus visible, qui est moins bien intégrée. Mais l’une des raisons est qu’elle est localisée dans certains lieux plus densément peuplés, avec une certaine ghettoïsation. En termes démographiques, absolument rien ne permet de dire qu’il y aura un « grand remplacement » ! Par contre, qu’il y ait plus de brassage des cultures, ça, c’est une évidence. C’est même inéluctable. Cela fait tout simplement partie de l’histoire de l’humanité et de la Belgique. 
 
Que penser de l’ouverture des frontières comme réponse à la crise des réfugiés ?
 
Ouvrir grand les portes, sans contrôle, cela pourrait évidemment être délicat. Mais il existe de la marge entre l’ouverture totale des frontières et les politiques restrictives prônées actuellement par l’Union européenne. Cette dernière pourrait, par exemple, envisager une immigration économique plus forte. Aujourd’hui, en Belgique, les grands canaux d’immigration sont les suivants : regroupement familial, demande d’asile, études. Mais l’immigration économique est quasi nulle ! 
Par ailleurs, il a été montré dans de nombreux travaux que plus on complique l’accès au territoire, plus les migrants sont dans des stratégies d’installation à long terme. Alors que quand les portes sont plus ouvertes, le va-et-vient est plus fréquent. On a étudié ce phénomène au Mexique, mais aussi avec l’immigration africaine vers l’Europe. Ouvrir les frontières n’est donc pas forcément synonyme d’immigration massive, de flux beaucoup plus importants et d’installation à long terme. Cela peut par contre avoir pour conséquence de changer le profil de l’immigration et de la dynamique migratoire. # 
 
Propos recueillis par Nicolas ROELENS
1. La théorie du « grand remplacement » est une théorie notamment défendue par l’écrivain français Renaud Camus, proche du Front national, qui craint le « remplacement » du peuple français « de souche » par d’autres peuples, principalement venus du Maghreb et d’Afrique. En 2013, il lançait un manifeste intitulé « Non au changement de peuple et de civilisation » (NDLR).