Photo Fiscalit copyright Alf MelinDe l’avis de nombreux observateurs, une des conditions pour faire advenir une autre Europe est de juguler la concurrence fiscale à laquelle se livrent les États membres de l’Union européenne. Plus facile à dire qu’à faire ? Pour répondre à cette question, il est indispensable de décrire les instruments que possède (ou non) l’Union européenne pour freiner le dumping fiscal. Et d’analyser ce qui a été accompli au cours des dernières années ainsi que tout le chemin qu’il reste à parcourir.

Il est courant de lire que l’Union européenne n’a pas de pouvoir fiscal. C’est vrai et faux à la fois. C’est vrai : les États membres gardent le pouvoir d’établir la plupart de leurs impôts de la manière qu’ils jugent la plus opportune (matière imposable, taux, exonérations, incitants fiscaux) et, surtout, de percevoir les recettes générées par ces impôts. Près de 60 ans après le traité de Rome, il n’y a toujours pas d’impôt européen. Et cela n’est pas près de changer : la fiscalité est considérée par certains pays comme un des derniers bastions de la souveraineté nationale. Mais dire que les États membres exercent leurs compétences fiscales sans aucune influence européenne serait également erroné. Certains domaines de la fiscalité ont été harmonisés au fil du temps, à des degrés divers. Par ailleurs, les États membres doivent respecter les règles du droit européen lorsqu’ils exercent leur compétence fiscale. Par exemple, le droit européen limite fortement la possibilité qu’ont les États membres d’octroyer des incitants fiscaux aux entreprises. De plus, l’Union européenne joue un rôle moteur dans le renforcement de la transparence fiscale à l’échelle internationale (levée du secret bancaire, échange de renseignements, coopération entre administrations).

De l’union douanière à l’union économique

L’impact du droit européen sur les compétences fiscales des États membres a évolué au cours du temps, suivant la même logique que celle de l’intégration européenne. On est en effet passé d’une union entre six États fondateurs sur des matières très ciblées (le charbon et l’acier) à une Union européenne comprenant aujourd’hui 28 pays, dont certains partagent même une monnaie commune (l’euro).
Sur le plan fiscal, les États ont évolué d’une union douanière vers une union économique, basée sur l’idée de marché intérieur, dans laquelle certains impôts ont été harmonisés. Depuis 1968, les États membres font partie d’une union douanière, ce qui implique que les droits de douane entre eux ont été supprimés et que les droits perçus aux frontières extérieures de l’Union sont perçus de manière uniforme. De plus, les droits de douane sont en grande partie reversés par les États membres à l’Union européenne ; il s’agit d’une des quatre « ressources propres » du budget de l’Union, couvrant un peu plus de 10 % de celui-ci. Par ailleurs, en matière de TVA et d’accises, des directives européennes – que les États ont l’obligation de transposer – définissent la structure de ces impôts. Par exemple, la directive TVA définit quelles entreprises sont soumises à la TVA, identifie les opérations qui peuvent bénéficier d’exonérations (comme les soins de santé ou l’enseignement) et interdit même aux États membres de fixer un taux normal de TVA inférieur à 15 % (avec, toutefois, des possibilités de fixer des taux réduits pour certains biens et services).
En matière d’impôts sur le revenu, des règles de coordination ont également été adoptées, mais elles sont plus rares : elles visent par exemple la double imposition des sociétés ou l’échange de renseignements entre administrations fiscales.
Au-delà des règles d’harmonisation, les États membres ont l’obligation de s’assurer que leur système fiscal respecte les principes généraux de l’Union européenne, en particulier la liberté de circulation des personnes, des entreprises, des marchandises, des services et des capitaux et l’interdiction des aides d’État. Ainsi, il n’est pas rare que la Commission européenne ou la Cour de justice considère que certaines règles fiscales ressortant de la compétence souveraine des États membres sont contraires au droit européen et doivent donc être modifiées ou abrogées. À titre d’exemple, on peut citer la récente décision de la Commission européenne du 11 janvier 2016 qui a considéré que le système belge des « excess profit rulings » (voir encadré) constituait un avantage fiscal interdit mis en place en faveur d’entreprises multinationales.
Mais le droit européen peut aussi concerner les particuliers : en 2013, la Cour européenne de justice a estimé que les avantages fiscaux octroyés pour enfants à charge aux résidents belges travaillant à l’étranger étaient calculés de manière moins favorable que les avantages octroyés aux contribuables qui travaillaient en Belgique. La Belgique a donc dû modifier sa législation en la matière 1.
L’Union européenne opère aussi un certain contrôle sur la politique fiscale des États membres. Suite à la crise économique de 2008, la Commission a introduit de nouvelles règles de gouvernance économique au sein des États membres. L’objectif est de coordonner et de contrôler la manière dont ces derniers, en particulier ceux de la zone euro, envisagent leur politique économique et budgétaire afin de s’assurer de leur stabilité économique. C’est ainsi que, chaque année, la Commission européenne émet une série de recommandations à la Belgique concernant notamment sa politique fiscale et en évalue le suivi. Dans un rapport du 26 février 2016, la Commission européenne a jugé positivement le tax shift du gouvernement fédéral en ce qu’il fait baisser les coûts salariaux. Elle a néanmoins également mis en garde. Selon la Commission, « le virage fiscal n’exploite cependant qu’une partie des possibilités offertes par le déplacement de la charge fiscale vers des assiettes plus propices à la croissance, y compris la réforme de la fiscalité environnementale et la suppression des subventions préjudiciables à l’environnement. Un exemple frappant est le traitement fiscal favorable des voitures de société et des cartes-carburant (...) » 2.

 Excess Profit Rulings

Selon la Commission européenne, le régime belge dit « d’exonération des bénéfices excédentaires » octroyés via des rulings (décisions administratives individuelles) viole les règles européennes qui interdisent aux États membres d’octroyer des aides à certaines entreprises.
La Commission reproche à la Belgique d’avoir fait profiter, au moyen de ces rulings, certaines entreprises multinationales d’un régime fiscal plus avantageux que les règles fiscales généralement appliquées aux sociétés. Selon la Commission, le régime belge aurait permis à ces multinationales de réduire fortement leur base imposable (de 50 à 90 %) par rapport aux entreprises qui ne font pas partie d’un groupe multinational. Par conséquent, ces entreprises multinationales auraient économisé environ 700 millions d’euros d’impôts (près d’un milliard, selon les dernières estimations de l’État belge).
La Commission réclame à la Belgique de récupérer cette somme auprès des entreprises concernées. Précisons que, depuis février 2015, la Belgique a suspendu son régime fiscal d’exonération des bénéfices excédentaires. L’État belge conteste toutefois la décision de la Commission, au motif principal que le régime serait justifié par le souci d’éviter la double imposition internationale. Il est très probable qu’il revienne à la Cour de justice de l’Union européenne de trancher la question. #


Pour plus d’informations à ce sujet, voir le communiqué de presse de la Commission européenne : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-42_fr.htm

Vers une « Union fiscale » ?

Malgré les domaines variés dans lesquels l’Union européenne est intervenue en matière fiscale, on ne peut pas encore vraiment parler d’ « Union fiscale » à part entière, en tout cas pas dans le sens d’une Union européenne avec des impôts communs et un budget financé par ceux-ci. Cela semble pourtant une étape indispensable – et décisive – vers une véritable Union capable de développer des politiques d’investissements et de solidarité à l’échelon européen. Mais même si on en est loin, certains signaux laissent penser que les choses évoluent positivement.
Au niveau de la Commission européenne, on peut citer la proposition d’adopter une « assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés ». Cette proposition, introduite en 2011 et dont une nouvelle version est annoncée pour 2016, vise à avoir des règles fiscales communes concernant la détermination des bénéfices à l’impôt des sociétés des groupes multinationaux. Cette proposition n’implique pas une harmonisation totale de l’impôt des sociétés. Au contraire, chaque État membre conserverait la possibilité de définir son propre taux d’imposition. Il s’agirait toutefois d’un pas supplémentaire vers l’harmonisation de la fiscalité européenne, car une telle initiative limiterait grandement la possibilité pour les groupes multinationaux de déplacer, via des montages artificiels, des bénéfices générés dans un État vers ceux à fiscalité plus basse. En effet, la répartition des bénéfices imposables entre États membres serait déterminée à l’échelle européenne sur la base de critères objectifs, comme, par exemple, le chiffre d’affaires et la main-d’œuvre, rendant plus difficile la planification fiscale internationale pratiquée actuellement. Mais le chemin est ardu : en matière fiscale, chaque pas vers l’harmonisation nécessite l’accord unanime des 28 pays. Dans le contexte actuel de crise de l’intégration et de regain des nationalismes, cette condition d’unanimité peut facilement bloquer l’adoption de nouvelles règles fiscales à l’échelle européenne.
Plus récemment, à la suite de la crise financière, la Commission européenne a proposé l’adoption d’une directive en vue d’instaurer une taxe sur les transactions financières. Mais seuls 11 États membres 3, dont la Belgique, ont montré leur intérêt pour cette initiative. Pour cette raison, la proposition a été envisagée sur la base d’une procédure de coopération renforcée qui, comme son nom l’indique, permet à un nombre limité d’États membres de renforcer leur coopération sans devoir attendre l’accord de l’ensemble des autres pays.

Lutte contre la fraude

Mais les progrès les plus tangibles vers une plus grande justice fiscale internationale ont été réalisés dans le domaine de l’échange de renseignements fiscaux et de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales internationales. En effet, l’Union européenne est, avec l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), à l’avant-garde d’un mouvement global vers une plus grande transparence fiscale 4. Dès 2005, un système d’échange automatique d’informations concernant les intérêts de comptes d’épargne a été mis en place (la Belgique ne l’a toutefois mis en œuvre qu’en 2011). Ce système a été étendu, et, depuis 2016, il couvre les informations relatives à la plupart des catégories de revenus et, surtout, aux comptes bancaires, situés non seulement dans les États de l’Union européenne, mais aussi dans certains États tiers, dont la Suisse 5. Des initiatives sont également en cours pour développer des mécanismes similaires en matière d’échange d’informations concernant les entreprises.
Quant à la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales, l’Union européenne participe activement aux travaux de l’OCDE dans le cadre de l’initiative BEPS (Base erosion and profit shifting – « érosion de l’assiette fiscale et transfert de bénéfices »), qui vise à empêcher les entreprises multinationales de tirer profit de l’absence de coordination entre les systèmes fiscaux nationaux 6. Ainsi, en janvier 2016, la Commission européenne a publié le « Paquet sur la lutte contre l’évasion fiscale », où sont proposées de nouvelles règles pour lutter contre les abus fiscaux et la planification fiscale agressive 7.
Certes, une plus grande transparence et une lutte plus efficace contre la planification fiscale internationale ne permettront pas seules d’arriver à une « Union fiscale ». Ils représentent toutefois un aveu de la part des États que le jeu de la concurrence fiscale est dommageable pour chacun d’eux, et encore plus pour l’Union dans son ensemble. C’est une première étape vers une idée de « solidarité fiscale européenne ». Espérons que cela ne soit pas la dernière. #

Edoardo Traversa est professeur à l’UCL,
Alice Pirlot est aspirante FNRS et doctorante à l’UCL

credit photo : Alf Melin


1. Arrêt Imfeld et Garcet (C-303/12), Cour de justice de l’Union européenne, 12 décembre 2013, disponible sur www.curia.europa.eu et Circulaire administrative n° 27/2014 du 1er juillet 2014, disponible sur www.fisconet. be. Voir aussi : Edoardo Traversa et Linda Traversa, « Libre circulation des travailleurs et avantages fiscaux à l’impôt sur le revenu : deux histoires de famille belgo-allemandes », in Philippe Gosseries, Marc Morsa (éd.), Le droit du travail au XXIe siècle. Liber amicorum Claude Wantiez, Larcier, 2015, pp.627-640.
2. Voir : http://ec.europa.eu/europe2020/pdf/csr2016/cr2016_belgium_fr.pdf (en particulier les pages 6 et suivantes.)
3. Aujourd’hui 10, car l’Estonie s’est retirée en décembre 2015.
4. Voir les travaux du Forum mondial sur la transparence fiscale, créé à l’initiative de l’OCDE (http://www.oecd.org/fr/sites/forummondialsurlatransparenceetlechangederenseignementsadesfinsfiscales/).
5. Plus d’informations disponibles sur le site de la Commission européenne : http://ec.europa.eu/taxation_customs/taxation/tax_cooperation/mutual_assistance/direct_tax_directive/index_fr.htm
6. Voir : http://www.oecd.org/fr/ctp/beps.htm
7. Voir : http://ec.europa.eu/taxation_customs/taxation/company_tax/anti_tax_avoidance/index_fr.htm

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