Charles Michel 2copyright European CouncilDérives autoritaires, mise à mal du principe de la séparation des pouvoirs, surveillance de masse, dépenses futiles… Auprès des acteurs interrogés dans ce numéro, le bilan du gouvernement Michel se révèle assez sombre. Pascal Delwit et Jean Faniel, respectivement professeur de science politique à l’ULB et directeur du Centre de recherche et d’information socio-politiques (CRISP), nous aident à décoder les politiques menées par ce gouvernement et en décortiquent ses spécificités.

L’une des caractéristiques principales de la vie politique belge tient dans la complexité de son système. Cela s’explique notamment par la multiplication des clivages auxquels elle fait face et par la manière dont ceux-ci sont entrelacés : axe gauche-droite, axe « communautaire », progressistes versus conservateurs... Au final, il en découle des fresques hautes en couleur. À l’aide de ces cadres d’analyse, Pascal Delwit et Jean Faniel décryptent les caractéristiques du gouvernement de Charles Michel.

Asymétrie linguistique

La première constatation sonne comme une lapalissade : ce gouvernement fédéral est un gouvernement flamand. Au niveau de sa composition, il est clairement déséquilibré d’un point de vue linguistique. Pascal Delwit va même plus loin : « Le débat gouvernemental, les citoyens francophones ne le voient pas ! Si vous ne lisez pas la presse néerlandophone, si vous ne regardez pas les émissions de la VRT ou de VTM, vous ne percevez pas la subtilité des débats, car ils ne sont que peu traduits dans la presse francophone vu qu’ils n’opposent que des partis néerlandophones. Le principal parti du gouvernement, c’est la N-VA, c’est elle qui dicte la tonalité, la communication. D’une certaine manière, sur plusieurs dossiers, les ministres francophones doivent d’ailleurs se positionner par rapport à l’aile flamande. C’est un gouvernement très flamand, mais c’est assez logique au vu de la proportion des parlementaires qui composent la majorité. » Et de rappeler également que : « C’est la première fois que l’on gouverne avec une telle asymétrie linguistique. Cette situation ne peut se produire qu’avec une asymétrie dans le rôle linguistique francophone. C’est un choix de départ qui va peut-être amener le spectre francophone à s’interroger sur l’intérêt du destin de la Belgique. » Jean Faniel insiste sur une autre conséquence de cette composition politique : « Pour la première fois, aucun parti du côté francophone ne peut faire le lien entre les gouvernements des entités fédérées et mettre de l’huile dans les rouages. Vu le fédéralisme assez poussé en Belgique, c’est assez problématique. »

À droite toute

Lorsqu’il s’agit de classer ce gouvernement sur l’axe gauche-droite, guère de surprises. Tant Pascal Delwit que Jean Faniel le situent bien à droite. Pour le directeur du CRISP, les mesures socioéconomiques prises par celui-ci (lutte contre la fraude sociale, saut d’index...) sont « des mesures relativement classiques pour un gouvernement de droite. Une des singularités de l’équipe de Charles Michel, c’est qu’à l’inverse des gouvernements qui l’ont précédée depuis 25 ans (et qui comprenaient des socialistes), elle ne s’embarrasse plus de donner l’impression qu’elle est juste avec tout le monde ». On se retrouve même, selon le professeur de l’ULB, « avec les quatre partis qui sont les plus à droite de l’échiquier politique en Belgique (hormis le Vlaams Belang), même si chacun présente des variantes. Au niveau socioéconomique, c’est clair : c’est un gouvernement qui mène une politique budgétaire de droite et qui juge que la relance en Belgique passera par l’amélioration de la compétitivité des entreprises. C’est son pari pour relancer structurellement le PIB et l’économie belge. Il y a un parallèle avec ce qu’on a pu observer entre 1981 et 1987, sous les derniers gouvernements de Wilfried Martens ». Pascal Delwit y voit une forme de rupture : « Le gouvernement Michel est sorti des codes habituels de la vie politique. Auparavant, on gouvernait au centre-droit, au centre-gauche ou au centre, quelle que fût la composition de l’exécutif. Une des nouveautés de cette coalition, c’est donc une forme d’exercice majoritaire du pouvoir. Il n’y a pas d’éléments de temporisation. C’est singulier pour la Belgique. »

Une politique en trompe-l’œil

Dans de nombreux domaines, Charles Michel et son équipe ont tenté de justifier leurs réformes par le sceau de l’efficacité budgétaire. Faire plus, avec toujours moins. Avec un objectif en ligne de mire : rétablir l’équilibre budgétaire au plus vite. Jean Faniel abonde dans ce sens : « Les objectifs du gouvernement sont l’austérité et la réduction des moyens de l’État. Le CD&V, plutôt sous l’angle de la bonne gestion et de la réduction de l’endettement, tandis que les libéraux (Open VLD/MR) et la N-VA militent davantage pour la réduction des recettes de l’État via des concessions aux entreprises et aux patrimoines plus importants. » Pascal Delwit ne partage pas totalement cette analyse : « C’est un gouvernement qui prend des mesures qu’il juge importantes, comme le saut d’index, l’allongement de l’âge légal de la pension, la réduction des prestations dans la sécurité sociale, le tax shift... Mais il le fait sans tenir compte de l’impact budgétaire et mise sur « l’effet retour » de toutes ces mesures. Or, pour le moment, tous les signaux budgétaires sont au rouge ! Et les parlementaires qui connaissent bien ces enjeux, y compris dans la majorité (comme Eric Van Rompuy [CD&V]), ne disent pas autre chose. En fait, l’objectif de ce gouvernement est d’adopter les mesures qu’il estime justes pour les secteurs qui le soutiennent. Et si, comme on peut le supposer, le budget en vient à être fortement impacté, les déficits seront comblés par une réduction de la sécurité sociale. Sur l’aspect budgétaire, on est en donc en décalage par rapport au discours de campagne de la N-VA. » Au passage, Pascal Delwit en profite pour tordre le cou à un canard : « On dit souvent que la gauche est dépensière et que la droite est économe, mais quand on observe les résultats, on se rend compte que ce n’est pas le cas. Ainsi, entre 1981 et 1988, la dette publique belge s’est fortement creusée. Et l’essentiel du désendettement s’est fait entre 1993 et 2007, années durant lesquelles la seule famille politique restée au pouvoir fut la famille socialiste. La Belgique est le seul État de l’Union européenne qui s’est désendetté au cours de cette période-là... avec un gouvernement de centre-gauche ! »

« Pour le moment, tous les signaux budgétaires sont au rouge ! »

Questions de société

Si la classification de ce gouvernement à droite de l’échiquier socioéconomique n’a rien de bien étonnant, qu’en est-il de sa vision sociétale ? En la matière, Pascal Delwit propose une double clé de lecture : un clivage qui permet d’appréhender le rapport à l’Autre de ce gouvernement, selon un axe « ethnocentrisme (fermeture à l’Autre) versus universalisme (ouverture à l’Autre) » ; le second qui concerne davantage les questions de société (euthanasie...) selon une approche « ouverte » ou « fermée ». Sur cette base, le politologue estime que : « De manière générale, c’est un gouvernement qui est plus proche du pôle « ethnocentrique » que du pôle « universaliste », avec, en son sein, la N-VA qui donne le ton. Ce n’est d’ailleurs pas anodin si ce parti se retrouve avec des ministères clés comme celui de l’Intérieur, l’Asile et la Migration et la Défense. Il y a chez eux une forte affirmation rhétorique et sémantique de fermeture à l’Autre, qu’il soit réfugié ou de confession musulmane. Bart de Wever est d’ailleurs le premier à avoir remis en cause la Convention de Genève. Mais dans ce gouvernement il y a bien sûr des différences : le CD&V prône tendanciellement une posture plus universaliste. » De manière un peu provocatrice, nous avons demandé à Jean Faniel si, au vu de leur politique migratoire, Theo Francken et consorts ne menaient pas une politique d’extrême droite. Selon lui, « pareille politique vise sciemment à faire régner une dictature exacerbant les tensions et les inégalités. Et je ne pense pas que l’on puisse dire cela du gouvernement Michel. C’est plutôt un gouvernement de ‘‘droite dure’’ ».
Au niveau des questions éthiques (euthanasie...), les avis convergent : ces questions ont été évacuées par l’équipe Michel. Pour Jean Faniel, la raison en est assez simple : « Ces dossiers (avancée des droits des homosexuels, euthanasie, etc.) sont souvent l’apanage de gouvernements à majorité socialiste (Hollande, Zapatero...). Ceci s’explique par le fait qu’à leurs yeux, ces thématiques semblent être devenues les seules sur lesquelles ils peuvent encore avoir des résultats. Sur les matières économiques, ils se sont par contre rendus impuissants pour changer la donne. Mais le gouvernement Michel peut, lui, se concentrer sur les questions socioéconomiques vu qu’il peut avancer dans le sens qui est le sien et sait qu’il va engranger des résultats. A priori, il n’a donc pas besoin de se prononcer sur les questions éthiques. » Il n’en reste pas moins que, lorsqu’on lui demande de dresser malgré tout le portrait de ce gouvernement dans ces matières, le directeur du CRISP estime que « ce pouvoir exécutif n’est pas réactionnaire, car il ne revient pas en arrière sur ces questions. Par contre, on peut le qualifier de conservateur parce qu’il ne cherche pas à modifier l’état actuel des choses ». Pascal Delwit nuance : « La N-VA s’est, par exemple, prononcée en faveur de l’extension de l’euthanasie aux mineurs. »

Autoritarisme ?

Au cours de nos entretiens, de nombreux acteurs associatifs ont fait état de leurs vives inquiétudes : selon eux, le principe (fondamental en démocratie) de la séparation des pouvoirs est mis à mal depuis l’avènement de Michel Ier. De là à y voir une dérive autoritariste ? Jean Faniel estime que : « C’est un gouvernement qui, comme ses prédécesseurs, se repose fortement sur sa majorité au Parlement pour avancer. Mais il va encore plus loin dans cette logique. Sa considération à l’égard de la Chambre des représentants ne semble pas immense. En ce qui concerne ses relations avec le pouvoir judiciaire, on peut constater que l’exécutif réduit sensiblement les moyens de la Justice. Mais il est important de se rappeler que la grève quasi généralisée du secteur à laquelle on a assisté, s’est faite sous le gouvernement Di Rupo. Dès lors, Koen Geens ne fait que se placer dans le sillage du gouvernement précédent. Et ce constat peut être étendu à beaucoup d’autres domaines. Rappelons par exemple que le 19 novembre 2012, Elio Di Rupo avait ‘‘invité’’ à la Chambre les interlocuteurs sociaux à ne pas négocier de hausses de salaire au-delà de l’index. En quelque sorte, le gouvernement Michel n’a été qu’un cran plus loin en mettant en œuvre un saut d’index. L’équipe dirigeante a donc tendance à se placer dans la continuité de ce qui s’est fait dans le passé, mais d’appuyer sur certains éléments et de les pousser plus loin. » Pour son collègue, « le recul qu’on a pu observer au niveau des libertés individuelles n’est pas une singularité de cette coalition vu le contexte délicat au niveau sécuritaire. Mais le plus problématique, c’est l’entretien de ce contexte anxiogène. L’intérêt de maintenir des militaires en rue me laisse dubitatif ».


« C’est sans doute l’un des premiers exécutifs qui gouverne contre les deux principaux syndicats belges. »


Un travail de sape

Au sein des mouvements sociaux et la société civile, le ressenti est assez net : ce gouvernement passera en force, coûte que coûte. Chercherait-il à briser le modèle social belge ? Pour Pascal Delwit, c’est incontestable : « Cette volonté existe dans la majorité du patronat flamand. Par rapport au gouvernement précédent qui tenait compte des francophones et des néerlandophones, de la gauche et de la droite, des médecins et des mutualités, de la FEB 1 et des syndicats, on voit bien ici qu’on ne tient plus compte que de la FEB, du VOKA 2, des médecins... et c’est tout ! » Selon notre interlocuteur, c’est une des spécificités de cette coalition : « C’est sans doute l’un des premiers exécutifs qui gouverne contre les deux principaux syndicats belges, malgré le lien qui subsiste entre l’ACV-CSC et le CD&V. L’ACV n’obtient en effet que des choses ‘‘défensives’’. » Jean Faniel partage l’avis de son confrère : « Presque à chaque fois, le gouvernement a retouché les accords conclus entre interlocuteurs sociaux. Cela nous renvoie à la logique d’un gouvernement qui se veut majoritaire et souverain. C’est une manière de procéder qui rejoint la volonté des deux partis libéraux et cela permet à la N-VA de montrer que le système belge n’a pas besoin de s’encombrer de toute la concertation (sociale ou autre)... »
Pourtant, face aux projets socioéconomiques de cette coalition, les mobilisations sociales et syndicales de ces derniers mois figurent parmi les plus importantes de l’histoire sociale de notre pays. Tout ça pour rien ? Pour Pascal Delwit, « le gouvernement a pris le risque de gouverner contre la mobilisation sociale. C’est un élément qui révèle l’affaiblissement du syndicalisme et du lobbying des mouvements sociaux ». Jean Faniel tire, lui, d’autres conclusions : « Mettre 100.000 et 120.000 personnes dans la rue, c’est faire preuve d’une grosse capacité de mobilisation. Mais, à aucun moment, les syndicats n’ont déclaré vouloir renverser ce gouvernement. Ils ont plutôt cherché la négociation. Il est donc difficile de savoir si les syndicats seraient en mesure de le renverser puisqu’ils ne se sont pas donné cette ambition... Mais ce n’est pas à moi qu’il revient de dire s’ils auraient dû l’avoir ou non. »
Et Pascal Delwit de conclure : « Pour moi, si le gouvernement doit tomber, cela viendra de l’intérieur, si et seulement si la N-VA le désire. C’est-à-dire si Bart De Wever estime, vers la fin de l’année 2016, que l’essentiel de ce qu’il souhaitait mettre en œuvre au niveau socioéconomique est réalisé. Il pourrait alors décider de raccourcir la période d’attente pour une campagne électorale de type communautaire. » #

credit photo : European Council


1. Fédération des entreprises de Belgique.
2. Le VOKA est un organisme qui regroupe des employeurs flamands.

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