Interview Michel Claise c Dieter Telemans 2Dans son ouvrage Essai sur la criminalité financière, le juge Claise passe en revue toutes les formes de criminalité financière qui gangrènent notre société et pillent les caisses de l’État. Surtout, il lance un cri d’alarme : l’ampleur du phénomène est telle qu’il est grand temps d’agir. Pourtant, le monde politique semble sourd aux appels de ceux qui luttent contre l’argent sale. Au détriment d’une justice fiscale. Entretien.


Comment définiriez-vous la grande criminalité financière ?

Pour moi, il n’y a pas, à proprement parler, de grande criminalité financière. Il y a plutôt une criminalité financière qui part du plus petit niveau, celui du simple travail « au noir » pour un travail de plomberie, jusqu’au plus haut niveau, celui du financement du terrorisme. Entre les deux, il y a, comme pour un escalier, toute une série de marches et de paliers : faux et usage de faux, corruption, prise illégale d’intérêts, évasion de fonds occultes vers les paradis fiscaux, blanchiment d’argent, fraude à la TVA, etc. Pour faire simple, je définirais la criminalité financière comme tout ce qui touche au profit illicite.
Avec le temps, on se rend compte que cette criminalité a largement évolué depuis les premières approches sociologiques ou criminologiques de 1930. C’est à l’époque qu’apparaît pour la première fois le terme de « criminalité en col blanc ». Celle-ci concernait alors plutôt le banquier ou le comptable. Aujourd’hui, cette criminalité financière se cache derrière nombre de grandes infractions violentes, comme le trafic d’êtres humains, le trafic de stupéfiants, le proxénétisme ou, mal endémique de ce XXIe siècle, le terrorisme. Il s’agit d’un problème majeur, d’une ampleur totalement inédite et auquel il est urgent de s’attaquer.

Est-il possible de chiffrer son ampleur ?

En se basant sur les analyses d’institutions internationales comme les Nations Unies (ONU), la Banque mondiale ou l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), on peut estimer que la criminalité financière annuelle dépasse les 6 % du PIB mondial ! Mais ce chiffre est probablement sous-évalué puisqu’il se base bien évidemment sur des activités clandestines, qui, par nature, ne sont pas toutes connues. En termes de montants, on peut également citer ceux de la fraude et de l’évasion fiscales. Ils engendrent chaque année, dans l’Union européenne, une perte de recettes fiscales potentielles proche des 1.000 milliards d’euros. Soit un coût annuel d’environ 2.000 euros pour chaque citoyen européen !
Une autre criminalité qui frappe l’Europe, c’est celle du carrousel TVA 1. Elle est, quant à elle, extrêmement facile à chiffrer. Dans ce domaine, le déficit des États européens flirte avec les 350 milliards par an. Sur ce plan, la Belgique s’en sort avec les honneurs parce que nous avons une police qui fonctionne extrêmement bien et qui nous a permis de limiter à 40 millions par an cette perte de l’État. À titre de comparaison, en France, on approche des 32 milliards !
Globalement, ce qu’il est important d’ajouter, c’est que le phénomène d’argent sale est exponentiel puisqu’il fait continuellement des petits... Il faut aussi savoir que cet argent sale est souvent blanchi par des oligarques qui détiennent de grandes sociétés et de gigantesques portefeuilles d’actions. Cela en dit long sur la manière dont les États et les populations se voient privés de sommes gigantesques qui devraient leur revenir. J’ose parler de drame. De drame humanitaire.
Le drame n’est-il pas que la finance échappe totalement au politique ?
Exactement ! La crise de 2008 l’a clairement démontré : le monde financier a pris possession de la super puissance mondiale en réussissant à mettre le politique de côté. Un autre exemple, qui n’est pas de l’ordre de la criminalité financière, mais est tout à fait caractéristique de cet esprit, c’est le TTIP 2. Il s’agit ni plus ni moins de la perte de la souveraineté des nations. Si ce traité passe, il sera juridiquement possible de reprocher à des pays d’avoir pris une réglementation ou une loi qui touche aux intérêts privés de grandes sociétés. Celles-ci pourront alors demander des dommages et intérêts à un État en sollicitant l’intervention d’un tribunal arbitral ! Cela dépasse l’entendement...

Pourquoi est-il si difficile de lutter contre ce type de criminalité ?

L’une des raisons, bien sûr, c’est la complexité du phénomène, ce qui nécessite l’engagement de profils ultraspécialisés. Mais au-delà de cela, je m’interroge sur la réelle volonté du politique à agir. Pourquoi, ici comme ailleurs, la lutte contre la criminalité financière est-elle, depuis tant d’années, le parent pauvre de la police et de la justice ? C’est la véritable raison pour laquelle j’ai écrit mon livre. Car je n’avais pas de réelle réponse à cette question. Est-ce de la négligence ? De l’incompétence ? De l’aveuglement ? J’espère surtout que ce n’est pas voulu... Cette inaction conduit parfois à penser que les dirigeants du système néolibéral que nous connaissons ont estimé qu’il était préférable de laisser vivre cet argent sale pour participer au redressement de l’économie. En tant que citoyen, je ne peux pas l’admettre.

Une autre difficulté n’est-elle pas qu’il faut agir au niveau mondial pour être efficace ?

Bien sûr. Mais, d’un autre côté, il y a un remarquable travail qui est réalisé par les institutions internationales, à commencer par l’ONU, l’OCDE... En 2013, le Parlement européen a également fait des recommandations qu’il faudrait reprendre in extenso pour lutter efficacement contre la corruption. Sans aucun résultat ! Idem dès 2004, après les attentats de Madrid : l’UE a émis une recommandation dans laquelle elle prônait la création de cellules spécialisées pour lutter contre le terrorisme via l’angle financier. Plus de dix ans après, on n’est toujours nulle part.
En Belgique, l’extension du cadre des magistrats antiterroristes vient d’être publiée, mais on n’y trouve aucune trace d’un profil financier ! C’est aberrant ! Si nos juges s’en sortent très bien en matière de micro-financement, le macro-financement nécessite, lui, des magistrats capables de perquisitionner dans les banques, d’analyser les dénonciations de la CTIF 3, etc. C’est un travail hautement spécifique qui ne semble pas être une priorité...

Que faire pour que le monde politique en fasse une véritable priorité ?

C’est LA question. Le citoyen doit secouer le politique. Mais ce n’est pas facile. Des études montrent que le citoyen est plus soucieux de voir les autorités lutter contre des actes dont le dommage est tangible. La fraude fiscale est plus abstraite, donc semble moins grave et donc non prioritaire. Mais si les citoyens avaient une meilleure connaissance des conséquences de la criminalité financière, de l’ampleur du phénomène, des sommes qui pourraient être récupérées par l’État, je ne doute pas qu’il ferait plus pression sur le politique. Peut-être qu’alors, les moyens seraient enfin suffisants pour lutter efficacement contre ce système qui nous broie. Au lieu de cela, nos autorités passent leur temps à placer des blackbox dans les restaurants, à chasser le chômeur...

Les récentes révélations sur les « Leaks » 4 peuvent-elles participer à cette prise
de conscience citoyenne ?

Tout à fait ! Regardez ce qu’il s’est passé en Espagne : le mouvement des Indignés est né suite aux scandales de corruption qui touchaient le gouvernement en place. Le parti Podemos s’est alors créé sur cette base, avec le succès électoral que l’on connaît ! Après la sortie de mon livre, de nombreux lecteurs m’ont écrit pour savoir ce qu’ils pouvaient faire pour que les mentalités changent chez nous. Je leur ai cité l’exemple espagnol... Je rêve de cette prise de conscience collective un peu partout en Europe.
Chez nous, la réaction citoyenne viendra peut-être quand on se rendra compte qu’au lieu de lutter contre l’argent sale, le gouvernement diminue les pensions, augmente les taxes, touche aux piliers de la démocratie que sont l’enseignement, la justice, la médecine et la culture. La population réagira enfin quand elle aura pris conscience de l’impact de ces 35 milliards d’euros par an qui filent vers les paradis fiscaux... En Belgique, à part renforcer un peu l’Inspection spéciale des impôts (ISI), la coalition « suédoise » n’a strictement rien fait contre la criminalité financière, alors que le précédent gouvernement, sous l’impulsion de John Crombez allait, pour une fois, dans la bonne direction.

En quoi l’approche de John Crombez était-elle positive ?

Son travail au sein du Collège de la lutte contre la fraude fiscale et sociale fut remarquable. Il a compris qu’il fallait coupler les deux phénomènes. Au total, il a pris 127 mesures qui visaient autant le dumping social que les paradis fiscaux. Mais l’Open VLD a tout fait pour le freiner sous prétexte qu’il touchait « à leur zone de confort ». Ce n’est pourtant pas compliqué de comprendre que lutter contre la criminalité financière, c’est casser la concurrence illicite entre l’argent propre et l’argent sale...
Avant John Crombez, il y a aussi eu l’excellent travail de la commission de Donnéa, à la fin du gouvernement Leterme. Celle-ci prônait notamment la coordination des différents acteurs dans la lutte contre la fraude ainsi que de plus grands moyens financiers. Encore une fois, aucune des mesures préconisées n’a été mise en œuvre...

La transaction pénale 5 est-elle une mesure efficace pour lutter contre la criminalité financière ?

Au niveau du principe, je considère que la transaction pénale est une profonde injustice... avec laquelle je suis pourtant d’accord ! L’idée, à la base, est de mettre fin aux poursuites pénales engagées à l’encontre de l’auteur d’une infraction, moyennant le paiement d’une certaine somme d’argent au profit de l’État. Si de nombreux faits délictueux peuvent être sujets à cette transaction pénale, ne soyons pas dupes, elle vise surtout les délits financiers. Elle privilégie donc les plus fortunés. Ce qui est profondément injuste. Mais cela permet à l’État de toucher relativement rapidement de l’argent qu’il aurait du mal à récupérer sans cette disposition. Je pense toutefois qu’il faut aménager la transaction pénale, notamment en l’accompagnant d’une reconnaissance de culpabilité et d’une inscription sur le casier judiciaire de l’auteur. Cela permettrait de retenir la récidive en cas de nouveaux faits. Autre adaptation : il faudrait pouvoir augmenter les montants des amendes. Enfin, le parquet devrait avoir la possibilité de vérifier l’origine des fonds payés à l’État. Imaginez que certaines transactions pénales sont en fait une occasion de blanchir de l’argent !

Un mot aussi sur la déclaration libératoire unique (DLU), qui a permis à de nombreux Belges de rapatrier leurs avoirs placés en Suisse, au Luxembourg...

Voici aussi une merveilleuse machine à blanchir ! En plus, elle porte sur les intérêts et non sur le capital. C’est à nouveau une disposition injuste, mais qui permet de rapporter de l’argent à l’État. Je préfère encore la transaction pénale. Mais dans ce phénomène général, on ne se rend pas assez compte de la facilité avec laquelle on peut braquer l’État...
J’en ai assez qu’on ne cible que les petites gens. Je souhaite une société sociale ! Or la criminalité financière est le plus grand ennemi d’une société sociale et égalitaire.

Très concrètement, quelles réformes faut-il urgemment mener au niveau belge ?

Premièrement, une simplification des règles en matière fiscale et sociale permettrait une plus grande sécurité juridique. Deuxièmement, je prône la nécessité d’étendre le concept de confiscation afin d’en faire une arme majeure dans la lutte contre le crime organisé. Il s’agirait notamment de faire en sorte que la confiscation des biens pour une personne condamnée du chef de blanchiment puisse aller au-delà du décès de la personne poursuivie. Cela permettrait de récupérer beaucoup plus de fonds. Enfin, sur un autre plan, je l’avais suggéré à John Crombez : il faudrait créer un secrétariat d’État dédié non pas à la fraude fiscale ou sociale, mais à la criminalité financière en tant que telle qui prendrait en charge les véritables patrons de la fraude. Le tout avec une interface « Justice-Intérieur-Affaires étrangères ». On gagnerait en efficacité. Car mon but, plus encore que de mettre tous ces criminels derrière les barreaux, c’est de faire en sorte que l’État et les citoyens récupèrent l’argent qui leur est volé, alors qu’il devrait servir à financer notre État social !


Propos recueillis par Nicolas ROELENS

credit photo : Dieter Telemans


1. Le carrousel TVA est une fraude à la TVA, impliquant plusieurs entreprises établies dans au moins deux États membres de l’Union européenne. La fraude consiste à obtenir la déduction ou le remboursement de la TVA afférente à une livraison intracommunautaire de biens, alors que cette TVA n’a été payée à aucun État.
2. Le TTIP est un grand projet d’accord commercial et d’investissement négocié entre les États-Unis et l’Union européenne dont l’objectif principal est de réduire les barrières tarifaires (droits de douane) et non tarifaires (réglementations environnementales...) entre ces deux régions du monde.
3. La CTIF est la « Cellule de traitement des informations financières ». Elle est chargée d’analyser les faits et les transactions financières suspectes de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme qui lui sont transmis par les institutions et les personnes visées par la loi.
4. Les Offshore Leaks (2013), Lux Leaks (2014) et Swiss Leaks (2015) sont des révélations faites par la presse de pratiques internationales de fraude fiscale.
5. Cette loi, votée à la hâte en 2011, a suscité la polémique. Selon certains, le texte aurait été adopté pour éviter des ennuis judiciaires au secteur diamantaire anversois ainsi qu’à un homme d’affaires kazakh.

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