Au travers des services publics, ce sont au moins deux modèles de société qui s’affrontent. L’une, libérale, prône la liberté d’action et la réduction de l’État à ses seules fonctions régaliennes. Dans cette optique, l’État se limite à faciliter la libre entreprise, laissant le « marché » se charger du peuple, s’il en trouve l’intérêt. L’autre, plus progressiste, veut que l’État fixe des règles de vie en société et que tout ce qui relève de l’intérêt général de la société soit géré par lui et dans le souci de tous. Les services publics se trouvent constamment redessinés au travers de ces deux doctrines. Aujourd’hui, il n’est pas vraiment question de savoir qui a raison et qui a tort. L’enjeu consiste plutôt à cerner, dans notre société du XXIe siècle, l’intérêt d’avoir des services publics et de s’interroger, entre autres, sur la manière de les gérer.
Une longue histoire
La notion de service public telle que nous la connaissons aujourd’hui est assez récente. Elle résulte principalement de rapports souvent conflictuels entre des visions opposées de la société.La Révolution française, en consacrant le principe d’égalité de tous devant la Loi, en a jeté les bases. Le Code civil napoléonien, en délimitant ce qui relève du privé et du public, en a tracé les frontières. À partir de là, et jusqu’à nos jours, l’évolution de nos services publics a coïncidé, en partie, avec la naissance et l’évolution des mouvements des travailleurs afin de prendre en charge les besoins d’une population devant s’adapter à l’avènement du capitalisme industriel. Le paroxysme fut atteint lors des « trente glorieuses », considérées comme l’âge d’or des États providences.
Quand la conjoncture est bonne, il y a un relatif consensus pour la prise en charge publique de certains besoins. Mais en temps de crise budgétaire, le service public est systématiquement remis en question. C’est évidemment le cas aujourd’hui, à l’heure où les politiques d’austérité se multiplient partout en Europe. La diminution des dépenses publiques touche de plein fouet les services publics : réduction des effectifs, atteintes progressives aux acquis sociaux (suppression de primes, limitation de la statutarisation, gel des promotions, privatisation...). En la matière, l’exemple de Bpost est malheureusement éloquent.
Le poids des mots
« Aucun mot n’est socialement neutre », écrit Pierre Bourdieu dans son ouvrage Ce que parler veut dire. Sociologiquement parlant, il explique que les mots cachent derrière eux toute une vision du monde, de la société, qui est celle de celui qui les utilise. Les critiques formulées à l’encontre du service public ne sont donc pas des éléments objectifs, mais bien des points de vue, des vues prises à partir d’un point qui est celui de ceux qui émettent les critiques.
Pour les tenants de l’économie libérale, le service public est ainsi vu comme une entrave au marché et comme trop coûteux pour la collectivité. Ils le jugent également inadapté à la société actuelle, avec des agents indéboulonnables au statut privilégié et dont la productivité est remise en cause. Pour les partisans de cette approche, il y a donc urgence de réformer ces services pour leur imposer rapidement les modes de gestion du secteur privé.
Passons en revue ces différentes critiques. Assurément, pour l’ouvrier qui cotise à la sécurité sociale, à la mutuelle, pour sa pension, etc., l’existence de services publics n’est pas trop onéreuse. Le coût de ceux-ci ne sera considéré comme élevé qu’au regard du salaire qu’il perçoit et qui, lui, est sans doute insuffisant pour faire face au coût actuel de la vie.
Considérer, par ailleurs, que les agents de la fonction publique sont indéboulonnables, c’est laisser entendre que parmi les travailleurs, il existe des catégories privilégiées qui ne rendent de compte à personne et qui peuvent faire ce qu’elles veulent, alors que d’autres sont soumises aux pressions constantes des crises du marché du travail. Cette « critique » veut donc instituer un sentiment d’injustice chez ces dernières. Il n’en reste pas moins que cette critique est infondée et indécente.
Elle est infondée, car les agents de la fonction publique belge ne sont absolument pas nommés à vie et exempts de tout licenciement. La fonction publique belge est régie par le droit administratif qui, très tôt, a prévu toutes les procédures pour encadrer les prestations des agents sous sa responsabilité. Théoriquement, un agent ne peut, sauf besoin exceptionnel, être sous contrat de travail, car l’administration n’est pas un cocontractant comme les autres. Elle peut à tout moment modifier une relation contractuelle afin de s’adapter aux fluctuations de l’intérêt général 1. Enfin, toutes les règles statutaires prévoient les conditions de fin de nomination en cas de faute ou d’incompétence à exercer la fonction. Il suffit de suivre la procédure 2.
La critique est également indécente, car en faisant croire qu’il y a des travailleurs privilégiés et d’autres moins, elle crée des divisions entre eux. Cela a pour effet de casser la solidarité interprofessionnelle que les mouvements syndicaux ont pu tisser. Faire de la législation belge du travail le fondement pour tenter de critiquer les agents de l’État, c’est masquer le fait qu’il existe des catégories de citoyens qui ne doivent pas travailler pour vivre et c’est faire croire qu’il est normal de faire du travail une valeur marchande régie par les lois du « marché ».
Enfin, estimer que le service public ne produit rien au motif que les services rendus sont difficilement quantifiables n’est pas juste en soi. Le service public est d’abord le lieu privilégié de l’interdépendance sociale. C’est le point commun à tous les citoyens : tous, nous avons besoin à notre niveau du service public. Les différentes crises économiques résultent schématiquement de la non-régulation de l’activité économique. Le service public, lui, est, au contraire, organisé de manière régulée. Il permet, par ailleurs, d’offrir un même service à tous, sans discrimination. Cette logique se situe aux antipodes de celle d’une économie de marché où seuls ceux qui peuvent monnayer le service l’obtiennent. Elle fait fi de la solidarité entre tous les citoyens et elle ne laisse pas d’autres choix au reste de la population que d’être laissée-pour-compte ou de s’organiser pour créer un monde meilleur.
À l’inverse, dans un système où l’économie est (partiellement) régulée et où des activités sont considérées comme relevant de l’intérêt général et ne sont pas soumises aux « lois du marché », chacun peut y avoir recours. Les services publics incarnent cette indispensable solidarité.
Pour terminer, on citera Adolph Wagner qui répondait, au XIXe siècle déjà, aux critiques libérales de l’existence des services publics que « l’intervention de l’État (les services publics [NDLR]) est particulièrement opportune là où la forme de production privée ne prend en compte que l’intérêt immédiat des agents économiques aux dépens des intérêts collectifs à long terme » 3. Il ajoute également que les services publics ont un rôle d’éducateurs sociaux dans la mesure où ils permettent d’assurer aux plus défavorisés l’accès à des biens culturels, à l’éducation, etc.
Plus particulièrement dans notre Belgique au cadre institutionnel particulier, les services publics assurent aussi la continuité de l’État et sont un vecteur de l’unité du pays. Il suffit de constater que le pays n’a jamais cessé de fonctionner malgré la désormais célèbre crise des 540 jours sans gouvernement.
« En Belgique, les services publics assurent aussi la continuité de l’État et sont un vecteur de l’unité du pays. »
Une inéluctable logique managériale ?
L’organisation scientifique du travail a, depuis ses débuts, pour finalité de servir l’entreprise privée en améliorant l’efficacité et la rentabilité. Il faut donc produire mieux et produire plus dans une logique d’économie de marché. L’objectif poursuivi, c’est de générer un profit maximum en diminuant les frais et les temps de production.Or le service public ne se marchande pas, car sa finalité première consiste à produire du lien social. Peut-on imaginer qu’un hôpital public soit géré comme une entreprise privée où on chercherait à optimiser le temps des toilettes et des soins aux malades pour que les infirmières puissent en faire plus et soient plus rentables ? En réalité, c’est (parfois) déjà le cas ! Dès lors, le lien social est rompu, la qualité du service est réduite, le patient ne se considère plus comme un être humain, mais comme un objet. C’est terriblement déshumanisant, mais c’est malheureusement inéluctable dès lors que le travail est considéré comme une marchandise.
Il faut donc impérativement changer ce cours des choses. Cela passe inéluctablement par un renversement des priorités, par la remise au centre du lien social comme évaluation du travail accompli. Pour y parvenir, il faut tout d’abord établir ce qu’une société est prête à allouer comme moyens budgétaires pour ses services publics. Ensuite, il faut déterminer ce qu’une société admet comme service de qualité et dégager des éléments qui permettent de mesurer celle-ci. Enfin, il faut déterminer une organisation du travail qui rencontre ces deux objectifs et qui suscite l’adhésion des agents. Opter pour une telle organisation est un renversement total de perspective, mais ce changement de cap est indispensable pour redonner du sens à une société qui nous oblige à vivre ensemble, mais qui, dans le même temps, nous pousse à être de plus en plus individualiste.
Quels services publics pour demain ?
Nos sociétés modernes ont vu le jour avec la révolution industrielle, les États-nations et l’explosion du capitalisme comme seul mode de vie valable.À l’image du monde animal, de nombreux théoriciens ont comparé (et certains le font encore aujourd’hui) nos États, les entreprises privées, les services publics à des organismes vivants. Cette comparaison est dangereuse, car elle sous-entend que l’adaptation à l’environnement est vitale sous peine de disparition. Cela légitimerait donc l’imposition de certaines pratiques. Mais c’est oublier que le milieu dans lequel existe une institution publique est issu (notamment) de choix politiques, qui sont le reflet de rapports sociaux. Aujourd’hui, c’est le modèle capitaliste qui s’est imposé. Mais ce modèle n’est ni naturel ni le résultat d’une quelconque création divine puisqu’il n’existe que depuis à peine deux cents ans. Nous pouvons (et devons) donc le changer afin de le faire évoluer vers un modèle de société plus solidaire.
Dans ce contexte, les services publics sont d’autant plus nécessaires qu’ils sont par excellence le mécanisme de redistribution homogène des contributions de chacun à la société (sous forme d’impôts) par le biais de services à la collectivité.
Les services publics de demain doivent être préservés de la logique marchande, y compris dans son aspect managérial. Mais pour être plus solidaires et plus humains, nous devons repenser leur organisation. Il faut décentraliser les services publics pour les regrouper dans des administrations « mixtes » 4 et les rapprocher géographiquement des citoyens, surtout dans les zones plus rurales où les problèmes de mobilité sont énormes. Il faut également rapprocher les agents de leur domicile, car cela va diminuer les frais de déplacement, augmenter le bien-être au travail et permettre de mieux faire coexister vie de famille et vie au travail. Il faut recentrer les missions sur les aspects opérationnels. Parallèlement à cela, il faut regrouper les différents services de supports (gestion du personnel, service logistique, informatique, etc.) afin de pouvoir réaliser des économies d’échelle. Cela implique donc un statut unique. Il faut également mettre en œuvre un mécanisme de formation continue tout au long de la carrière dont les qualifications ne seraient agréées qu’à l’interne. En effet, protéger tout un domaine d’activités de la marchandisation implique de protéger ses travailleurs et l’institution publique du marchandage de leurs compétences, de la fuite des cerveaux.
Il ne s’agit évidemment là que d’une esquisse. Le service public de demain se construira avant tout avec les représentants politiques, mais également avec les représentants des travailleurs et avec les bénéficiaires dans le souci de bâtir une société plus juste pour ceux qui la composent. Nos services publics devront également être stables tant dans leur forme que dans le temps pour offrir la sécurité et des services de qualité. En un mot comme en cent, les services publics doivent être le phare pendant la tempête, le repère de nos sociétés à la dérive. #
Xavier Lorent : Secrétaire permanent à la CSC Services publics
1. Patrick Goffaux, Dictionnaire élémentaire de droit administratif, Bruxelles, Editions Émile Bruylant, 2006.
2. Évidemment, comme tout administré, l’agent de l’État a le droit de contester les actes administratifs qui s’imposent à lui. C’est un principe de droit administratif de notre démocratie.
3. Adolph Wagner, Lehr und Handbuch der politischen Ökonomie, p.917.
4. La mixité dont il est ici question fait référence au fait qu’en Belgique, il y a certaines villes qui ne sont pas vraiment des zones rurales, mais qu’en termes de mobilité et d’accessibilité, elles ne sont pas non plus des zones urbaines à proprement parler.
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